Cela ne fait aucun doute : si vous voulez bénéficier de l’attention des grands médias, il vaut mieux être enseignants-chercheurs que salariés de la SNCF (ou simplement membres des personnels administratifs des Universités). Certes, les radios et les télévisions accorderont à vos revendications ou à votre mobilisation à peine plus d‘attention qu’à un fait-divers, surtout si celui-ci est suffisamment sordide [1], mais elles en parleront tout de même… Et dans la presse quotidienne et nationale imprimée ?
Dans la presse écrite, la morgue et le mépris qui ont, peu ou prou, été déversés par les préposés aux commentaires sur la plupart des mobilisations sociales contre les réformes néolibérales depuis 1995, sont, face à l’actuelle mobilisation universitaire, fortement atténués : effet de proximité sociale, sans doute, entre les éminences du journalisme et les sommités académiques ; effet de proximité, éventuellement miné par un conflit de légitimité entre les chercheurs et le clergé médiatique, comme le montre la sortie de Franz-Olivier Giesbert qui, dans Le Point, accusait les universitaires, d’avoir « chevillée au corps, l’idéologie du Père Peinard » [2].
Mieux : les divisions politiques entre les principaux journaux ne sont pas sans effets. Force est de constater qu’entre l’hostilité (embarrassée…) que manifeste Le Figaro et la proximité (revendiquée…) dont témoigne Libération [3], l’écart est grand : informations minimalistes dans le premier cas (assorties d’entretiens réservés à la droite, et d’enquêtes à charge sur les enseignants-chercheurs qui « ne publient pas » ou les grévistes qui « sont payés »), couverture généreuse dans le second. Et, entre les deux , Le Monde…
… Le Monde qui le 14 novembre 2007 annonçait dans un bref article « la fin du mouvement contre la loi sur l’autonomie », une loi que l’éditorialiste anonyme du quotidien avait ardemment soutenue. Plus d’un an plus tard le quotidien, grand communicateur de toutes les « réformes » gouvernementales, est confronté à de nouvelles « réformes » dont la plupart poursuivent la grande « rénovation » néo-libérale entreprise par le gouvernement. Suspense : Comment Le Monde va-t-il informer sur le conflit entre universitaires et gouvernement ?
I. Quand Le Monde informe
Quand Le Monde « informe » sur ce conflit, c’est, le plus souvent, non pour présenter les arguments en présence, mais pour jauger la mobilisation d’un regard en surplomb et l’ausculter du point de vue du ministère. Car Le Monde est atteint d’un étrange strabisme éditorial. D’un œil, il ne lit que les déclarations bien intentionnées du gouvernement, ne perçoit que sa très raisonnable bonne volonté – et présente donc ses « gestes » et ses « annonces » avec la sobriété qui sied à un journal officiel. De l’autre il aperçoit des opposants dont la mobilisation ne s’explique (et s’exprime) que par des réactions affectives et des émotions mal contrôlées.
Au début de l’année, Le Monde, ne voyant rien venir à l’horizon, communiquait les principales informations de sources gouvernementales [4]. Mais trois jours plus tard, le 5 janvier, le quotidien titre « Dans une lettre à Sarkozy, les présidents d’université dénoncent "l’état de tension" sur les campus » (Catherine Rollot). Ainsi est présentée une lettre ouverte de la Conférence des présidents d’université (CPU) dont le titre est beaucoup plus explicite : « Chronique d’une crise annoncée dans les universités ». Et le 6 janvier, Le Monde publie, sous forme de « tribune », le texte d’une pétition - « Université : pas de normalisation par le bas » – qui explique le désaccord total des signataires avec les nouveaux projets du gouvernement. On se prenait à rêver...
Mais le 14 janvier sur le site internet et dans l’édition imprimée datée du lendemain, Le Monde présente le projet de décret (« Enseignants-chercheurs : nouvelles règles du jeu »), et les commentait sous le titre « Valérie Pécresse prévoit d’évaluer les enseignants-chercheurs tous les quatre ans ». La première phrase de l’article indique la nature du souci de l’auteur « La réforme du statut des enseignants-chercheurs va-t-elle enfin aboutir ? ». C’est que, précise un sous-titre, il s’agit là d’un « Dossier explosif ». Angoissant... Mais « la ministre a rédigé une nouvelle version qui devrait donner des gages aux opposants les plus modérés à la réforme. Sans calmer, en revanche, les critiques du syndicat majoritaire, le SNESUP-FSU, qui réclame le retrait du projet. » Quant à « la toute-puissance des présidents d’universités en matière de modulation de services et d’avancement », qu’on se rassure : « La nouvelle mouture prévoirait des garanties pour limiter ce sentiment d’arbitraire. [5]
La « grogne » et la « fronde »
Dès le samedi 24 janvier, dans un article de Catherine Rollot intitulé « Universités : appels à la grève contre le statut des enseignants chercheurs », la cause est entendue : Le Monde n’entend qu’une « grogne » et ne perçoit qu’une « fronde ».
