David Garcia
Dimanche 23 janvier 2010, Lance Armstrong annonce sa retraite sportive : un reportage du 20 heures de France 2 revient sur les affaires de dopage qui ont émaillé la carrière du coureur cycliste. Mais pas sur l’impunité médiatique dont il a pu jouir jusqu’au dernier moment, notamment auprès du service des sports de France Télévisions, qui a jalousement veillé sur l’image du champion - par amitié, admiration et intérêt bien compris. Toute une conception du journalisme.
« C’est une nouvelle fois le dopage qui poursuit l’ancien champion, et cela après la publication de nouvelles révélations » : les mots de Laurent Delahousse au 20h de France 2, dimanche 23 janvier 2010, semblent indiquer que le septuple vainqueur du Tour de France ne jouit plus de son impunité médiatique depuis qu’il a pris sa retraite… quelques heures plus tôt. A entendre le reportage, rythmé par une mise en scène qui emprunte à la fois au thriller – avec musique d’ambiance – et au documentaire « d’investigation » – avec titres de séquences sur fond noir –, on se pince pour croire qu’on est bien sur la chaîne qui retransmet la Grande Boucle chaque été, à grands renforts de moyens logistiques et de commentaires épiques.
« L’ombre d’un doute. La fin d’une carrière mais pas la fin des affaires. Dès demain, les 23 millions de lecteurs du magazine Sports illustrated vont prendre connaissance d’une enquête où les accusations de dopage accablent le Texan. […] Mais à chaque fois, l’Américain nie en bloc ». Distance critique, énoncé des faits, rien que des faits, la voix off « fait le métier » comme on dit dans le milieu du vélo – un métier qu’on avait parfois cru oublié, certains mois d’été, sur France 2. « Mais c’est qui ce mec ? C’est que des conneries, ça n’a jamais existé », riposte « L.A. ». Grossier, à la limite de l’agressivité, l’ex-champion états-unien apparaît sous un jour peu amène. « N’empêche, la justice américaine a décidé d’ouvrir une enquête confiée à Jeff Noviski, l’homme à l’origine de l’affaire Balco, le plus grand scandale de dopage de l’histoire des Etats-Unis. C’est lui qui a fait tomber Marion Jones, triple championne olympique, emprisonnée pour parjure ». Autant dire que France 2 ne donne pas cher de la peau de l’ami de George Bush.
« Dopé ou pas dopé ? », demande la voix off au journaliste Pierre Ballester, auteur d’enquêtes fouillées et sans concession sur Lance Armstrong [1]. « Vous plaisantez. Non seulement il est dopé, mais il a triché, il a menti, c’est l’incarnation suprême de la triche dans le sport », assène l’ancien enquêteur de L’Equipe. Conclusion implacable du reportage : « Lance Armstrong retraité après 19 ans de carrière, sept Tours de France emportés mais à quel prix... ».
Complétons : au prix, notamment, de la connivence systématique entre le service des sports de France télévisions et un coureur qui régna sans partage sur le cyclisme mondial de 1999 à 2005, avant de reprendre du service en 2009 après une première période de retraite.
Petit retour en arrière de six mois. Dimanche 18 juillet 2010. Une semaine avant l’arrivée du Tour de France, « Stade 2 » déroule le tapis rouge pour Lance Armstrong. En plateau, l’Américain coudoie le consultant et double vainqueur du Tour Laurent Fignon, atteint d’un cancer en phase terminale [2].
« On voulait vous présenter un ami à vous, vous voyez c’est Michel », s’amuse le présentateur de l’émission hebdomadaire de sport du service public, Lionel Chamoulaud. Apparaît alors en « duplex » la tête de Michel Drucker, inamovible maître d’orchestre de l’émission « Vivement dimanche », également sur France 2 :
- Lance Armstrong : « Où êtes-vous en Provence ? Dans une semaine j’y serai aussi. Je partagerai un verre de rosé avec vous ».
- Lionel Chamoulaud : « On entend les cigales : "chu chu chu chu". Il n’y a pas un vélo qui vous attend Michel de la part de Lance ? »
- Michel Drucker : « Il faut lui poser la question… »
- Lionel Chamoulaud : « Il n’y a pas une petite surprise pour Michel, Lance ? ».
