Pierre Tevanian
Petite sœur effacée de Juliet Berto, tout aussi sous-employée – ou disons-le : maltraitée – que sa grande sœur délurée par la Maison cinéma et le monde, Maria Schneider vient de mourir à l’âge de 58 ans. Les lignes qui suivent lui rendent hommage.
« Lui : “Passe-moi le beurre !” Elle : “Quoi ?” Lui : “Passe-moi le beurre, j’te dis !” Celle qui fait semblant de ne pas comprendre ce que lui demande Marlon Brando, c’est Maria Schneider, bombe brune de 19 ans qui entre dans la légende du cinéma avec cette scène cul-culte du Dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolucci. »
Ces phrases dont je préfère ne pas nommer l’auteur, trouvées par hasard dans un article en ligne du magazine Technikart, mais dont existent un milliard de variations à peu près partout, résument le drame de Maria Schneider, son enfermement d’emblée dans un seul rôle, une seule scène d’un seul film et une seule mythologie, un seul système symbolique et social en somme qui s’appelle le sexisme mais que d’aucuns rebaptisent pudiquement « légende du cinéma ». Ou que résument ces deux pauvres mots : « bombe brune ».
Et encore faut-il ajouter que ledit Tango parisien, avant même d’être réduit à une seule scène et une seule légende, est lui-même un tout petit film racoleur et surestimé, qui rapetisse Maria Schneider en la réduisant au statut de fantasme sexuel pour mâle quinquagénaire en crise. Un film androcentré comme peu d’autres, qui a vieilli plus mal encore que son héros masculin.
Une bombe, disent-ils et écrivent-ils, et en un sens ils ont raison, même si, pardonnez les, ils ne savent pas ce qu’ils font. D’abord parce qu’il ne sert à rien de taire la très particulière sensualité de Maria Schneider mais aussi à cause de l’inquiétude, de l’impression qu’elle donne à chaque instant d’une charge d’énergie totalement retenue, intériorisée, prête à exploser sous une forme difficilement imaginable (désespoir, colère, rage ?) – et pourtant toujours, en dernière instance, retenue totalement et intériorisée.
Quant au fait qu’elle soit brune, oui, mais il faudrait parler plutôt de ce visage brun sans origine identifiable, singulièrement calme et inquiet, et oxymorique encore à bien d’autres égards – par son regard, ses sourires, ses mouvements ou ses immobilités qui lui font quelque chose d’un enfant et quelque chose d’une centenaire, et par cette très étrange nonchalance qui ne ressemble pas au chant de Billie Holiday mais atteint le même niveau d’indécidabilité entre le rire et les pleurs, l’inquiétude et la sérénité, la sagesse et la folie, la plus grande joie et la plus profonde tristesse.
C’est évidemment Profession Reporter, le beau film mélancolique de Michelangelo Antonioni, qui révèle pour de bon, en 1975, la présence et le jeu sans pareils de Maria Schneider, même si son scénario est lui aussi androcentré. Puis Merry Go-Round de Jacques Rivette (1977), puis quelques films de Comolli, Schroeter et d’autres. Et enfin – surtout ? – les saisissantes séquences de Sois Belle Et Tais-Toi où, interrogée par Delphine Seyrig, elle revient sur le tournage du Dernier Tango, raconte comment Bertolucci a « fait le film avec Marlon », sans quasiment lui adresser la parole, et dit avec un calme impressionnant, presque avec tranquillité, sa lassitude des partenaires masculins comme Nicholson ou Brando qui ont deux fois son âge.
Le reste est un peu connu, et sans intérêt tellement supérieur à celui de la plaquette de beurre : la scène punk parisienne dont elle fut une « égérie », une « carrière à éclipses », la drogue, quelques retours à la fin des années 80, 90 et 2000… Reste le souvenir de sa sœur Juliet Berto, l’autre « bombe brune » de ces années 70, et un sentiment de gâchis, quand on repense à tout ce qui aurait pu suivre et compléter Profession Reporter et Sois Belle Et Tais Toi. D’Étienne Daho, à qui on ne pense pas a priori à l’associer, et qui n’a pas écrit sa chanson pour elle, voici, en hommage à une grande actrice, Bleu Comme Toi.
P.-S.
« Cette scène n’était pas dans le scénario. C’est Marlon qui a amené l’idée. Ils ne m’ont prévenue qu’au moment de tourner, j’étais dégoûtée. J’aurais dû appeler mon agent ou un avocat, parce qu’on ne peut pas forcer quelqu’un à faire quelque chose qui n’est pas dans le script, mais à l’époque je n’en savais rien. Marlon m’a dit : ne t’inquiète pas, ce n’est qu’un film, mais pendant la scène, même si ce que Marlon faisait n’était pas réel, j’ai pleuré pour de bon. Je me suis sentie humiliée et, pour être honnête, presque violée, à la fois par Marlon et par Bertolucci. Je n’ai jamais vraiment pardonné à Bertolucci la manière dont il m’a traitée. Quand je l’ai rencontrée il y a quelques années à Tokyo, je l’ai ignoré... En plus, lui et Marlon ont gagné une fortune avec ce film, alors que je n’ai touché que 2500 dollars. Et Bertolucci était communiste ! » (Maria Schneider)
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