Première phrase de l’article du 24 janvier : « La grogne monte dans les universités » [6]. Dans la langue automatique du journalisme professionnel, la « grogne » désigne en effet n’importe quelle forme de contestation [7]. Et le même article de distinguer, d’une part des « objectifs » (« Le décret s’inscrit dans une réforme globale de l’université dont l’un des objectifs est de mieux encadrer les étudiants ») et de l’autre une « fronde » à maîtriser (« Pour tenter de contenir la fronde […] Valérie Pécresse a concédé des aménagements […]. ») Mais au lieu d’écrire simplement « des aménagements que le SNES-Sup a qualifiés de “cosmétiques” », Catherine Rollot, inquiète ou déçue, écrit : « Mais le SNES-Sup les a qualifiés de “cosmétiques” ». Un exemple, sans doute, de ce que le supplément Le Monde de l’éducation du 28 janvier, évoquant « le grand saut périlleux dans l’autonomie », identifie comme des « crispations ».
La grève illimitée est déclenchée et le temps passe. Le 10 février, en page 11, Le Monde renouvelle son vocabulaire, puisqu’il coiffe un article titré « Enseignants-chercheurs : la fronde s’étend », d’un surtitre novateur : « Le gouvernement fait face à une grogne qui touche les facs les plus conservatrices comme les plus remuantes ». Le 14 février, une fois de plus, en page 10, un titre condense les mobiles de la contestation : « Universités, organismes de recherche, enseignement scolaire : la grogne se propage ». Et le sous-titre complète ce diagnostic en se plaçant du point de vue des thérapeutes du gouvernement : « La désignation d’une médiatrice sur le dossier des enseignants-chercheurs n’a pas l’effet apaisant escompté. »
Ni le vocabulaire ni l’angle ne changeront pendant tout le mois suivant, car la « fronde », on l’a compris, est essentiellement affective. Comme le confirme dès le 5 février, « « un éclairage » de Luc Cédelle –« Quand les dossiers de M. Darcos et Mme Pécresse agrègent les contestations » -, dans lequel, une fois encore, l’analyse des opposants aux « réformes » (qui peut être discutée…) est présentée ainsi : « Le sentiment s’enracine en milieu universitaire que, contrairement aux affirmations officielles relayées par les médias, l’idée directrice du gouvernement est bien la mise en concurrence générale, dans le cadre d’un grand marché libéral de l’éducation. ».
Des « gestes » et des « concessions »
Tandis que les opposants aux « réformes », en proie à leurs affects, « s’agitent », les gouvernants sont crédités d’une indéniable bonne volonté (certes un peu brouillonne) puisqu’ils « précisent » et « arrondissent les angles », en multipliant les « gestes » et les « concessions » qui témoignent de sa « diplomatie », de sa « patience », et de sa volonté de « renouer le dialogue ».
- Dès le 31 janvier, une brève indique que le décret est envoyé au conseil d’Etat, alors que la première coordination nationale a réclamé son retrait pur et simple, faute de quoi elle appellera à la grève illimitée. Mais Le Monde reste serein puisque le gouvernement a apporté « une précision destinée à rassurer la communauté universitaire. »
- Le 5 février, Catherine Rollot parvient « au cœur de l’agitation » : c’est « l’évaluation », bien entendu. Car la modulation « n’est possible que si leur travail est soumis à évaluation individuelle. Une notion qui suscite de fortes réticences dans le milieu universitaire ». Réticences dont le lecteur devra imaginer les causes ou les raisons tout seul, car l’article est entièrement consacré au système actuel « d’évaluation ». Il pourra à cette occasion tenter de s’expliquer les « réticences » d’un « milieu » à une « notion » qu’il pratique déjà [8].