Et de fait, il y a bien une petite surprise : un vélo de « Lance », un cadeau pour son ami « Michel », qui minaude : « Lance m’a fait beaucoup de cadeaux ».
Trêve d’amabilités, il faut maintenant aller au charbon, passer Lance Armstrong sur le gril. Lionel le sait, il est titulaire d’une carte de presse. « Greg Lemond [3] dans la presse vous attaquait ce matin, en disant c’est peut-être la fin, la chute. Il voulait parler de l’affaire Landis [4]. Est-ce que ce sont des choses qui vous inquiètent ? Il y a une procédure en cours actuellement…il y a une enquête fédérale », interroge – si l’on peut dire – Lionel Chamoulaud, l’air désolé.
Visage tendu, Lance Armstrong se jette à l’eau. « Greg consacre sa vie à me taper [sic]. Il est obsédé par cette question [du dopage]. […] Je ne suis pas du tout inquiet. N’oubliez pas qu’il y a dix ans qu’il y a des enquêtes et on n’a jamais rien trouvé ». Lionel Chamoulaud ne relance pas Armstrong, qui vient pourtant d’énoncer une contre-vérité flagrante. Le 21 juillet 1999, Le Monde révèle que des traces de corticoïdes ont été décelées dans des échantillons lui appartenant. Ce dernier sera blanchi par l’Union cycliste internationale [5]. Il faut dire que le président de l’UCI Hein Verbruggen n’a jamais caché son admiration envers le coureur américain. Au nom d’une conception partagée du sport spectacle. Le 23 août 2005, L’Equipe dénonce « le mensonge Armstrong ». Documents à l’appui, Damien Ressiot, spécialiste du dopage au quotidien sportif, démontre que le coureur américain s’est dopé à l’EPO pendant le Tour de France 1999.
La corvée des questions sur le dopage expédiée (60 secondes sur une durée totale de 18 minutes), Lionel laisse le mot de la fin à Michel. « Lionel, je vous remercie pour ce moment inoubliable [...] vous m’aviez appelé pour me dire qu’il cherchait à faire une émission ». « Il », c’est Lance, qui a trouvé en Michel un attaché de presse hors pair.
L’autre grand ami de Lance a pour nom Jean-René Godart, journaliste au service des sports de France 2, suiveur attitré de la vedette américaine et thuriféraire infatigable. « Lance Armstrong est un ami et j’ai été peiné de voir qu’on a voulu l’incriminer de tricherie de dopage, six ans après. C’est honteux alors qu’il n’a jamais été contrôlé positif, jamais, jamais, jamais », déclarait-il à La presse de la Manche le 16 avril 2008.
Le « journalisme » sportif d’un professionnel comme Jean-René Godart consiste pour l’esssentiel à... professer son amour du sport et son admiration pour les sportifs. Sa mission ? Exalter le champion, et chanter ses hauts faits, quitte à passer sous silence d’autres faits qui risqueraient de ternir la légende dorée d’un coureur dont les « exploits » sont sujets à caution depuis plus de dix ans.
Ce journalisme sportif là ne s’abaisserait pas à fouiller les poubelles – celles de l’US Postal par exemple.
Le 18 juillet 2000, à l’arrivée de la 16ème étape Courchevel-Morzine de la Grande Boucle, des journalistes de France 3 « surprennent les occupants d’une voiture en train de ramasser des sacs en plastique dans le périmètre réservé à l’équipe US Postal, avant de s’en débarrasser plus tard à l’abri des regards indiscrets. Inspirés, les Rouletabille ramassent les sacs-poubelles et les rapportent à leur rédaction. Cette filature de haut vol marque le début de l’affaire des "poubelles de l’US Postal" [6] ».
Cent-soixante seringues, des plaquettes de médicaments interdits, des compresses... Le journaliste Hugues Huet transmet le contenu des poubelles à la brigade des stupéfiants. De quoi alimenter une enquête préliminaire qui débouchera sur « une information judiciaire contre X visant d’éventuels faits de dopage » au sein de l’US Postal. Le reportage est diffusé dans le 19/20 du 24 novembre 2000. « A raison de 4 à 6 injections par jour par coureur, 160 seringues représentent grosso modo la consommation pour trois à cinq jours de course », explique face caméra Willy Voet, l’ex-soigneur de l’équipe Festina, mis en examen dans le cadre du procès Festina [7].
