Les agrocarburants seraient-ils la solution miracle pour limiter les émissions de CO2 et réagir à l’épuisement des ressources pétrolières ? S’ils représentent une manne financière pour de grands groupes industriels, leur efficacité énergétique est loin d’être prouvée, et leurs conséquences sociales et environnementales sont déplorables. Pourtant, en investissant des centaines de millions d’euros dans cette filière, l’Etat français continue de miser sur ce qui semble bien être une escroquerie.
La cause est entendue, il faut réduire la consommation mondiale d’énergie fossile. Pour freiner le dérèglement climatique et se préparer à la raréfaction des réserves de pétrole, l’utilisation de ressources biologiques pour produire du carburant est considérée comme l’une des solutions-miracles. La France compte y consacrer plusieurs centaines de millions d’euros dans les années qui viennent. Mais ce choix est-il vraiment judicieux ?
La canne à sucre et le maïs sont dorénavant distillés en éthanol. Palmiers à huile, colza et soja sont, eux, transformés en biodiesel. La deuxième génération d’agrocarburants proviendra de n’importe quel résidu agricole : mauvaises herbes, parties des plantes impropres à l’alimentation, arbres et même l’huile de cuisine usagée. Bienvenue dans l’ère de l’indépendance énergétique pour tous, dans un monde où communautés agricoles et pays pauvres pourront bénéficier de la manne de l’or vert ! Mais attention aux désillusions.
L’Union européenne a conçu en décembre 2008 une directive fixant le seuil d’incorporation des agrocarburants dans la production dédiée aux transports à 10% d’ici 2020 dont plus de 5% d’ici 2012. Face aux critiques très vives, l’UE a reformulé cette obligation en transformant « 10% de biocarburants » en « 10% d’énergies renouvelables » et a ouvert la porte aux autres filières (éolien, solaire, hydraulique...). Les pays de l’Union ont donc le choix de la répartition entre la consommation d’agrocarburants [1] et la production d’électricité renouvelable pour atteindre leurs objectifs.
Le développement durable, pour les riches seulement
De nombreux mouvements tels que la Confédération paysanne, Peuples solidaires, le Réseau action climat ou Oxfam, dénoncent les agrocarburants. Du Brésil à l’Indonésie en passant par le Sénégal, petits paysans et communautés locales sont expropriés et nombre de forêts rasées pour faire place aux millions d’hectares de plantations de palmiers à huile, de soja ou de jatropha. Le Brésil est, depuis trente ans, en pointe dans la production d’éthanol à base de canne à sucre. Il est aujourd’hui le deuxième producteur d’agrocarburants derrière les États-Unis.
Si la canne à sucre est beaucoup plus efficace énergétiquement que le maïs, le colza ou la betterave utilisés dans les pays du Nord, les mouvements sociaux et écologistes locaux critiquent les effets néfastes d’un modèle tourné vers l’agrobusiness. La monoculture intensive de canne à sucre dans les États côtiers (Nordeste notamment) contribue indirectement à la déforestation en repoussant vers l’Amazonie d’autres types de productions, comme les vastes plantations de soja destinées à l’alimentation animale en Europe. Ce modèle, qui favorise les gigantesques exploitations, a ainsi expulsé de leurs terres 5,3 millions de personnes entre 1985 et 1996, générant la disparition de 941 000 petites et moyennes exploitations agricoles.
Les conditions de travail dans les plantations de canne à sucre sont souvent déplorables, dans un pays où l’esclavage agricole est encore une réalité pour des dizaines de milliers de personnes. En trente ans, les objectifs de productivité exigés des ouvriers agricoles travaillant dans les plantations de canne à sucre ont été multipliés par trois avec la mécanisation (entre 12 et 15 tonnes de coupe par jour et par travailleur). Si l’objectif n’est pas réalisé, le travailleur est renvoyé. Ce n’est pas demain que petits paysans et ouvriers agricoles bénéficieront du « développement durable » promis par l’avènement des agrocarburants.
L’or vert des multinationales
Au contraire des compagnies pétrolières, de l’industrie agroalimentaire, des entreprises de biotechnologie et des sociétés financières qui se frottent les mains. Les multinationales états-uniennes Cargill ou ADM [2] (négociants en grains et en produits alimentaires de base) contrôlent la production de matières premières agricoles sur de nombreux continents. Les entreprises de biotechnologie tels que Monsanto ou Syngeta investissent pour produire des plantes et des arbres répondant aux exigences des fabricants d’agrocarburants. « La révolution des agrocarburants accompagne les OGM. Cargill s’est par exemple associé avec Monsanto pour produire une nouvelle variété de maïs génétiquement modifié destiné à la fois aux agrocarburants et à l’alimentation animale, explique l’ONG Grain. Les nouveaux milliardaires et autres investisseurs, ainsi que les contribuables du monde entier, qui y participent par les subventions que leurs gouvernements distribuent au secteur, injectent des sommes énormes d’argent frais dans ces réseaux d’entreprises. Le résultat : une gigantesque expansion de l’agriculture industrielle mondiale et un contrôle renforcé des firmes. »
Au Guatemala, où la production d’agrocarburants est massive, les plantations sont aux mains de grands propriétaires et de multinationales qui entrent directement en concurrence avec l’agriculture vivrière locale. Les paysans sont expulsés parfois très violemment et les cours d’eau détournés. Au Nord-Ouest de la Colombie où la guerre de l’huile de palme fait rage, les petits paysans vivent depuis une dizaine d’année sous le régime de la terreur. Les populations sont évacuées de force de leur terre ou assassinées par les paramilitaires pour que des firmes y fassent pousser des monocultures d’huile de palme, converties ensuite en agrocarburants. Le gouvernement colombien ferme les yeux sur ces exactions et soutient une révision de la loi légalisant les expulsions. Au Brésil, le Mouvement des sans terre (MST) dénonce un « processus de recolonisation » des terres par des multinationales.