- Le même jour, sous le titre « Quand les dossiers de M. Darcos et Mme Pécresse agrègent les contestations », Le Monde nous propose « un éclairage » de Luc Cédelle : « Mme Pécresse a beau tenter d’arrondir les angles », soupire-t-il, « ses détracteurs durcissent leur position » . De durs détracteurs… de Mme Pécresse, donc, et non pas des « réformes » qu’elle porte ? Et Luc Cédelle de poursuivre en citant la ministre : « "une bonne gestion des ressources humaines se fait au niveau de l’établissement", déclarait-elle mardi 3. Un langage d’une autre planète pour les enseignants-chercheurs contestataires convaincus que le pouvoir accru des présidents d’université, dans le cadre de l’autonomie, est une source d’arbitraire et un déni des valeurs universitaires ». Sur quoi se fonde cette conviction ? Mystère. Seul compte le diagnostic déjà mentionné : « Le sentiment » qui « s’enracine en milieu universitaire » Et le sentiment s’enracine chez le lecteur que la planète ministérielle pourrait bien avoir pour satellite un certain journaliste du Monde [9].
Très tôt, donc, les personnages et le scénario du conflit sont en place. Les journées de mobilisation et de manifestations des 5, 10, 19, 26 février et 5 mars ne parviendront pas à altérer cette présentation du conflit et à modifier son vocabulaire, comme on peut le vérifier en détail dans l’annexe de cet article : « (Le Monde et le mouvement universitaire (2) : les « grognons » et les « diplomates ».
Informer par transfert et par omission
Plutôt que d’informer sur les revendications collectives portées par les syndicats et les associations qui contestent la réforme, Le Monde renvoie aux « tribunes libres » qu’il publie et, en guise d’enquête, ponctue ses articles de témoignages ou propose un recueil de points de vue individuels, variante (de référence) des micros-trottoirs. Ainsi, à côté de l’article qui informe approximativement sur les « appels à la grève contre la réforme du statut des enseignants-chercheurs, le 24 janvier, Le Monde publie ce qu’il désigne comme des « Paroles d’enseignants- chercheurs : entre intérêt et inquiétudes » sous un titre qui reprend le propos de l’un des cinq enseignants-chercheurs interrogés : « On voulait en finir avec les mandarins, on leur offre un boulevard ». Et dans les semaines qui suivent, si l’on excepte quelques entretiens personnels, c’est quand Le Monde ouvre ses colonnes à des « tribunes libres » que les lecteurs ont quelque chance de prendre connaissance des arguments en présence. Une information par transfert, en quelque sorte…
…Et par omission. Ainsi quand Le Monde informe sur les motifs et les objectifs des opposants aux « réformes », il omet de mentionner le contenu précis des motions (au moins une quinzaine à ce jour) adoptées par la Coordination Nationale des Universités qui est pourtant l’instance représentative du mouvement. Cette instance est évoquée trois fois : le 3 février, pour indiquer (dans une brève) son appel à la grève de la veille, le 13 mars pour signaler, comme signe de la « radicalisation » du mouvement un mot d’ordre (l’abrogation de la LRU) datant du 20 février, et dans l’édition du 8-9 mars, dans un article qui est le seul à citer une de ses motions, mot pour mot – dans une citation… d’un mot : on y apprend en effet que le compromis signé par Pécresse est aux yeux de la CNU « inacceptable ».
Pis : Informateurs distraits et/ou désinformés, les journalistes du Monde ne savent pas ou ne veulent pas savoir que le mouvement ne concerne pas seulement le statut des enseignants-chercheurs. Des aspects décisifs du conflit sont minorés, d’autres sont rendus invisibles : la mobilisation et les revendications des personnels administratifs (BIATOSS) – qui n’ont à ce jour jamais eu l’honneur d’être mentionnés dans Le Monde depuis le début d’un conflit dont ils sont pleinement acteurs –, les étudiants, les organismes de recherche, ou l’avenir du doctorat et des doctorants… Ce dernier aspect est évoqué, pour la première fois (bien qu’il s’agisse, nous dit-on, d’un « point d’abcès de la contestation »), le 13 mars. Pour une raison simple, et significative : la ministre a fait des « gestes » quelques jours auparavant sur le contrat doctoral unique. Nul doute que si Valérie Pécresse « tend la main » ou tente un beau jour de « renouer le dialogue » avec les BIATOSS ou avec les IUT, Le Monde daignera nous informer de leur existence, au détour d’une phrase détaillant les « concessions » de la ministre.