Si les journalistes de Stade 2 ne font pas les poubelles, le dimanche suivant, ils rendent compte du scoop de leurs collègues. Mais comment ? Pour l’anecdote, c’est le corédacteur en chef et présentateur de la grand-messe du service des sports de France 2, Christian Prud’homme qui lance le sujet – celui-là même qui intégrera la maison Amaury [8] trois ans plus tard, sous la casquette de directeur adjoint du Tour de France, avant d’en devenir directeur en 2005, au lendemain de la septième et dernière victoire de Lance Armstrong. Quant à l’auteur du reportage, il s’abstient de toute fioriture. Le commentaire est sobre, dense, et surtout, très bref : « Une enquête est ouverte contre l’équipe de Lance Armstrong, vainqueur des Tours de France 1999 et 2000. L’US Postal pourrait avoir utilisé des médicaments d’origine norvégienne qui accompagneraient la prise de produits dopants, dit-on de source judiciaire ». L’affaire est bouclée... en 21 secondes !
Un laconisme qui illustre deux conceptions du métier. Contrairement aux Chamoulaud, Godart et consorts, les « Rouletabille » ne travaillaient pas au service des sports. Ils dépendaient du service « informations générales » de la rédaction nationale de France 3. A ce titre, ils étaient sinon totalement indépendants, du moins partiellement affranchis du partenariat entre France télévisions et le groupe Amaury. Pendant que les limiers du 19/20 fouillaient les poubelles de l’US Postal, le « Vélo club » de France 2 ne lésinait pas sur la brosse à reluire. « Mais qui est donc cet homme un peu énigmatique qui cette année encore a écrasé le Tour de tout son poids, de sa formidable rage de vaincre ? », s’interroge un journaliste sportif pétri d’admiration [9]. Un Lance Armstrong « impressionnant, intouchable même pour les coureurs ordinaires du peloton ». Pas la moindre allusion à l’ombre du dopage.
Se gardant bien d’écorner la légende, les émissions du service des sports de France télévisions (« Sur les routes du Tour », « Le vélo club », « Stade 2 » sur France 2 et « Tout le sport » sur France 3) dessineront un portrait louangeur du champion, exempt de toute critique, de toute question, tout au long de la décennie Armstrong. Florilège...
Les 3 et 4 juillet 2004, l’émission « Sur les routes du Tour », présentée par Gérard Holtz, se glisse « dans la roue d’Armstrong ». « Ce qui m’impressionne c’est son professionnalisme, c’est pour ça que je l’ai appelé le pro des pros », s’enthousiasme le toujours sémillant Gérard Holtz. Comment expliquer les performances exceptionnelles d’Armstrong, dont l’aisance dans les cols et lors des contre-la-montre écoeurait la concurrence ? « Depuis son cancer il a changé, il a perdu beaucoup de poids, mais je pense que dans le cerveau il a changé, il est devenu quelqu’un, il est heureux d’être sur le vélo », décrypte Paul Scherwen, consultant pour Outdoor life network, la chaîne états-unienne qui coproduit ce mini-documentaire sur Armstrong. Ancien cycliste professionnel dans les années 80, Scherwen ne cache pas ses liens d’amitié avec le roi de la Grande Boucle. Les images montrent un Lance Armstrong qui s’entraîne durement. Ou passant des tests en soufflerie pour améliorer sa résistance à l’air sur un vélo. Le message est clair : le coureur est le meilleur parce qu’il est le mieux préparé. Ce qui est sans doute vrai, mais demeure un peu court.
En guise de dessert, Jean-René Godard offre au spectateur une interview aux petits oignons de l’ami texan. « Jean-René Godart a rencontré Lance Armstrong il y a quelques jours, juste avant la publication du livre L.A. confidential. Il n’a pas été question de ce livre dans l’interview que vous avez réalisé [Jean-René Godart opine du chef]. Mais ce qui est très intéressant ce sont ses confidences à propos de ses rivaux, à propos de son état d’esprit. […] Rarement il s’est confié avec autant de force et d’émotion », souffle Gérard Holtz, toujours aussi inspiré. Mais pas question de solliciter les confidences du champion sur un livre qui évoque des témoignages accréditant les soupçons de dopage.
