À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

13/11/2009

Chut, les murs !

Judith Bernard

Lundi 9 novembre était donc tout entier voué à la commémoration réjouie de la chute du mur de Berlin. Et comment ne pas se réjouir, en effet, du retour à la liberté de tout un peuple? Il y avait bien là matière à festivités...

Chute du mur

Mais on se demande si le joyeux tintamarre rejouant le jour où sonna le glas du totalitarisme à la soviétique ne tirait pas sa puissance jubilatoire d'un certain amalgame où toute dissonance devait s'abolir.

Une telle unité médiatique - unité est le mot, pour dire le numéro de Libé tout entier voué à la commémoration (ce qui n'amusa pas forcément le Capitaine qui se trouve y écrire et n'aime pas beaucoup qu'on l'enferme), comme la fusion des antennes de Radio France tout uniment téléportées à Berlin - une telle unité, donc, avait quelque chose d'effrayant, d'oppressant, et pour tout dire d'un peu... totalitaire.

L'unanimisme est-il un totalitarisme?

Difficile d'y échapper, mais difficile aussi de résister à cette drôle d'impression (l'avez-vous ressentie?) que cet élan festif, si volontairement unanime, ne s'alimentait pas seulement à la joie de la libération du peuple est-allemand; qu'il valait aussi, plus sourdement, comme autocélébration, autolégitimation, du merveilleux monde «démocratique» où l'on vaque désormais en toute quiétude à l'exercice de sa liberté, à laquelle aucun mur ne viendrait plus faire obstacle; qu'il valait encore, sans qu'il soit simplement la peine de le dire, comme enterrement définitif de l'hypothèse communiste, et avec elle de l'idée - de l'effort de penser, surtout - qu'un autre monde est possible, voire souhaitable. Il y avait là comme la jouissance d'une paresse; plus que le souvenir, certes agréable, de ce beau soir où les Ossis retrouvèrent la liberté de circuler, la quiète certitude que le monde vers lequel ils coururent alors est le seul monde désormais désirable.

Bernard-Henri Lévy, invité ce jour-là de France Inter en sa matinale expatriée, fut le porte-voix le plus symptomatique de cette tonitruante jubilation (évidemment). A Tzvetan Todorov qui avait osé dire quelque part que "l'arrogance démocratique aujourd'hui n'a d'égale que l'arrogance communiste de l'époque", il répondait simplement que c'est une "ineptie absolue".

Et, sans la moindre arrogance, avec un sens de la métaphore filée remarquablement virtuose, il aboya à la face de Hans Modrow, ancien premier ministre est-allemand: "Vous étiez des hommes glacés, vous étiez des hommes de marbre, vous étiez des hommes de pierre animés par une idéologie de granit et avec ce qu'il y a de plus glacé au monde qui est la violence des armes quand vos sentinelles flinguaient les pauvres gens qui tentaient de passer le mur". Chaud bouillant, le BHL, comme le remarqua plaisamment Demorand: on sentait l'orateur porté au meilleur de sa forme par l'ardeur des festivités commémoratives. BHL

Alors, "certes, les systèmes démocratiques ne sont pas parfaits", concéda-t-il sous la pression de l'insistant Demorand, mais c'est "sans commune mesure" avec l'empire soviétique, qui était un régime "juste abominable". Pour illustrer cet absolu de l'horreur, le nouveau philosophe invita au souvenir - la commémoration est décidément d'un grand secours argumentatif:

"Croyez moi, ceux qui se souviennent de ce temps-là, ceux qui se souviennent du soldat qui quelques années plus tôt tirait à vue sur ceux qui essayaient de passer le mur, ceux qui se souviennent des vies brisées, ceux qui se souviennent des corps mutilés dont nous parlent Soljenitsyne et les autres, ils savent bien que c'est sans commune mesure avec les effets pervers de ce qu'on appelle l'arrogance libérale."

Sans commune mesure, donc : il suffit de se souvenir, et l'on a vu combien les médias aiment ça, "se souvenir".

Persistance de la muralité

On peut aussi, plutôt que de camper sur ce regard local rétrospectif, tenter le regard panoramique instantané. Voir le monde non pas dans la perspective temporelle des dernières décennies en Occident, mais dans l'amplitude spatiale de la mondiale géographie, et de ses circulations partout contraintes, poussées par d'incurables misères, heurtées à d'infranchissables murs. Et voir tout à coup dans l'abolition du mur de Berlin non une disparition, mais une dispersion, en mille et un points de la planète, de ce qu'on pourrait appeler la "muralité" persistante de notre monde.

Migrant échoué
Migrant éthiopien noyé, décembre 2008.

Car si la preuve de l'abomination d'un système ce sont les "vies brisées", les "corps mutilés", et tous les morts tombés aux pieds de murs plus ou moins métaphoriques, il faudrait en faire le compte aux frontières de notre bienheureux monde occidental, ceint de barbelés ou de législations impénétrables.

Que le mur sépare désormais le monde du "Nord" à celui du "Sud", plutôt que celui de l' "Ouest" à celui de l' "Est ", le rend-il plus supportable ? Les destins brisés s'échouant à nos portes sont-ils moins dignes d'estime, de compassion, d'indignation et de révolte, que ceux des échappés du soviétisme?

On n'ose imaginer qu'un philosophe humaniste comme BHL fasse plus de cas des seconds que des premiers en vertu du seul critère de leur degré d'européanitude.


Les «communistes», derniers des Mohicans?