II. Quand Le Monde analyse
Que les informations du Monde soient biaisées par des commentaires et mutilées en conséquence, on en trouve la confirmation dans les articles d’analyse qui proposent des versions longues des mêmes refrains.
Des opposants cruels
Le 13 février, Le Monde publie en page 10 une « enquête » titrée : « La réforme de l’éducation face à la loi du "buzz" ». Le sous-titre précise : « La rumeur nourrit la mobilisation étudiante, et aucune déclaration ne semble en mesure de la neutraliser »
L’article s’ouvre par un propos de Laurent Solly, tenu alors qu’il était chef de cabinet de Nicolas Sarkozy : « La réalité n’a aucune importance. Il n’y a que la perception qui compte ». Et enchaîne aussitôt sur le point de vue des ministres que l’auteur de l’article rapporte en l’adoptant : « Le propos illustre la situation inconfortable où se trouvent aujourd’hui Xavier Darcos et Valérie Pécresse. Pour les ministres de l’éducation nationale et de l’enseignement supérieur, l’actualité est faite de "perceptions" qu’ils ne parviennent plus à enrayer. Des exemples ? Ils sont légion. Ils n’obéissent pas aux canons de l’information validée par des professionnels mais à la loi du "buzz", autrement dit des bonnes vieilles rumeurs, aujourd’hui véhiculées sur Internet. »
D’un côté, « l’information validée par des professionnels », de l’autre les « rumeurs » diffusées sur Internet. Entre les deux, le néant… « L’information validée » n’est pourtant, comme on l’a vu, qu’un mélange d’informations officielles (en provenance des institutions) et d’informations tronquées (quand elles ont pour source les syndicats et les porte-parole de la mobilisation). Tout le reste ne serait donc que « rumeurs » et elles seraient « légion » ? Notre enquêteur n’en cite, en vérité qu’une seule : « la « lettre d’un principal de collège », mais une lettre qui s’est propagée comme une information générale. En une phrase, l’auteur de l’article donne quitus au gouvernement : sur le plan local « le problème avait été vite réglé, et, sur le plan national, l’accompagnement éducatif, priorité gouvernementale, n’a pas manqué de financement. » Et on est prié de le croire, foi de « professionnel ».
Quant aux autres « rumeurs » mentionnées par l’article, il s’agit plus exactement de quelques interprétations du sens ou des conséquences possibles de « réformes », interprétations présentées comme « rumeurs » parce que le journaliste du Monde en récuse la légitimité. Ainsi, il indique que selon « les « opposants » la mastérisation « mène à la suppression des concours ». Interprétation d’autant plus facilement disqualifiée qu’aucun argument qui pourrait la soutenir n’est rapporté. Et au prix d’une enquête approfondie, notre journaliste dissipe les derniers doutes : « on peut soumettre tout le ministère à la question sans trouver un responsable assumant le moindre début d’intention d’aller dans ce sens ». Voilà une information « obéissant aux canons » de la propagande officielle.
S’inquiétant ensuite de tracts qui ont le toupet de développer leur « interprétation militante […] sur le ton de l’évidence », et réduisant la « privatisation » possible des universités à un « spectre […] qu’aucune déclaration de Valérie Pécresse » ne peut « contrecarrer », Luc Cédelle se rassure en constatant qu’heureusement, « il arrive toutefois qu’un élément probant s’oppose à la rumeur ». Et donne un exemple sans réplique : l’« accusation récurrente » portée contre M. Darcos de vouloir « supprimer » l’école maternelle. Accusation sans fondement, qui s’évanouirait comme un spectre contrecarré si l’on voulait bien prendre acte de cet « élément probant » : M. Darcos a « signé avec l’association des enseignants de ces écoles une déclaration proclamant le contraire. »
Cette miraculeuse « enquête » est en vérité une « tribune libre » destinée à venir simultanément au secours des informateurs professionnels et des informateurs officiels, et à disqualifier toutes les autres sources, et du même coup, les principaux acteurs de la mobilisation. « Visiblement, le gouvernement a perdu, sur l’éducation, la bataille du buzz... Les rumeurs existaient déjà sous les gouvernements précédents, mais elles n’avaient ni la même importance stratégique ni le même impact. Il n’est pas évident que le pouvoir puisse reprendre l’avantage car personne - et surtout pas des syndicats qui se sont sentis bafoués - ne viendra à son secours. Assommés, dans une première période, sous un déluge de communications et d’annonces gouvernementales déstabilisantes, les opposants y trouvent une revanche dont, au fond, ils apprécient la cruauté. » Reste à savoir si « sous les gouvernements précédents » ceux-ci disposaient « déjà » de journalistes capables de transformer en spectre malfaisant et « cruel » les « interprétations militantes » et les analyses politiques de leurs opposants. A défaut de syndicats disposés à « venir au secours » du « pouvoir », comme le voudrait pourtant le bon sens, le pouvoir peut compter sur le soutien du Monde.