- Jean-René Godart : « Vous ne trouvez pas que vous avez déjà trop gagné ? ».
- Lance Armstrong : « Je ne pense qu’à gagner. J’ai toujours horreur de perdre, d’être battu ».
« Sur les routes du Tour » à nouveau, un an plus tard, le 2 juillet 2005. On prend les mêmes et on recommence. Toujours aussi souriant et enthousiaste, Gérard Holtz introduit la « belle interview à Jean-René Godard à propos de tous les grands sujets d’actualité. C’est évidemment très intéressant de l’entendre [Lance Armstrong] au moment où le Tour de France 2005 va commencer ».
- Jean-René Godart : « Lance Armstrong, arrêter, c’est une décision difficile pour vous, parce que vous aimez le cyclisme, mais c’est rendre heureux vos trois enfants, votre compagne, Sheryl Crow ». Le journaliste enchaîne alors sur un autre grand sujet d’actualité.
- Jean-René Godart : « Le mot rêve, the dream, pour vous, les rêves, ce sera toujours à travers le Tour de France, c’est vraiment la course qui vous aura toujours fait rêver, depuis que vous avez commencé à faire du sport ».
- Lance Armstrong : « Bien sûr. Je pense que le Tour de France est incontournable. Le Tour, c’est le symbole de la course. Avec les sponsors, avec Johann Bruyneel, on a toujours dit, que c’était la course qu’il faut gagner. Si tu demandes dans la rue à Moscou, New York, Istanbul, le nom d’une course, les gens répondent toujours le Tour de France ».
La Grande Boucle est le produit phare de France 2. Et Lance Armstrong sa tête de gondole. Après cette petite séance d’autopromotion, à laquelle Lance se prête de bonne grâce, Jean-René renvoie l’ascenseur, en communicant chevronné.
- Jean-René Godart : « Durant les trois prochaines semaines, ce sera votre dernier Tour de France. Est-ce que vous voudriez que ces trois semaines soient celles d’une compréhension totale avec le public français, pour qu’il vous regarde comme l’homme qui a gagné six Tours de France mais aussi celui qui a vaincu le cancer notamment ».
- Lance Armstrong : « […] Le public m’a toujours soutenu, même s’il y a des questions qui se posent, sur le dopage, les affaires. J’ai toujours répondu, je n’ai jamais fui. J’ai été mis au centre de l’actualité. J’ai toujours fait face, toujours répondu » [10].
L’échange qui précède, chargé de sous-entendus et d’élégants euphémismes a tout du numéro préparé à l’avance par deux équilibristes qui se trouvent les yeux fermés. Dans le « regard » du public français, il y a bien entendu des doutes assez universellement partagés – services des sports du service public mis à part. Doutes qui ne sont pas étrangers à une popularité moins « totale » que ne le laisse entendre Armstrong. Et si ce dernier a « toujours répondu », ce n’est en tout cas pas aux « questions qui se posent » et que son ami Jean-René a l’amabilité de ne pas lui poser. Tant d’autres « grands sujets d’actualité » attendent l’éclairage du champion.
Une dernière question avant de reprendre la route :
- Jean-René Godart : « Qu’allez-vous faire ? ».
- Lance Armstrong : « Mon implication dans la lutte contre le cancer sera éternelle ». Comme lors de chaque interview du champion, Jean-René Godart arbore d’ailleurs au poignet le bracelet de la fondation Livestrong [11]. Et ne manque jamais de rappeler les intentions nobles et désintéressées de « L.A. »...
Armstrong a gagné sept Tours de France, un record. Il peut remercier ses amis du service des sports de France télévisions, irréprochables dans le rôle du porteur d’eau. « A quel prix ? »
David Garcia
« L’ombre d’un doute. La fin d’une carrière mais pas la fin des affaires. Dès demain, les 23 millions de lecteurs du magazine Sports illustrated vont prendre connaissance d’une enquête où les accusations de dopage accablent le Texan. […] Mais à chaque fois, l’Américain nie en bloc ». Distance critique, énoncé des faits, rien que des faits, la voix off « fait le métier » comme on dit dans le milieu du vélo – un métier qu’on avait parfois cru oublié, certains mois d’été, sur France 2. « Mais c’est qui ce mec ? C’est que des conneries, ça n’a jamais existé », riposte « L.A. ». Grossier, à la limite de l’agressivité, l’ex-champion états-unien apparaît sous un jour peu amène. « N’empêche, la justice américaine a décidé d’ouvrir une enquête confiée à Jeff Noviski, l’homme à l’origine de l’affaire Balco, le plus grand scandale de dopage de l’histoire des Etats-Unis. C’est lui qui a fait tomber Marion Jones, triple championne olympique, emprisonnée pour parjure ». Autant dire que France 2 ne donne pas cher de la peau de l’ami de George Bush.
