Après les blousons noirs des années 1950 et les loubards de la décennie 1970, les bandes violentes de 1990-1991 ont à leur tour quitté le devant de la scène. Plus exactement, les grands médias s’en sont détournés pour ne pas lasser lecteurs et auditeurs, abandonnant les « quartiers sensibles » à leurs problèmes quotidiens et à la politique de la ville. Les mêmes causes produisant cependant des effets similaires et l’intérêt du public dépendant de l’intensité de l’angoisse qui l’étreint les furieuses émeutes urbaines française de novembre 2005 ont fourni l’occasion d’une très spectaculaire redécouverte du sujet.
Rien n’avait pourtant fondamentalement changé dans les manières de vivre des adolescents de banlieue au cours de la quinzaine d’années précédentes, sauf en pire, à cause de l’aggravation du chômage et la multiplication des échecs scolaires. Les bandes avaient continué à se former et à se défaire. Certaines, peu nombreuses mais radicales, avaient persévéré dans la délinquance et la brutalité, en se taillant de petits empires pratiquement inaccessibles aux forces de police pour mieux y conduire leur lucratif « bizness » centré sur le racket et la drogue. Aucun responsable au contact du terrain n’imaginait d’ailleurs assister à une véritable éclipse du phénomène. Pas plus que ceux d’aujourd’hui n’ignorent l’incessante répétition des désordres et le grand nombre de voitures brûlées, en particulier à l’occasion de fêtes, telle la Saint-Sylvestre.
La génération « racaille », selon une expression détournée, revendiquée comme un défi par les intéressés, est composée d’individus nés au cours de la décennie 1990. Elle remplace celle des « grands frères » turbulents de l’époque, tandis qu’ils atteignent eux-mêmes la maturité. L’effet de mode d’un discours sécuritaire très insistant se trouve fortement amplifié par ce passage du témoin, sur fond de difficultés croissantes dans les cités. Comme toujours, le tableau est moins simple qu’il n’y paraît. Pour en prendre la mesure, il faut tenter de dépasser les partis pris politiques extrêmement passionnés qui prophétisent l’amorce d’une révolution prolétarienne ou dénoncent l’expression d’une sauvagerie proprement inhumaine.
Dans les deux cas, les opinions formulées reflètent une perception des « nouvelles classes dangereuses ». Les uns les appellent au combat contre les injustices, les autres les redoutent comme la peste. Or l’amalgame initial ne se révèle pas pertinent. Certes souvent issus de franges paupérisées repoussées à la périphérie de la société d’abondance et de consommation, ces jeunes de banlieue ne sont pas tous des exclus ni obligatoirement des frustrés ou des violents.
Seule une minorité d’entre eux fait « chauffer le béton », tandis que les autres demeurent invisibles parce que leur existence se passe surtout au foyer, à l’école ou sur un lieu de travail. Dans telle cité étudiée de près, les premiers représentent au plus une centaine des huit cents hommes de 18 à 30 ans recensés. D’importants clivages existent par ailleurs entre les bandes, en fonction des moyens financiers, de l’âge et de l’origine ethnique de leurs membres. L’uniformité suggérée par les observateurs extérieurs, à propos du langage, des vêtements et des attitudes, ne correspond guère aux réalités. Enfin, les comportements affichés par les plus « chauds », les chefs, mettent en valeur la force physique, la « tchatche », le « vice », mais aussi l’exhibition ostentatoire de richesses convoitées, voitures de luxe, vêtements de marque, portables et lecteurs MP3 neufs… Même s’ils se procurent ces produits emblématiques par le « bizness », le trafic, ils se présentent délibérément comme des consommateurs avisés qui disposent d’un « capital guerrier » suffisant pour protéger leurs comparses et leur quartier. Beaucoup finissent d’ailleurs par se « ranger » après avoir fondé une famille, cédant la place à des « chauds » plus jeunes [1]
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Aussi les jeunes des cités actuelles sont-ils beaucoup plus qu’on ne le croit les héritiers directs des loubards et des bandes juvéniles antérieures. Aujourd’hui définis par leur origine ethnique et religieuse, ils sont cependant plutôt chômeurs ou intérimaires, alors que leurs prédécesseurs travaillaient généralement comme ouvriers ou apprentis à une époque de plein emploi. Mais, comme eux, ils sont refoulés vers les marges à la suite d’échecs ou de mauvaise réussite scolaire et, à leur exemple, ils tentent essentiellement de se valoriser en développant une masculinité triomphante. Or celle-ci constitue un puissant marqueur des différences sociales, depuis l’abandon par les couches supérieures de la violence virile au profit de la sublimation et de la politesse.