Des universitaires hypersensibles
Le 19 février, Le Monde publie un dossier spécial sur le mouvement, et en page 2, propose – selon le surtitre – une « Analyse » intitulée « Enseignants-chercheurs : les raisons d’une révolte ». Une « analyse » qui épouse, avec un minimum de distance, le point de vue du gouvernement et de « beaucoup » (dont Le Monde est le représentant) :
« Il y a trois mois, la réforme des universités semblait sur de bons rails ». Où il est sous-entendu, par conséquent, que c’est une « bonne » réforme, ainsi que le confirme la suite : « Votée en août 2007, sans trop de difficultés , cette réforme était perçue par beaucoup comme une nécessité . Ou du moins comme un mal nécessaire. » Parmi les « beaucoup », l’éditorialiste anonyme du Monde qui avait approuvé cette « réforme ». Est-ce une raison suffisante pour avoir déjà oublié les autres « beaucoup » qui en 2007 s’étaient mobilisés pour la contester ? Et Catherine Rollot de poursuivre : « Quelques semaines plus tard, pourtant, la crise a éclaté. Dans le rôle de détonateur, un décret d’application réformant le statut des enseignants chercheurs. La déflagration est tellement puissante qu’elle met en difficulté ... Valérie Pécresse et, au delà, sa réforme... »
Mais d’où vient cette malencontreuse explosion ? Précisément d’une mauvaise rencontre : « Cette situation résulte de la conjonction d’erreurs politiques et de l’hypersensibilité du milieu universitaire ». Dans cette phrase (qui bénéficie d’un encadré au cœur de l’article) tout est dit, mais la suite va tout de même développer : les gouvernements, en charge de la raison, peuvent commettre des maladresses ; les universitaires, minés par les affects, cèdent à leur hypersensibilité.
Ce qui est en cause, ce ne sont pas les mesures du gouvernement mais la façon dont il les a présentées. Ce qui a provoqué la contestation des étudiants et des enseignants, ce ne sont pas les mesures annoncées, mais des erreurs de méthode. Leurs arguments sont des sentiments, leurs actions de simples réactions : « Le premier geste maladroit du gouvernement a été d’ordre financier ... L’annonce d’un budget 2009 en hausse, mais qui ne profite pas à tous les établissements, a provoqué des crispations ... Ce sentiment s’est trouvé renforcé par l’annonce de la suppression de postes, près de 1000 selon les syndicats, 250 selon le ministère, semant le doute sur les intentions du gouvernement ... L’exécutif ... paie aujourd’hui les fruits de sa désinvolture . »
Le décret contesté – dont nous savions déjà qu’il n’était qu’un « détonateur » – devient maintenant un simple exemple : « l’exemple de la modulation de service » qui, nous dit-on, a été, « plébiscité par la communauté scientifique ». Pour Le Monde, il en va de la communauté scientifique comme de la communauté internationale : de même que celle-ci est incarnée par les gouvernements de quelques pays dominants, celle-là est exclusivement constituée d’un cénacle de mandarins et de Présidents d’Université.
Une phrase plus loin, l’exemple se transforme en principe, non pas récusé mais détesté, non pour ce qu’il est, mais en raison d’une vision défaillante : « […] ce principe est désormais honni car perçu de la façon suivante : à volume de postes égal, pour décharger les uns, il faut charger davantage les autres, puisque les effectifs n’augmentent pas. » Avouons que nous « percevons » mal la suite : « La démonstration contraire [laquelle ?] est difficile à faire et, en tout cas, difficilement audible . » Mais nous entendons fort bien que les désaccords, sont, quand il s’agit des opposants à la réforme, réductibles à de simples soupçons, du genre de celui que nous propose la suite : « Ce climat de suspicion a aussi été alimenté... [par les déclarations de Nicolas Sarkozy] ». Ce que l’auteur de l’article ne… soupçonne apparemment pas, c’est que le mépris affiché par Nicolas Sarkozy témoigne de divergences de fond sur ce qu’il appelait hier encore la « politique de civilisation ».