« Dopé ou pas dopé ? », demande la voix off au journaliste Pierre Ballester, auteur d’enquêtes fouillées et sans concession sur Lance Armstrong [1]. « Vous plaisantez. Non seulement il est dopé, mais il a triché, il a menti, c’est l’incarnation suprême de la triche dans le sport », assène l’ancien enquêteur de L’Equipe. Conclusion implacable du reportage : « Lance Armstrong retraité après 19 ans de carrière, sept Tours de France emportés mais à quel prix... ».
Complétons : au prix, notamment, de la connivence systématique entre le service des sports de France télévisions et un coureur qui régna sans partage sur le cyclisme mondial de 1999 à 2005, avant de reprendre du service en 2009 après une première période de retraite.
Petit retour en arrière de six mois. Dimanche 18 juillet 2010. Une semaine avant l’arrivée du Tour de France, « Stade 2 » déroule le tapis rouge pour Lance Armstrong. En plateau, l’Américain coudoie le consultant et double vainqueur du Tour Laurent Fignon, atteint d’un cancer en phase terminale [2].
« On voulait vous présenter un ami à vous, vous voyez c’est Michel », s’amuse le présentateur de l’émission hebdomadaire de sport du service public, Lionel Chamoulaud. Apparaît alors en « duplex » la tête de Michel Drucker, inamovible maître d’orchestre de l’émission « Vivement dimanche », également sur France 2 :
- Lance Armstrong : « Où êtes-vous en Provence ? Dans une semaine j’y serai aussi. Je partagerai un verre de rosé avec vous ».
- Lionel Chamoulaud : « On entend les cigales : "chu chu chu chu". Il n’y a pas un vélo qui vous attend Michel de la part de Lance ? »
- Michel Drucker : « Il faut lui poser la question… »
- Lionel Chamoulaud : « Il n’y a pas une petite surprise pour Michel, Lance ? ».
Et de fait, il y a bien une petite surprise : un vélo de « Lance », un cadeau pour son ami « Michel », qui minaude : « Lance m’a fait beaucoup de cadeaux ».
Trêve d’amabilités, il faut maintenant aller au charbon, passer Lance Armstrong sur le gril. Lionel le sait, il est titulaire d’une carte de presse. « Greg Lemond [3] dans la presse vous attaquait ce matin, en disant c’est peut-être la fin, la chute. Il voulait parler de l’affaire Landis [4]. Est-ce que ce sont des choses qui vous inquiètent ? Il y a une procédure en cours actuellement…il y a une enquête fédérale », interroge – si l’on peut dire – Lionel Chamoulaud, l’air désolé.
Visage tendu, Lance Armstrong se jette à l’eau. « Greg consacre sa vie à me taper [sic]. Il est obsédé par cette question [du dopage]. […] Je ne suis pas du tout inquiet. N’oubliez pas qu’il y a dix ans qu’il y a des enquêtes et on n’a jamais rien trouvé ». Lionel Chamoulaud ne relance pas Armstrong, qui vient pourtant d’énoncer une contre-vérité flagrante. Le 21 juillet 1999, Le Monde révèle que des traces de corticoïdes ont été décelées dans des échantillons lui appartenant. Ce dernier sera blanchi par l’Union cycliste internationale [5]. Il faut dire que le président de l’UCI Hein Verbruggen n’a jamais caché son admiration envers le coureur américain. Au nom d’une conception partagée du sport spectacle. Le 23 août 2005, L’Equipe dénonce « le mensonge Armstrong ». Documents à l’appui, Damien Ressiot, spécialiste du dopage au quotidien sportif, démontre que le coureur américain s’est dopé à l’EPO pendant le Tour de France 1999.
