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11/02/2009

France Télécom : 22 000 départs pas si « volontaires »

Lise Barcellini

Entre juin 2005 et fin 2008, 22 000 postes ont été supprimés, sans aucun licenciement sec, mais au prix d'un malaise croissant chez les salariés.

"Jacques, mon pauvre Jacques, t'es pas doué tu sais, depuis le temps que je te le dis, tu devrais changer de métier… Je vais être derrière toi toute la journée parce que t'es lent, t'es trop lent, quand les autres font trois clients, toi tu en fais un, un tout petit…"

Poussé à bout par son chef de service devant ses collègues, Jacques finit par démissionner.

Ce soir, la scène se joue au théâtre. Mais la réalité est toute proche. Et pour cause: la pièce a été écrite à partir de témoignages de salariés de France Télécom. "Les impactés", a été créée sur commande de deux syndicats (Sud et CGT) de France Télécom, par la compagnie Naje - Nous n'abandonnerons jamais l'espoir (qui utilise la technique du théâtre forum). (Voir la vidéo)



"Sinon, c'était quoi? La dépression? Le suicide?"

Les vrais salariés sont, pour l'occasion, de l'autre côté du miroir, dans l'audience, très émus d'assister à des situations qu'ils connaissent si bien. Tous confirment être sous pression.

Parmi eux, Isabelle. Depuis quelques mois, elle ne travaille plus à France Télécom: elle a bénéficié du mécanisme de "mobilité vers la fonction publique". Elle ne voulait pas partir. Mais elle a quand même fini par quitter l’entreprise pour laquelle elle avait toujours travaillé. Elle lâche, le cœur gros: "Sinon, c’était quoi? La dépression, le suicide?" (Voir la vidéo)



Isabelle est fonctionnaire, elle considère qu’elle a été poussée vers la sortie. Et qu’elle loin d'être la seule. La direction n’a pas la même vision des choses. Contacté par Eco89, le directeur des relations sociales du groupe, Laurent Zylberberg, indique:

"On ne pousse personne vers la sortie. Il y a des opportunités que l'on présente. Il y a des gens qui voient que l'entreprise a bougé... et dans laquelle ils ne se reconnaissent plus."

Pierre Morville, délégué central de la CFE-CGC, le dit en des termes bien différents:

"Pour beaucoup de salariés, c'est l'effondrement des valeurs auxquelles ils ont cru toute leur vie."

22 000 départs "volontaires"

En une dizaine d'années, leur entreprise a bien changé. Transformation en société anonyme, ouverture du capital, privatisation. Dernier épisode douloureux pour les salariés: le plan NExT qui visait à supprimer 22 000 emplois entre juin 2005 et fin 2008 et d'embaucher 6000 personnes sur la même période. Pas de licenciement sec. Pas de plan social.

L'heure du bilan est arrivé. La direction ne devrait pas rendre public les chiffres avant mars, mais elle a déjà confirmé à Eco89 "être en ligne avec les objectifs fixés".

Il y a bien des mobilisations locales contre les fermetures de sites, à Morlaix par exemple. Mais difficile pour les syndicats de mobiliser les 100 000 salariés du groupe, éparpillés sur 10 000 sites. Au final, la plupart des départs ont été vécus par les salariés comme des destins individuels.

Individualiser les situations: c'est justement l'une des stratégies de la direction. L'entreprise communique volontiers sur les mesures d'accompagnement et de reconversion individuelles: création d'entreprise ("essaimage"), "projet personnel accompagné", mobilité vers la fonction publique, départ en pré-retraite.

"Une façon de faire partir les gens, c'est de les rendre malade"

Mais d'autres motifs (que la direction ne mentionne pas) ont poussé les salariés au départ: les démissions et les congés maladie longue durée. "Une façon de faire partir les gens, c'est de les rendre malades", expliquent les syndicats. Problème: impossible d'obtenir la moindre statistique sur l'augmentation des congés maladie longue durée et du nombre de démissions.

Pendant l'année 2008, neuf suicides ont été recensés chez France Télécom. Aucun n'a été qualifié d'accident du travail par l'assurance maladie, ce que dénoncent les syndicats.

La souffrance des salariés est dénoncée par les syndicats de tous bords (des radicaux de Sud aux cadres de la CGC, unis sur cette question.) Mais la direction continue à présenter France Télécom comme "un groupe à l'écoute de ses salariés". En janvier 2000, une "commission stress" est créée; des cellules d’écoute et d’accompagnement ont également été mises en place. Pour autant, pas question de parler de "malaise" ni de "dépression", encore moins de "suicide". Le langage officiel préfère parler de "risques psycho-sociaux". Tout est question de vocabulaire.