« Tout ceci n’est rien moins que la réintroduction de l’économie coloniale de la plantation redéfinie pour fonctionner selon les règles du monde moderne, néolibéral et globalisé » assène l’ONG Grain. Sans oublier l’efficacité très contestable de plusieurs types d’agrocarburants : en Asie du Sud-Est, la production d’une tonne de biodiesel tiré du palmier à huile dans les tourbières produit 2 à 8 fois plus de CO2 que la seule combustion de diesel de pétrole. Quant au Brésil, 80% des émissions de gaz à effet de serre du pays proviennent de la déforestation, conséquence indirecte de l’extension de la canne à sucre pour augmenter la production d’éthanol.
Une niche fiscale d’un milliard d’euros
Ce bilan lamentable semble pourtant rester lettre morte auprès du gouvernement français et de plusieurs collectivités territoriales comme la région Picardie. En France, les agrocarburants bénéficient depuis 1992 d’une exonération partielle de la taxe intérieure de consommation (TIC, ancienne TIPP). Pour l’année 2008, les montants de défiscalisation représentent un coût pour les finances publiques estimé à 939 millions d’euros. Celui-ci pourrait atteindre 1,1 milliard d’euros cette année. Mais cela ne suffit pas pour cette filière de plus en plus gourmande. Début octobre 2009, on apprend que l’État français s’apprête à lancer l’expérimentation à grande échelle des agrocarburants de deuxième génération, avant même d’avoir tiré le bilan de la première. Le conseil d’administration de l’Ademe (Agence pour le développement et la maîtrise de l’énergie) valide un plan de développement des agrocarburants de deuxième génération baptisé « BioTfuel » (prononcez « beautiful »), d’un montant de 112 millions d’euros. L’Ademe apportera une aide de 30 millions d’euros et la région Picardie, 3,2 millions.
Le projet expérimental est porté par un consortium comprenant le pétrolier Total, l’Institut français du pétrole (IFP), le Commissariat à l’énergie atomique (CEA), Sofiproteol (Établissement financier de la filière des huiles et protéines végétales) et le groupe allemand Uhde (industrie chimique et nucléaire). Le consortium prévoit la construction de deux sites industriels, dont un à Compiègne, l’autre sur un site de Total. La compagnie pétrolière - qui a dégagé 13,9 milliards d’euros de bénéfices en 2008 – recevra à ce titre 7,2 millions d’euros des contribuables pour financer ce programme de recherche.
Quand l’énergie atomique est rebaptisée énergie alternative
En octobre 2009, l’Ademe a mis en ligne la synthèse d’un rapport très attendu sur les agrocarburants. Quelques jours plus tard, elle la retirait en toute discrétion, ne laissant que la synthèse peu fidèle aux résultats de l’étude. Celle-ci montre que l’efficacité énergétique de plusieurs agrocarburants (comme celui issu du blé) est très médiocre, et que certaines filières, comme celle du colza, produit davantage de gaz à effet de serre que le diesel fabriqué par une raffinerie pétrolière ! « La lecture complète de l’étude conduit à des conclusions opposées à celles de cette synthèse, dénonce Jean-Denis Crola, d’Oxfam France. Les agrocarburants y sont présentés sous un jour très favorable. En choisissant ce format, le gouvernement fait passer un message clair : la politique de soutien aux agrocarburants ne changera pas et restera la seule action mise en place pour réduire les émissions de gaz à effet de serre du secteur des transports. »
Plus inquiétant encore, le 14 décembre 2009, Nicolas Sarkozy a dévoilé la répartition des 35 milliards d’euros du grand emprunt, dont 22 milliards seront levés en 2010 sur les marchés financiers. Parmi eux, 5 milliards seront consacrés au développement durable. « L’essentiel de l’effort portera sur les énergies renouvelables puisque nous allons affecter 2,5 milliards d’euros à l’Ademe qui sélectionnera ensuite les meilleurs projets présentés par les laboratoires dédiés aux énergies renouvelables, à l’Institut français du pétrole, au CNRS, dans les universités ou au CEA, expliquait Nicolas Sarkozy devant un parterre de journalistes. Le CEA a un savoir-faire technologique inégalé dans le nucléaire mais nous permet aussi, ce qui se sait moins, de figurer aux premiers rangs de la recherche mondiale dans le domaine solaire, dans les biocarburants ou le stockage de l’énergie. » Décision a été prise de rebaptiser le CEA. Il s’appellera dorénavant le Commissariat à l’Énergie atomique et aux énergies alternatives (CEA²). Ça promet.
Notes
[1] Le terme « biocarburants » peut induire qu’il s’agirait de carburants « bio » et crée une confusion avec l’agriculture biologique. Or les cultures destinées à produire du carburant n’ont rien de « bio » : emploi de pesticides, irrigation incontrôlée, déforestation… Nous employons donc le terme agrocarburants (carburants issus de l’agriculture)
[2] Archer-Daniels-Midland Company
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