La corvée des questions sur le dopage expédiée (60 secondes sur une durée totale de 18 minutes), Lionel laisse le mot de la fin à Michel. « Lionel, je vous remercie pour ce moment inoubliable [...] vous m’aviez appelé pour me dire qu’il cherchait à faire une émission ». « Il », c’est Lance, qui a trouvé en Michel un attaché de presse hors pair.
L’autre grand ami de Lance a pour nom Jean-René Godart, journaliste au service des sports de France 2, suiveur attitré de la vedette américaine et thuriféraire infatigable. « Lance Armstrong est un ami et j’ai été peiné de voir qu’on a voulu l’incriminer de tricherie de dopage, six ans après. C’est honteux alors qu’il n’a jamais été contrôlé positif, jamais, jamais, jamais », déclarait-il à La presse de la Manche le 16 avril 2008.
Le « journalisme » sportif d’un professionnel comme Jean-René Godart consiste pour l’esssentiel à... professer son amour du sport et son admiration pour les sportifs. Sa mission ? Exalter le champion, et chanter ses hauts faits, quitte à passer sous silence d’autres faits qui risqueraient de ternir la légende dorée d’un coureur dont les « exploits » sont sujets à caution depuis plus de dix ans.
Ce journalisme sportif là ne s’abaisserait pas à fouiller les poubelles – celles de l’US Postal par exemple.
Le 18 juillet 2000, à l’arrivée de la 16ème étape Courchevel-Morzine de la Grande Boucle, des journalistes de France 3 « surprennent les occupants d’une voiture en train de ramasser des sacs en plastique dans le périmètre réservé à l’équipe US Postal, avant de s’en débarrasser plus tard à l’abri des regards indiscrets. Inspirés, les Rouletabille ramassent les sacs-poubelles et les rapportent à leur rédaction. Cette filature de haut vol marque le début de l’affaire des "poubelles de l’US Postal" [6] ».
Cent-soixante seringues, des plaquettes de médicaments interdits, des compresses... Le journaliste Hugues Huet transmet le contenu des poubelles à la brigade des stupéfiants. De quoi alimenter une enquête préliminaire qui débouchera sur « une information judiciaire contre X visant d’éventuels faits de dopage » au sein de l’US Postal. Le reportage est diffusé dans le 19/20 du 24 novembre 2000. « A raison de 4 à 6 injections par jour par coureur, 160 seringues représentent grosso modo la consommation pour trois à cinq jours de course », explique face caméra Willy Voet, l’ex-soigneur de l’équipe Festina, mis en examen dans le cadre du procès Festina [7].
Si les journalistes de Stade 2 ne font pas les poubelles, le dimanche suivant, ils rendent compte du scoop de leurs collègues. Mais comment ? Pour l’anecdote, c’est le corédacteur en chef et présentateur de la grand-messe du service des sports de France 2, Christian Prud’homme qui lance le sujet – celui-là même qui intégrera la maison Amaury [8] trois ans plus tard, sous la casquette de directeur adjoint du Tour de France, avant d’en devenir directeur en 2005, au lendemain de la septième et dernière victoire de Lance Armstrong. Quant à l’auteur du reportage, il s’abstient de toute fioriture. Le commentaire est sobre, dense, et surtout, très bref : « Une enquête est ouverte contre l’équipe de Lance Armstrong, vainqueur des Tours de France 1999 et 2000. L’US Postal pourrait avoir utilisé des médicaments d’origine norvégienne qui accompagneraient la prise de produits dopants, dit-on de source judiciaire ». L’affaire est bouclée... en 21 secondes !
Un laconisme qui illustre deux conceptions du métier. Contrairement aux Chamoulaud, Godart et consorts, les « Rouletabille » ne travaillaient pas au service des sports. Ils dépendaient du service « informations générales » de la rédaction nationale de France 3. A ce titre, ils étaient sinon totalement indépendants, du moins partiellement affranchis du partenariat entre France télévisions et le groupe Amaury. Pendant que les limiers du 19/20 fouillaient les poubelles de l’US Postal, le « Vélo club » de France 2 ne lésinait pas sur la brosse à reluire. « Mais qui est donc cet homme un peu énigmatique qui cette année encore a écrasé le Tour de tout son poids, de sa formidable rage de vaincre ? », s’interroge un journaliste sportif pétri d’admiration [9]. Un Lance Armstrong « impressionnant, intouchable même pour les coureurs ordinaires du peloton ». Pas la moindre allusion à l’ombre du dopage.
