Anita Vega, Norma Tellier
Dans le secteur de la santé publique, la rentabilité de l’acte soignant est devenue la grande priorité. Les initiatives qui visent à créer du lien social à hôpital sont de plus en plus difficiles à porter. L’art, la pratique d’une discipline, la médiation artistique et culturelle, l’accueil de compagnies en résidence constituent des expériences concrètes qui améliorent la qualité de vie des patients. Elles sont malheureusement menacées par les logiques marchandes qui envahissent désormais l’hôpital.
Lieu de création atypique implanté dans un centre de gérontologie, le cas de la Blanchisserie est révélateur de cette évolution. En 1993, sur invitation du directeur de l’hôpital Charles Foix à Ivry-sur-Seine, des collectifs d’artistes pluridisciplinaires rejoignent le centre de soins pour y investir l’ancienne blanchisserie désaffectée. Depuis ce lieu, ils ont imaginé et mis en œuvre des interventions artistiques auprès des patients et du personnel soignant, dans les espaces de vie et les jardins de l’hôpital : déambulations musicales, ateliers d’art plastique, biennales d’art contemporain, pique-niques bucoliques, expositions photographiques, fanfares, concerts, représentations théâtrales, spectacles de danse... Un véritable temps de respiration pour les patients et le personnel soignant, source de rencontres. Les habitants des quartiers voisins ont également vécu cette transformation en participant aux évènements artistiques.
Madeleine Abassade est chargée de l’action culturelle à l’Institut psychiatrique Marcel Rivière de La Verrière (78). Depuis une vingtaine d’années, elle est à l’initiative de dizaines de projets culturels au sein de l’établissement. Convaincue que l’art, et plus spécifiquement la pratique artistique, sont vecteurs de sens et de vie pour les personnes hospitalisées comme pour celles qui ne le sont pas, elle nous livre sa réflexion.
Humaniser l’hôpital : chimère ou véritable ambition ?
La question de l’amélioration des conditions de vie a toujours été une préoccupation de l’hôpital et a revêtu des formes très variées. L’exposition « L’humanisation à l’hôpital – mode d’emploi » au Musée de l’Assistance publique – Hôpitaux de Paris (jusqu’au 20 juin 2010), s’en fait d’ailleurs l’écho. D’emblée, cette question a recouvert deux dimensions : la dimension matérielle – amélioration du cadre de vie en institution – et la dimension relationnelle qui consiste à accueillir et écouter autrement le malade. En revanche, à quelques exceptions près, elles n’ont pas été développées dans les mêmes proportions, ni avec les mêmes moyens. Priorité était donnée, au 19ème siècle, à la transformation des dortoirs, de 60 à 80 lits, en chambres doubles ou individuelles. Demain, ce souci de confort pourrait passer par la mise à disposition d’ordinateurs dans les chambres ou par la possibilité de garder son animal domestique avec soi. Pour autant, la dimension matérielle ne répond pas à tous les aspects de la prise en charge du patient.
La réflexion autour de la dimension relationnelle à l’hôpital s’est considérablement enrichie dans les années 1970 et c’est notamment à cette période que la notion du droit des malades a fait son apparition. De nouvelles initiatives visant à créer des passerelles avec la vie de la cité, à décloisonner les institutions hospitalières et à lutter contre l’isolement ont vu le jour. Le cas du Forum Jean Vignalou, au sein de l’hôpital Charles Foix est exemplaire. En 1988, après plusieurs années de persévérance, le psychologue Sylvain Siboni et le docteur Beck, chef de service, ouvrent ce lieu d’accueil de jour dédié aux patients atteints de la maladie d’Alzheimer et aux malades en situation de repli. Objectif : redonner goût à la vie. Plusieurs ateliers, animés par une équipe d’éducateurs spécialisés, permettent aux malades d’accéder à l’information, de pratiquer la poésie, la peinture, la cuisine, de partager un repas en commun et non seul dans sa chambre. Chaque jour est une petite renaissance.
Thé dansant inter-générationnel animé par l’association Les Mêmes (© Les Mêmes)
Suivant ce même mouvement, des artistes se sont implantés en milieu hospitalier. C’est le cas notamment dans les hôpitaux psychiatriques de Ville-Evrard, de La Verrière (Institut Marcel Rivière), d’Aix en Provence (centre Montperrin et son espace de création « 3bisF »), à l’hôpital gériatrique d’Ivry-sur-Seine (Charles Foix) ou au centre polyvalent de Bligny (Théâtre du Menteur). Chaque collectif tente à sa manière de « réinventer » la vie à l’hôpital, avec les patients et le personnel soignant. L’art, et plus spécifiquement la pratique artistique, est vecteur de sens et de vie pour les personnes hospitalisées, comme pour celles qui ne le sont pas.