En cherchant ainsi à intégrer le modèle français par le bas, faute de pouvoir y accéder par le haut, ils créent un malaise grandissant parmi les bien-pensants. Conscients de la chose, ils multiplient sciemment les « incivilités » – en d’autres termes les formes réputées impolies de communication –, à la fois par vengeance et par goût amusé de la provocation. Leur situation se révèle néanmoins très inconfortable, dans un espace où se développent toutes les tensions collectives imaginables, alors même qu’ils éprouvent d’énormes frustrations. Un incident peut aisément conduire à la catastrophe, lorsqu’il déclenche un irrépressible sentiment d’injustice.
Tel est le cas en novembre 2005, quand une réaction policière considérée comme excessive aboutit à la mort de deux jeunes à Clichy-sous-Bois. La France des banlieues s’embrase de proche en proche. La gigantesque protestation sauvage n’est cependant pas une rébellion délibérée ou soutenue par des idées précises. « Protopolitique », selon l’expression d’un auteur, elle se situe en dehors de tout cadre établi [2]. Elle rappelle plutôt les « émotions » populaires du XVIIème siècle, brutales et sanglantes mais sans programme, toujours vouées à une cruelle répression. La qualifier de « gratuite » serait méconnaître sa dimension de révolte contre l’humiliation quotidienne, sentiment fort qui animait également les paysans soulevés contre les excès fiscaux. Le parallèle peut être poussé plus loin, car ces derniers partaient au combat avec enthousiasme. Refusant d’admettre qu’ils allaient être irrémédiablement vaincus, ils faisaient la fête, buvaient abondamment et se divertissaient sans frein au détriment des ennemis capturés.
De manière identique, les jeunes émeutiers de novembre 2005 mettent le monde à l’envers dans une joyeuse exubérance qui ressemble à « une sorte de carnaval où les règles sociales sont suspendues ». La prise de risques lors des affrontements et leurs conséquences judiciaires sont assumées. « Le plaisir de l’action est plus important que la victoire [3]. » La protestation, en d’autres termes, trouve sa raison d’être en elle-même. La puissance nouvelle des moyens d’information lui donne cependant une force d’entraînement extraordinaire qui manquait aux émeutiers du passé. Causes involontaires d’un embrasement par émulation dans l’ensemble du pays, les présentateurs des journaux télévisés découvrent avec effarement leur redoutable efficacité en ce domaine.
Ajoutés aux messages de la téléphonie, les blogs et les vidéos diffusées sur Internet peuvent encore accentuer le phénomène. Le plaisir pris à la violence a en outre conquis de nouveaux espaces en envahissant le domaine sportif. Au grand désarroi des responsables, les compétitions de haut niveau cessent de canaliser étroitement l’agressivité, selon un modèle traditionnel inventé au XIXème siècle. Elles produisent désormais beaucoup d’affrontements virulents entre les jeunes supporters des grands clubs de football européens. Ce retour de « baston » est aussi inquiétant que la brutalité des bandes de banlieue.
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Le retour des bandes est aussi celui du refoulé. La brusque émergence de la question à intervalles plus ou moins réguliers, lorsqu’un nombre important d’adolescents arrive aux portes de la maturité et se heurte à de trop grandes difficultés d’intégration, signale chaque fois un dérèglement du pacte tacite régissant la transmission des biens, des pouvoirs et des valeurs d’une génération à la suivante.
Aux frustrations des nouveaux venus correspond une angoisse de dépossession accentuée des anciens. Les longues périodes de paix et de prospérité sont plus propices à ce durcissement des concurrences que celles de crises et de guerres. Les parties les plus fragiles de la jeunesse, issues des couches les moins favorisées, sont alors particulièrement touchées.