Se gardant bien d’écorner la légende, les émissions du service des sports de France télévisions (« Sur les routes du Tour », « Le vélo club », « Stade 2 » sur France 2 et « Tout le sport » sur France 3) dessineront un portrait louangeur du champion, exempt de toute critique, de toute question, tout au long de la décennie Armstrong. Florilège...
Les 3 et 4 juillet 2004, l’émission « Sur les routes du Tour », présentée par Gérard Holtz, se glisse « dans la roue d’Armstrong ». « Ce qui m’impressionne c’est son professionnalisme, c’est pour ça que je l’ai appelé le pro des pros », s’enthousiasme le toujours sémillant Gérard Holtz. Comment expliquer les performances exceptionnelles d’Armstrong, dont l’aisance dans les cols et lors des contre-la-montre écoeurait la concurrence ? « Depuis son cancer il a changé, il a perdu beaucoup de poids, mais je pense que dans le cerveau il a changé, il est devenu quelqu’un, il est heureux d’être sur le vélo », décrypte Paul Scherwen, consultant pour Outdoor life network, la chaîne états-unienne qui coproduit ce mini-documentaire sur Armstrong. Ancien cycliste professionnel dans les années 80, Scherwen ne cache pas ses liens d’amitié avec le roi de la Grande Boucle. Les images montrent un Lance Armstrong qui s’entraîne durement. Ou passant des tests en soufflerie pour améliorer sa résistance à l’air sur un vélo. Le message est clair : le coureur est le meilleur parce qu’il est le mieux préparé. Ce qui est sans doute vrai, mais demeure un peu court.
En guise de dessert, Jean-René Godard offre au spectateur une interview aux petits oignons de l’ami texan. « Jean-René Godart a rencontré Lance Armstrong il y a quelques jours, juste avant la publication du livre L.A. confidential. Il n’a pas été question de ce livre dans l’interview que vous avez réalisé [Jean-René Godart opine du chef]. Mais ce qui est très intéressant ce sont ses confidences à propos de ses rivaux, à propos de son état d’esprit. […] Rarement il s’est confié avec autant de force et d’émotion », souffle Gérard Holtz, toujours aussi inspiré. Mais pas question de solliciter les confidences du champion sur un livre qui évoque des témoignages accréditant les soupçons de dopage.
- Jean-René Godart : « Vous ne trouvez pas que vous avez déjà trop gagné ? ».
- Lance Armstrong : « Je ne pense qu’à gagner. J’ai toujours horreur de perdre, d’être battu ».
« Sur les routes du Tour » à nouveau, un an plus tard, le 2 juillet 2005. On prend les mêmes et on recommence. Toujours aussi souriant et enthousiaste, Gérard Holtz introduit la « belle interview à Jean-René Godard à propos de tous les grands sujets d’actualité. C’est évidemment très intéressant de l’entendre [Lance Armstrong] au moment où le Tour de France 2005 va commencer ».
- Jean-René Godart : « Lance Armstrong, arrêter, c’est une décision difficile pour vous, parce que vous aimez le cyclisme, mais c’est rendre heureux vos trois enfants, votre compagne, Sheryl Crow ». Le journaliste enchaîne alors sur un autre grand sujet d’actualité.
- Jean-René Godart : « Le mot rêve, the dream, pour vous, les rêves, ce sera toujours à travers le Tour de France, c’est vraiment la course qui vous aura toujours fait rêver, depuis que vous avez commencé à faire du sport ».
- Lance Armstrong : « Bien sûr. Je pense que le Tour de France est incontournable. Le Tour, c’est le symbole de la course. Avec les sponsors, avec Johann Bruyneel, on a toujours dit, que c’était la course qu’il faut gagner. Si tu demandes dans la rue à Moscou, New York, Istanbul, le nom d’une course, les gens répondent toujours le Tour de France ».