Ce regard sur la persistance de la muralité dans notre monde, ce sont des communistes qui le portent - à peine audibles, et rares, surtout (ce moment n'est pas leur moment, à l'évidence), mais persistants, eux aussi; c'est Charles Fiterman, ancien ministre communiste sous Mauroy (passé ensuite au PS), assis à côté de BHL sur le plateau de France Inter, tentant quelques percées dans le mur du consensus :

"On ne construit pas un monde meilleur, on ne construit pas l'avenir d'une société derrière des murs. C'est vrai aujourd'hui comme c'était vrai en 89 (...). Je ne crois pas que ceux qui sont passés, ont abattu le mur (on voyait dans leurs yeux ce qui se passait), je ne crois pas qu'ils souhaitaient voir se construire ou se consolider un autre mur, que j'appellerais pour faire court le mur de l'argent, qui domine aujourd'hui, qui sépare le monde d'une façon très inégalitaire". Fiterman/BHL

Personne ne lui répondit, et surtout pas BHL qui faisait en l'écoutant de drôles de grimaces ; Guetta et BHL préférèrent s'en prendre véhémentement à Modrow, attaquant de concert le vieux fossile coupable, mais pour Fiterman et son histoire de mur de l'argent, et bien c'était un peu comme s'il n'avait rien dit, ou comme si on ne pouvait pas l'entendre.

Communiste aussi, Alain Badiou, plus persistant encore (puisqu'il continue de revendiquer, lui, la pertinence de l'hypothèse communiste qu'on ne saurait confondre avec les fourvoiements de ses tentatives), qui signait en février dernier un vigoureux pamphlet - De quoi Sarkozy est-il le nom? (on y reviendra, plus tard que prévu mais on y reviendra):

"Le prétendu monde unifié du Capital a pour prix la brutale, la violente division de l'existence humaine en deux régions séparées par des murs, des chiens policiers, des contrôles bureaucratiques, des patrouilles navales, des barbelés et des exclusions". "‘Exclu' est le nom de tous ceux qui ne sont pas dans le vrai monde, qui sont dehors, derrière le mur et les barbelés, qu'ils soient paysans dans les villages de la misère millénaire, ou qu'il soient urbains dans les favelas, les banlieues, les cités, les foyers, les squats et les bidonvilles. Il y avait, jusque vers les années 90 du siècle dernier, un mur idéologique, un rideau de fer politique. Il y a maintenant un mur qui sépare la jouissance des riches du désir des pauvres. " badiou

L'insurrection des mûrs

A soixante-douze ans, on ne peut suspecter Alain Badiou de candeur juvénile ou d'inexpérience politique; nulle nostalgie non plus, chez ce philosophe qui ne travaille qu'à inventer des points de conduite possibles pour édifier un avenir qui ne ressemble à aucun de nos passés. C'est, pour le moins, un homme mûr, comme est mûr aussi l'increvable Eric Hazan (73 piges au compteur), qui signait vendredi dernier dans Libé une stupéfiante tribune, passée évidemment inaperçue dans le grand tapage commémoratif:

Eric Hazan "On a vu se multiplier les rafles de sans-papiers - oui, des rafles - dans les quartiers populaires des grandes villes, détruire au bulldozer les abris que les migrants afghans et irakiens s'étaient construits du côté de Calais, expulser par avion trois Afghans vers leur pays en guerre avec l'assurance du sinistre Besson que leur sécurité y serait garantie (...). On a vu l'Assemblée Nationale voter sans hésitation la loi scélérate sur la répression des bandes organisées et Brice Hortefeux, entre deux blagues racistes, prendre argument des désordres de Poitiers pour ressusciter par simple décret le fichier Edvige en l'élargissant jusqu'aux enfants de 13 ans (...)."

"Bref, on a vu à l'œuvre le cynisme, la brutalité, l'indifférence affichée à la souffrance, le tout sur fond de suicides à France Télécom et de gestion crapuleuse de «la crise». On peut s'étonner que de tout ce malheur rien ne s'ensuive, que la sentence prononcée par le régime contre lui-même ne soit pas exécutée - comme s'il n'y avait plus de peuple pour le faire. Mais ce n'est pas le peuple qui manque, c'est la décision - avec la conscience que le rapport de forces ne nous est défavorable qu'en apparence. L'oligarchie cherche à nous maintenir dans ce désespoir qui forme sourdement le liant de la situation (...) Il ne s'agit plus de faire la critique de l'oligarchie au pouvoir mais tout simplement de la congédier. Car le maintien d'un régime responsable de tant de cruauté et qui n'en garantit que la permanence est une éventualité infiniment plus redoutable que l'insurrection qui vient".

Il y revient, donc, Hazan, à cette Insurrection qui vient, et qu'il avait publiée dans sa petite maison (La Fabrique)...

IQV

Qu'on soit plutôt Hazan ou plutôt Badiou (car ils ne sont pas tout à fait de la même école de pensée et d'action), on perçoit dans leur commune colère la même vigilance, qui nous fait nous méfier des mirages de cette délectable démocratie qu'on enchante en célébrant la chute «du» mur.

Alors : l'enchantant si bruyamment, la presse serait-elle en effet de cette "oligarchie" qu'Hazan vilipende, et qui nous maintiendrait dans le "désespoir" ? J'en suis moins sûre que lui, et ne crois en aucun complot médiatique ; et puis, ce que sécrètent nos journaux depuis plus d'une semaine à propos du "mur" est le contraire du désespoir. Mais par l'excès de son unanimisme et de sa jubilation à fêter ce 9 novembre, devenu baptême de la démocratie post-moderne, elle se signale tout de même, cette presse, comme contribuant à mythifier le monde où nous sommes et sa religion de la liberté, qu'on chante avec d'autant plus de pieux lyrisme qu'on la piétine allègrement dans tous les coins sombres de nos sociétés. Religion, j'ai dit religion? Méfions-nous de ce nouvel opium du peuple.

www.arretsurimages.net - 12.11.09

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