En Europe, le malaise a cependant pris des formes plus aiguës à l’ère du chômage massif. Les blousons noirs de la décennie 1960 représentaient une fraction des garçons d’origine prolétarienne qui refusaient de voir disparaître la vieille tradition populaire de la virilité triomphante. Le plus souvent salariés, après une scolarité faible ou médiocre, ils ressentaient surtout une marginalisation culturelle. Rejetés vers des cités pavillonnaires aux périphéries des grandes villes, ils avaient besoin d’une puissante moto, à la fois pour s’en évader et pour exprimer pleinement leur masculinité combative. Les loubards des années 1970 provenaient des mêmes groupes de population, mais le monde ouvrier déclinait et le chômage se développait, leur donnant une fièvre supplémentaire, ce qui ne manquait pas d’alimenter l’inquiétude montante des bons bourgeois devant ces représentants des « classes dangereuses ». La fin du XXème siècle et le début du suivant ont vu le paysage se modifier beaucoup plus profondément. L’absence fréquente d’emploi des acteurs concernés, la « haine » envers les institutions d’encadrement ayant accompagné leur échec, en particulier l’école, la vie de banlieue subie comme un exil loin des paradis de consommation, les conflits ethniques et religieux transforment le problème en redoutable abcès. Installé en permanence sur le corps social, il explose désormais à la moindre irritation.
Les jeunes qui brisent le tabou de l’homicide sont cependant très peu nombreux. L’écrasante majorité d’entre eux respecte les interdits les plus puissants. Quant à ceux qui utilisent la force ou l’intimidation pour parvenir à leurs fins, ils ne cherchent ni à détruire la société ni à contester ses principes fondateurs mais à dénoncer le blocage dont ils ressentent les effets. Même s’ils affichent leur « haine » par des incivilités, des provocations et des dégradations, ils veulent essentiellement se faire une place au soleil ou améliorer leur sort dans un univers de consommation parfaitement assumé. Vols, trafics et brutalités visent tout autant à s’emparer de biens matériels inaccessibles extrêmement valorisés qu’à exprimer symboliquement une très vive protestation. Les « casseurs » de banlieue qui brûlent des voitures accordent une importance primordiale à ce signe de réussite et de puissance. Ils aiment proclamer leur triomphe au volant d’un prestigieux modèle. Ils pillent pour se doter des produits les plus recherchés et en tirer de gros bénéfices par une revente à des semblables désireux de les arborer pour valoir plus aux yeux des autres.
Leurs pratiques résultent aujourd’hui d’un étonnant métissage. Elles proviennent à la base d’une acceptation par tous les intéressés, quelle que soit leur couleur et leur histoire familiale, des traditions machistes venues des mondes populaires européens, paysans puis ouvriers. La greffe est parfois d’autant mieux réussie qu’elle correspond à des valeurs viriles également développées dans les civilisations d’origine de certains immigrés. S’y ajoutent des apports de la culture de masse américaine, casquettes, vêtements, gestes, injures… Le tout se fond au creuset des banlieues pour produire un style juvénile apparemment harmonisé, mais très divers dans le détail. Bien qu’elle soit souvent exagérée par les médias, producteurs d’inquiétants fantasmes, et qu’elle ait beaucoup régressé depuis plusieurs siècles, la violence qui en résulte angoisse profondément les adultes.
Un constat unanime la relie actuellement à de graves difficultés sociales et à des formes d’exclusion. Suffirait-il de mettre enfin en œuvre des remèdes appropriés pour la voir définitivement disparaître ?
Robert Muchembled, Professeur à l’université de Paris Nord.
Extrait de Une histoire de la violence - De la fin du Moyen-Age à nos jours (ed. Seuil, aout 2008, 498p, 21,50€).
[1] Thomas Sauvadet, Le Capital guerrier. Concurrence et solidarité entre jeunes de cités, Paris, Armand Colin, 2006..
[2] Gérard Mauger, L’Émeute de novembre 2005. Une révolte protopolitique, Bellecombe-en-Bauges, Éditions du Croquant, 2006 ; id., Les Bandes, le Milieu et la Bohème populaire. Étude de sociologie de la déviance des jeunes des classes populaires, Paris, Belin, 2006.
[3] Sébastian Roché, Le Frisson de l’émeute. Violences urbaines et banlieues, Paris, Seuil, 2006.
Observatoire des Inégalités - 12.11.09
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