La suite est du même acabit : tous les constats des étudiants, enseignants-chercheurs, personnels administratifs, ne sont pas présentés et, le cas échéant, contestés comme tels, mais immédiatement ravalés au rang de simples « impressions » : « Les derniers plans d’envergure […] ont été lancés respectivement en 1990 et 1998, et concernaient surtout l’immobilier. Depuis, plus rien, ou pas grand chose, jusqu’à la réforme Pécresse . Mais celle-ci est vécue comme un rattrapage , et le compte n’y est pas. Les personnels ont eu l’impression de porter seuls le fardeau d’une population étudiante en forte croissance » Et s’ils « pouvaient encore se rassurer en s’appuyant sur leur réputation d’excellence en matière de recherche, par des comparaisons internationales, que contestent la plupart des chercheurs, le président de la République vient de contrarier cet espoir »
Et si les lecteurs de cette brillante « analyse » pouvaient encore nourrir le moindre « espoir » qu’il s’agit de simples maladresses de formulation, la conclusion le convaincra du contraire. En effet, ce dont il s’agit, face à des « mécontents de tout bord , unis ponctuellement contre ce décret », ce n’est rien de moins que la loi d’autonomie des Universités, que Le Monde souhaite sauver : « Or l’enjeu est de taille. Si le décret n’est pas publié, c’est l’édifice de l’autonomie qui est fragilisé ». Et, point d’orgue : « Face à ce péril , le pouvoir doit maintenant trouver une parade. »
Conflit social métropolitain CSP+ … et conflit social antillais CSP-
Des informations biaisées par des omissions flagrantes et des commentaires latéraux ; des analyses partisanes qui confirment et aggravent les biais de l’information : si Le Monde pouvait se résumer aux articles de ses journalistes, le résultat serait affligeant. Mais Le Monde, quotidien des CSP+, sait « spontanément » ménager ses lecteurs. Comment ? Une brève comparaison avec la grève générale en Guadeloupe peut avoir valeur de test. Pour une « couverture » d’ampleur équivalente de conflits en grande partie contemporains, deux différences méritent d’être relevées.
Le Monde hiérarchise : S’il faut attendre près d’une semaine pour que Le Monde du 25-26 janvier, dans un petit article, évoque pour la première fois la grève générale guadeloupéenne, le mouvement de contestation des enseignants-chercheurs bénéficie de deux articles qui occupent une page entière du quotidien dans l’édition du 24 janvier : soit une semaine avant le début « officiel » de la « grève illimitée » déclenchée le 2 février. Trois jours plus tard, le conflit dans les universités bénéficie d’un article complet à la « Une » du Monde [10]. Le conflit guadeloupéen est quant à lui pour la première fois évoqué dans un appel de « Une » le 6 février, soit 15 jours après le début de la grève générale : deux premiers paragraphes de l’article qui figure en page intérieure, sous un titre que Le Monde s’adresse involontairement à lui-même : « Un ministre à l’écoute tardive de la colère en Guadeloupe ».
Le Monde débat : Entre le 20 janvier et le 5 mars, date de la fin, non du conflit, mais de la grève générale en Guadeloupe, Le Monde à ouvert ses colonnes à dix-sept « tribunes libres » (dont huit le même jour, le 19 février) dédiées aux « réformes » et à la contestation universitaires contre… trois « tribunes libres » consacrées à la situation et au conflit aux Antilles. Si l’on continue les additions jusqu’au 14 mars, on obtient les chiffres suivants : dix-neuf contre sept (quatre tribunes sur « les Antilles » ayant été publiées dans l’édition datée du 14 mars).