La Grande Boucle est le produit phare de France 2. Et Lance Armstrong sa tête de gondole. Après cette petite séance d’autopromotion, à laquelle Lance se prête de bonne grâce, Jean-René renvoie l’ascenseur, en communicant chevronné.
- Jean-René Godart : « Durant les trois prochaines semaines, ce sera votre dernier Tour de France. Est-ce que vous voudriez que ces trois semaines soient celles d’une compréhension totale avec le public français, pour qu’il vous regarde comme l’homme qui a gagné six Tours de France mais aussi celui qui a vaincu le cancer notamment ».
- Lance Armstrong : « […] Le public m’a toujours soutenu, même s’il y a des questions qui se posent, sur le dopage, les affaires. J’ai toujours répondu, je n’ai jamais fui. J’ai été mis au centre de l’actualité. J’ai toujours fait face, toujours répondu » [10].
L’échange qui précède, chargé de sous-entendus et d’élégants euphémismes a tout du numéro préparé à l’avance par deux équilibristes qui se trouvent les yeux fermés. Dans le « regard » du public français, il y a bien entendu des doutes assez universellement partagés – services des sports du service public mis à part. Doutes qui ne sont pas étrangers à une popularité moins « totale » que ne le laisse entendre Armstrong. Et si ce dernier a « toujours répondu », ce n’est en tout cas pas aux « questions qui se posent » et que son ami Jean-René a l’amabilité de ne pas lui poser. Tant d’autres « grands sujets d’actualité » attendent l’éclairage du champion.
Une dernière question avant de reprendre la route :
- Jean-René Godart : « Qu’allez-vous faire ? ».
- Lance Armstrong : « Mon implication dans la lutte contre le cancer sera éternelle ». Comme lors de chaque interview du champion, Jean-René Godart arbore d’ailleurs au poignet le bracelet de la fondation Livestrong [11]. Et ne manque jamais de rappeler les intentions nobles et désintéressées de « L.A. »...
Armstrong a gagné sept Tours de France, un record. Il peut remercier ses amis du service des sports de France télévisions, irréprochables dans le rôle du porteur d’eau. « A quel prix ? »
David Garcia
Notes
[1] LA confidential, La Martinière, 2004 ; L.A. official, La Martinière, 2006 ; Un sale Tour, Seuil, 2009.
[2] Consultable sur le site de Bakchich, via l’article « Armstrong, France 2 se la joue petit bras ».
[3] Triple vainqueur de la Grande Boucle, Greg Lemond a mis en doute les performances de son compatriote dès ses premiers succès sur le Tour.
[4] Vainqueur du Tour 2006 déclassé après un contrôle antidopage positif, Floyd Landis accuse Lance Armstrong d’avoir organisé un système de dopage au sein de l’US Postal, l’équipe dont le texan était le chef de file.
[5] Le 5 juillet 1999, Lance Armstrong est contrôlé positif aux corticoïdes, comme six autres coureurs, épinglés pour le même motif entre les 5 et 8 juillet. « Parmi ces sept coureurs, quatre fournissent un justificatif thérapeuthique correspondant au motif indiqué sur le procès-verbal de contrôle. Les trois autres [dont Lance Armstrong] ont écrit "néant" à la rubrique "médicaments pris". Normalement, ces trois coureurs auraient dû être sanctionnés, sans la bienveillance coupable de l’Union cycliste internationale ». En fait, la fédération internationale a « organisé » un système d’ordonnances rédigées a posteriori. « Lance Armstrong passera entre les gouttes en usant de ce subterfuge » (source : La grande imposture, Jean-Pierre de Mondenard, entretiens avec David Garcia, Hugo, 2009)
[6] Cité dans La grande imposture, Jean-Pierre de Mondenard, entretiens avec David Garcia, Hugo, 2009.
[7] Le procès du dopage organisé au sein de l’équipe française Festina a eu lieu du 22 octobre au 7 novembre 2000.
[8] Propriétaire du Tour de France, le groupe Amaury possède par ailleurs L’Equipe et Le Parisien.
[9] Vélo club, France 2, 23 juillet 2000
[10] Lance Armstrong a notamment nié avoir pris de l’EPO en 1999, en dépit des preuves apportées par L’Equipe.
[11] Lance Armstrong a fondé cette association caritative en 1997, après sa guérison d’un cancer des testicules.
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