En 1999, témoins de la pertinence de ces initiatives et dans l’espoir de les développer, les ministères de la Santé et de la Culture co-signent la convention « Culture à l’hôpital ». Son préambule énonce « la nécessité de faire de l’hôpital un lieu plus humain, ouvert à la cité ». Cette nouvelle « priorité » du secteur médical et hospitalier se traduit « par des politiques nouvelles visant à améliorer l’accueil et l’accompagnement des personnes hospitalisées et de leurs familles et à assurer au personnel soignant un cadre professionnel plus agréable. La culture peut jouer un rôle essentiel dans cette évolution. En dehors de tout objectif thérapeutique, elle participe à l’amélioration de l’environnement des personnes et contribue à favoriser la relation de l’hôpital avec l’extérieur. »
Prendre soin n’est pas rentable
Une décennie plus tard, tout a changé au nom du pragmatisme comptable. Les projets culturels initiés 30 ans plus tôt ont bien du mal à survivre. Le cas de la Blanchisserie le montre explicitement : au terme de quinze années d’activité, un changement d’orientation au niveau de la direction de l’hôpital public renverse la situation et entraîne le démantèlement progressif du lieu. Aujourd’hui, le collectif mène une lutte pour redéfinir sa présence dans l’hôpital et sauver l’espace artistique. Ce cas n’est pas isolé. D’autres collectifs d’artistes implantés dans des hôpitaux, comme celui de Ville-Evrard, subissent le même sort.
Pour le soignant, prendre un moment pour parler « de tout et de rien » avec son patient est devenu rare, cela ne rapporte pas. Pour être rentable, il faut au contraire produire de l’activité, comme procéder à des examens ou opérer : faire donc fonctionner le matériel médical dans lequel l’hôpital a investi. Hospitalisation courte ou longue, pathologie aiguë ou chronique, chacun demande pourtant de l’attention et souhaite que la machine s’arrête un instant. Le caractère mécanique et technique de l’hôpital peut devenir très anxiogène. Le soignant doit pouvoir cesser toute activité si besoin, et rester un moment au chevet du patient, sans se soucier de la logique comptable. Or c’est précisément ce temps de l’écoute et de l’échange – temps de parole et d’empathie qui échappe résolument à la catégorisation voulue de tout acte – qui est aujourd’hui en danger. Pourtant, la dimension relationnelle est au cœur du métier de soignant : le médecin et l’infirmière traitent d’abord avec des personnes en état de fragilité et de dépendance. La disparition de ce lien humain génère une profonde perte de sens pour la majorité du personnel soignant, questionnant ses fondements éthiques.
Logique marchande et perte de sens
Avec le lancement en 2007 de la Révision générale des politiques publiques (RGPP), l’équilibre des comptes est devenu la priorité des administrations de l’Etat. A l’hôpital, cette rationalisation des dépenses – déjà engagée dans les années 1990 – a pour effet pervers d’envisager l’acte soignant à l’aune de sa seule rentabilité. Symbole de cette approche économique de la médecine et de l’institution, la tarification à l’activité (T2A) a remplacé la dotation globale comme mode de financement des hôpitaux publics. Sa logique est simple : à chaque pathologie correspond une enveloppe, allouée par l’Etat, variable selon la durée du séjour. Plus la durée de l’hospitalisation s’allonge, moins l’hôpital perçoit d’argent des pouvoirs publics. Cette nouvelle grille tarifaire contraint l’hôpital à considérer le patient d’abord en fonction de ce qu’il rapporte : les pathologies ayant recours à des techniques médicales sophistiquées, et réclamant peu de jours d’hospitalisation, génèrent plus d’argent que les maladies chroniques, qui ne nécessitent pas ou peu d’opérations.
Action de protestation contre la fermeture de La Blanchisserie à l’hôpital Charles Foix d’Ivry - © Daniel Maunoury
Cette logique pourrait conduire à l’exclusion de certains malades jugés pas assez « rentables », ou au refus de prendre en charge les surcoûts liés à des complications. En ligne de mire : les personnes âgées, les malades en soins palliatifs et toutes les personnes atteintes de maladies longues. Cela apparaît, au regard de l’allongement de la vie, comme un véritable aveuglement face aux réalités de demain. L’un des fondements du modèle français de cohésion sociale – héritière de l’Ordonnance fondatrice de la Sécurité Sociale en 1946 et construite autour de l’idée que chaque individu qui vit en France doit avoir accès à la santé – est largement ébranlé.
Les suppressions massives d’emplois au sein de l’hôpital public ne font qu’aggraver la situation. Benoît Leclercq, directeur général de l’Assistance Publique – Hôpitaux de Paris – les estime entre 3 000 et 4 000 d’ici 2012. L’ensemble des syndicats professionnels s’accordent à dire que la qualité des soins et l’accueil des patients seront sévèrement touchés par cette réduction de personnel. Ils rappellent qu’ils souffrent déjà, et dans de nombreux établissements, de problèmes liés aux sous-effectifs.
L’approche financière renverse le fonctionnement éthique de l’hôpital public, fondé sur les notions d’hospitalité et d’accueil de tous les malades. Par la même occasion, elle met à mal toute tentative d’accompagnement par l’art et la culture des personnes hospitalisées et fragilise le lien qu’entretient l’hôpital avec la cité. L’hôpital fait partie de l’espace public et de la « vie normale », le couper de sa dimension sociale et culturelle reviendrait à réduire la personne malade à un objet de soin et le soignant à un technicien. Laisser faire, c’est reléguer au second plan ce qui fonde notre humanité.
Sem comentários:
Enviar um comentário