Comme nous le relevions dans la conclusion de Médias et mobilisations sociales, la production éditoriale des grands médias peut varier en fonction des options politiques de chacun d’eux et en fonction de la position sociale des journalistes eux-mêmes. « En tout cas, pour être soutenu par les médias, mieux vaut être cadres moyens du secteur privé que fonctionnaires de la fonction publique, et chercheurs qu’éboueurs. Chercheurs, les motifs de leur légitime révolte mériteront des explications ; et comme leur parole est gagée sur leur compétence, elle sera rendue audible. Eboueurs, leurs revendications et leurs visages seront enfouis sous les immondices que leurs grèves laissent traîner dans les rues. » Sur les « explications méritées » par les chercheurs, nous avions péché par optimisme. Mais leur parole, bien qu’inaudible pour les journalistes du Monde, est lisible… dans ses pages « Débats ». CSP+ oblige.
Henri Maler et Olivier Poche
Lire le complément : « Le Monde et le mouvement universitaire (2) : les « grognons » et les « diplomates ».
Notes
[1] [A titre d’exemple d’ « information télévisée », voir comment David Pujadas présentait, sans le moindre reportage annexé, la mobilisation, au JT de 20h sur France 2 le 13 mars 2009 : « Une nouvelle journée de mobilisation dans le monde universitaire, la cinquième. Des manifestations un peu partout en France ont rassemblé, selon les sources, entre 30 et 60 000 enseignants-chercheurs et étudiants notamment ici à Paris ou encore, Place du Capitole à Toulouse. Le gouvernement pensait, la semaine dernière, avoir désamorcé la contestation en rédigeant un nouveau décret sur le statut des enseignants-chercheurs mais le mouvement reste donc mobilisé et s’élargit à d’autres revendications . » Ah bon ! Lesquelles ?
[2] Voir « Le Point en pointe contre les universitaires » sur le blog « C’est classe ! » de Véronique Soulé, journaliste à Libération.
[3] C’est sur le blog [Sciences2] de Sylvestre Huet, journaliste à Libération que l’on trouve l’un des meilleurs recueils d’informations et d’analyses. (Rubrique : Politique-Recherche-Université). Le site liberation.fr renvoie systématiquement aux articles de ce blog.
[4] Le 1er janvier, l’article intitulé « « Avec l’autonomie, les universités doivent apprendre la gestion des ressources humaines » (Catherine Rollot ») affirme sans le moindre recul que « la loi qui s’applique au 1er janvier à vingt établissements volontaires, porte un changement culturel . » Et « L’Etat s’attend à une forte baisse du nombre d’étudiants d’ici à 2017 » (Benoît Floc’h). Le 2 janvier, Le Monde résume en 90 mots ses informations de la veille : « Universités : plus d’autonomie, moins d’étudiants » et rappelle (autre titre) « [Les principales dispositions de la loi du 11 août 2007l »
[5] Le 17 janvier, Le Monde titre « Les enseignants en formation seront moins bien payés » et, relayant l’annonce ministérielle de « mesures financières pour remédier au risque de sélection sociale dû à l’allongement de la durée d’études », explique que « la réforme de la formation des enseignants se précise ». Manifestement Le Monde ne s’inquiète guère des oppositions qu’elle rencontre depuis longtemps.
[6] Voir les commentaires du « Bouillaud’s Weblog - bloc-notes d’un politiste.
[7] Sur la « grogne », lire ici même : « La “grogne” : grévistes et manifestants sont-ils des animaux ? », juin 2003 et voir ce mot - Voir également, notre livre Médias et mobilisations sociales, chapitre III. “Les grognements du peuple : Où l’on tend l’oreille pour entendre les patients témoigner de leur « malaises » et de leurs propres actions.”
[8] L’article propose un point sur le système actuel d’évaluation, les « reproches » qui lui sont adressés, puis indique qu’« en réponse à ceux qui craignaient l’arbitraire , la ministre a légèrement modifié son projet […] malgré ses précisions , les opposants au projet ne désarment pas […] » le Snesup-fsu qui se dit favorable à l’évaluation tout en précisant qu’elle fait déjà partie du quotidien des enseignants-chercheurs, proteste contre la philosophie générale du texte ». Ici prend place la seule citation des « opposants », mais qui n’explique pas leur protestation contre la « philosophie du texte », puisqu’elle porte uniquement sur le système actuel d’évaluation.
[9] Comme le semble le confirmer son article sur les « rumeurs » opposées aux informations officielles, voir infra
[10] Article intitulé « La contestation enfle dans les universités contre les réformes du gouvernement ».
ACRIMED - 18.03.09
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