"Le stress érigé en système de management"

Selon un sondage réalisé en Ile-de-France par l'Observatoire du stress et des mobilités forcées (dont les conclusions sont dénoncées par la direction), 70% des salariés interrogés craignent pour l'emploi ou pour leur emploi, et 70% ont le sentiment de ne pas avoir réussi leur vie professionnelle. Pas de quoi s'étonner, pour Pierre Morville du syndicat CFE-CGC:

"Pour arriver à faire partir 22 000 personnes, il faut en solliciter au moins le double."

Le rapport de Noëlle Burgi, Monique Crinon et Sonia Fayman sur le stress en PDF.Selon trois sociologues (Noëlle Burgi, Monique Crinon et Sonia Fayman), "le stress est érigé en système de management et de gestion des ressources humaines." C'est la conclusion de leur rapport au titre évocateur: "De l'art de programmer la maltraitance au travail". (Voir le document ci-contre)

Dans ce rapport, les sociologues décortiquent la spécificité de France Télécom: 70% des employés sont des fonctionnaires, et ils font les frais du passage de l'"usager" au "client-roi":

"La stigmatisation des fonctionnaires exprime le renoncement à la qualité de service public. Les fonctionnaires, dont l'identité au travail s'est forgée en s'investissant dans une mission de service public, en font les frais. Car l'entreprise ne veut pas prendre le risque de laisser subsister un garant du symbolique."

Ce rapport constitue l'un des éléments de l'ouvrage "Orange Stressé", commandé par trois syndicats (CFE-CGC, Sud, Unsa), et rendu public en novembre lors des deuxièmes états généraux de "l'observatoire du stress et des mobilités forcées".

Interrogé sur la stigmatisation des fonctionnaires et les méthodes employées pour réduire les effectifs, le directeur des relations sociales de France Télécom, Laurent Zylberberg, répond:

"C'est à nous de faire en sorte d'aider les gens à se retrouver dans la vision stratégique de l'entreprise, de proposer différents outils. Je n’exclus pas qu’il y ait des managers qui ont pu faire cela avec plus ou moins de délicatesse, comme je n’exclus pas qu’il y ait des comportements individuels de blocage."

En clair, selon la direction, les managers qui poussent les salariés vers la sortie ne sont que des cas isolés. Autre enseignement à tirer de ces propos: pour la direction, les salariés qui ne veulent pas partir ou se reconvertir constituent un blocage. Un frein à la stratégie du groupe.

Un manuel pour aider les managers à remplir leur quota

Un salarié de France Télécom, qui souhaite rester anonyme, raconte:

"Dans l'entité dont je fais partie, on a dit qu'il fallait supprimer douze postes, sans dire qui devait partir. Douze types ont la tête coupée. (...) On ne dit pas aux managers comment arriver à les faire partir, mais c'est un élément de performance. (...) Ce n’est pas la consigne du bourreau mais plutôt celle du quota."

La direction établit les objectifs, aux managers ensuite de faire en sorte qu'ils soient remplis. A eux, de faire le sale boulot. Pour les aider, on leur a néanmoins distribué un manuel. Un document confidentiel qu'Eco89 a pu consulter.

De nombreuses situations de salariés non-enclins au départ y sont répertoriées. Ceux qui disent: "Pourquoi ça tombe sur moi? Pourquoi ça n'est pas vous qui partez?"; d'autres qui lancent: "Je ne comprends pas bien cette volonté que le personnel quitte France Télécom! Les chiffres sont bons! Et personnellement je suis bien ici, mon travail me plaît!"

A côté de chaque situation-type de salariés, le document propose aux managers des astuces et autres formules toutes faites pour y répondre. Exemple:

"Je comprends, vous vous sentez bien ici, et vous ne voyez pas ce qui pourrait vous faire changer d'avis? (silence, attendre). Et lorsque quelqu'un se sent bien, il imagine que la situation peut rester longtemps ainsi. A moi de vous dire que la situation de notre unité peut évoluer. Se préparer à changer, c'est avoir un coup d'avance."

Après NExT, un changement de stratégie

La CFE-CGC a annoncé mi-janvier un plan de 10 000 à 12 000 suppressions de postes en trois ans. La direction dément. Le PDG du groupe, Didier Lombard, a indiqué dans la presse qu'il n'y aurait plus de "planification". Car, depuis le lancement du plan NExT en juin 2005, la donne a changé.

A l'époque, il fallait à tout prix rassurer les actionnaires: l'annonce de 22 000 suppressions de poste devait permettre le retour en grâce de France Télécom en Bourse. En 2009, il vaut mieux faire figure de ne pas sacrifier ses salariés.

Pour Patrick Ackermann, secrétaire fédéral Sud et délégué général central adjoint, la méthode change mais pas le résultat:

"Didier Lombard a indiqué qu'il sortait de la logique de planification, qu'il n'y aura donc plus d'annonce de plan de type NExT, mais on n'a pas le sentiment pour autant que les suppressions de poste vont s'arrêter. Ils vont juste se garder de communiquer dessus."

Rue89 - 11.02.09

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