Les «vérités» assénées par Frédéric Lefebvre ou Nadine Morano concentrent la rhétorique de l’avant-garde droitière française, celle qui, malheureusement, risque de dessiner la cartographie des débats si on ne la démonte pas auparavant.
C’est une ficelle bien connue des psychologues sociaux et des profs de marketing: qui veut faire ingurgiter un anaconda à autrui, doit d’abord lui faire avaler une couleuvre (une petite, puis une grosse, puis un cobra, un boa constrictor, etc.). La technique repose sur cette règle simple: si j’entends une proposition dont l’intensité d’aberration est n («entendre» au sens de: considérer que je puis la prendre au sérieux, éventuellement la discuter, et tenir son énonciateur pour un interlocuteur possible), je suis prêt à entendre une nouvelle proposition dont ce degré sera n+a (a étant 3, ou 4, etc., variant selon les sociétés et l’échelle de mesure). Donc, à force de couleuvres toutes plus aberrantes l’une que l’autre (n+2a, n+3a, etc.), on sera préparé à entendre cet énoncé de degré n+10a qui est tel que, quelques temps auparavant, on n’aurait jamais imaginé qu’il fût possible de le proférer sérieusement. Cette technique est excellemment employée par nos gouvernants. Plus exactement, comme dans un parfait casting, certains sont chargés de produire les couleuvres (Morano, Lefebvre, Estrosi, Ciotta, Vanneste, etc.), tandis que d’autres au contraire se tiennent en retrait (Amara, Fillon, Dati, etc.) et parfois rappellent qu’une ligne jaune a été franchie: mais justement, elle l’a été –tout est là– et désormais elle est tracée un peu plus loin…
Parmi ces énoncés stratégiques, on pourra citer les récentes déclarations de Frédéric Lefebvre: «Chacun sait qu’il y a un lien entre immigration et délinquance» (sur Europe1), ou de Nadine Morano sur ces Roms qu’elle a «vus» –«ce sont les faits»– droguer leurs enfants (dans une vidéo NouvelObs). On s’est indigné du contenu de ces déclarations, les estimant justement aberrantes, et de fait il y a quelques temps nul ne les aurait imaginées dans la bouche de politiques «modérés». Mais il vaut la peine d’en examiner la forme, parce qu’elles concentrent la rhétorique de l’avant-garde droitière française, celle qui, malheureusement, risque de dessiner la cartographie des débats –tel est le piège– si on ne la démonte pas auparavant.
1. Le «chacun sait», donc
Au fond il n’y a rien à répondre; c’est un fait qu’il y a des Français, et des étrangers, condamnés à des peines différentes pour des faits différents. Aucun énoncé général ne peut résumer cette réalité, sans cela nous vivrions dans un monde facile où tous les personnels de l’Ined, de l’Insee ou des départements de sociologie seraient au chômage. Mais bien sûr, chacun sait qu’il y a un «lien», de même que chacun sait qu’il y a un lien entre pauvreté et délinquance, entre immigration et pauvreté, mais aussi entre richesse et pouvoir, pouvoir et corruption, corruption et vice, pédophilie et homosexualité, enfants battus et parents violents, Thaïlande et prostitution, entre noirs et sport ou danse, juifs et commerce ou science, etc. Tous énoncés pour lesquels on n’aura pas de mal à trouver un fait singulier à mettre à son appui –par exemple toutes les «affaires» nommées par des noms propres (Polanski, Bettencourt, Mitterrand, etc.)– et qui souvent autorisent de faire étalage à peu de frais d’un supposé savoir.
Tout fait peut se voir opposer un autre fait: il y a des Tsiganes mendiants, et Django Reinhardt; des ministres escrocs, et Pierre Mendès France… Plus généralement, l’invocation du fait bien connu –«chacun sait»– peut toujours être renversé par un autre fait, car dans l’invocation, on ne prend pas la peine d’articuler des faits selon des rapports spécifiés (causalité, succession, condition, complémentarité, exclusion, etc.), condition minimale pour qu’ils prennent un semblant de sens. Et si les faits n’ont pas encore pris un sens, alors il n’y a pas vraiment de proposition, il n’y a pas de discours, il n’y a rien sur quoi discuter. Nos avant-gardistes de la politique ont beau jeu d’opposer sans cesse les «discours» (des bonnes âmes de gauche) aux «actes» (du Président): ils veulent ouvrir l’ère de la politique sans discours, celle dans laquelle les mots sont superflus parce qu’on pourrait passer sans transition du sentiment à l’acte (réforme, lois, interventions policières, expulsions, limogeage etc.). En ce sens, la forme même de leur rhétorique est bien plus menaçante que son contenu (contre lequel souvent il y a consensus, même à droite –mais justement, le fait que de tels énoncés fassent débat est lui-même inquiétant, parce qu’ils se placent à un terrain sur lequel il ne devrait y avoir aucun débat).
2. Le «lien»
Le «lien» est un mot qui désigne un vide de pensée, parce qu’il fait précisément l’économie de la réflexion sur la nature de ce qui lie (une corrélation statistique, un rapport de causalité, une co-occurrence temporelle, ou quoi?). Désigner un simple lien, finalement, ne dit rien –il y a un lien entre parapluies et machines à coudre puisqu’ils apparaissent dans le même fameux poème de Lautréamont. Il y a un «lien» entre tout et n’importe quoi, si bien qu’invoquer un lien sans dire lequel, c’est se revendiquer de la pure préférence subjective.
Pour Morano, cette préférence renvoie visiblement à son propre vécu: elle a «vu» des enfants drogués par leurs parents gitans. (Mais au fait, qu’eût-elle dit si elle avait vu des ministres voleurs?) Or s’il existe quelque chose comme un savoir, c’est que l’on ne s’en tient pas au vécu. On le replace dans un contexte, on l’inscrit dans un ordre de causes. Toute politique doit au moins prendre en compte cette connaissance, et ne pas simplement invoquer un vécu, au titre qu’il pourrait être partagé par beaucoup –et donc donner lieu à ce «chacun sait, pour l’avoir vu autour de soi...» qui fonde la démagogie. De tels propos augurent d’une ère où il faudra s’habituer à entendre nos responsables politiques se fonder sur leurs états d’âme pour légiférer.
3. Enfin, on notera combien les mots ne sont pas vierges
«Délinquance» fait penser à beaucoup de choses, mais pas à ces délits dont des gens comme Chirac, Banier, ou Balkany sont accusés, lesquels pourtant relèvent du même code pénal. Parce qu’au fond il y a, comme en témoignent les travaux de nombreux sociologues et historiens, une répartition sociale des «illégalismes». La probabilité qu’un individu commette un délit plutôt qu’un autre est sans doute conditionnée par sa place dans l’échelle sociale. Ce n’est pas un fait que «chacun sait», c’est un objet d’étude scientifique, dont on peut souhaiter par ailleurs qu’une action politique le transforme mais qui ne saurait être modifié sans justement qu’on en acquière préalablement une connaissance systématique.
Il y a 30 ans, Michel Foucault avança dans Surveiller et Punir l’hypothèse que l’invention même –au siècle dernier– de la délinquance comme catégorie juridico-psychologique, et celle des moyens de son traitement pénal-policier, visaient à gérer les classes dominées et simultanément protéger et dissimuler les «illégalismes» que commettent certains individus des classes dirigeantes (fraudes fiscales, corruption, etc.), lesquelles se situent sur une autre échelle financière. Et il est vrai que ces «illégalismes» ne rentrent pas dans les connotations que suscitent le mot «délinquance» (on pense à des braqueurs de banque ou des voleurs d’autoradio; même si les fumeurs de hasch et les infractions sur le papier, éventuellement les excès de vitesse, dominent d’ailleurs dans les statistiques…). Cette thèse dualiste de Foucault prend curieusement une actualité neuve, en cet été et cette rentrée où se superposent un scandale politique et financier majeur impliquant au moins un ministre, et –entre «mendicité agressive» et sanction des maires supposés laxiste– le lancement d’une offensive contre la «délinquance» encore inédite…
http://www.slate.fr/story/27451/chacun-ne-sait-rien-ou-les-ravages-de-la-rhetorique
Sem comentários:
Enviar um comentário