Eurostat, l’office statistique de l’Union européenne, vient de faire fort, au double sens du terme. En publiant une imposante et importante somme d’informations sur les revenus et les conditions de vie en Europe (Income and living conditions in Europe), les experts européens apportent de l’eau aux moulins du savoir et de la politique. Le travail est considérable et comporte un ensemble impressionnant d’informations et d’analyses. C’est fort.
Mais, plus narquoisement, c’est fort aussi en termes de communication. Accompagnant la sortie de ce document, un communiqué de presse du 13 décembre 2010 titre « Dans l’UE27, 116 millions de personnes étaient menacées de pauvreté ou d’exclusion sociale en 2008 ». Il a été largement repris par les médias. Près du quart des Européens exclus ou pauvres ? Diable ! De quoi parle-t-on ? Quelques clarifications s’imposent.
Pauvreté et exclusion en trois dimensions
Tout d’abord il importe de rappeler que l’Union, après la stratégie de Lisbonne (valable pour la période 2000-2010) s’est engagée dans une nouvelle stratégie dite « Europe 2020 » dont l’un des principaux objectifs est de réduire d’au moins 20 millions le nombre de personnes confrontées au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale. D’où l’importance de bien savoir de quoi on parle… Les progrès réalisés (ou non) seront mesurés en utilisant une combinaison de trois indicateurs :
le nombre de personnes dites « à risque de pauvreté »
le nombre de personnes en situation de « privation matérielle grave »
le nombre de personnes vivant dans des ménages ayant une « très faible intensité de travail ».
De quoi parle-t-on ?
les personnes « à risque de pauvreté » sont celles vivant dans un ménage disposant d’un revenu disponible inférieur au seuil de pauvreté qui est fixé à 60 % du revenu médian national. En Français courant on dit, tout simplement, « pauvres ». Les experts parlent de « pauvreté monétaire relative ».
les personnes « en situation de privation matérielle grave » sont confrontées à la privation d’au moins 4 des 9 éléments suivants. Ils ne sont pas en mesure de payer un loyer ou des factures courantes, de chauffer correctement leur domicile, de faire face à des dépenses imprévues, de consommer de la viande, du poisson ou un équivalent de protéines tous les deux jours, de s’offrir une semaine de vacances en dehors de leur domicile, de posséder une voiture personnelle, un lave-linge, un téléviseur couleur, ou un téléphone.
les personnes vivant dans des ménages à « très faible intensité de travail » sont les personnes âgées de 0 à 59 ans vivant dans des ménages dans lesquels en moyenne les adultes (âgés entre 18 et 59 ans) ont utilisé moins de 20 % de leur potentiel total d’emploi au cours de l’année passée, c’est-à-dire qu’ils ont été employés moins d’un cinquième de leur temps. Les étudiants sont exclus.
C’est compliqué. Mais ces approches ont toute leur pertinence et leur importance pour se comparer, géographiquement et dans le temps, ainsi que pour construire et suivre des politiques.
Il s’ensuit donc trois évaluations de trois situations :
81 millions de personnes (soit 17 % de la population de l’Union) étaient pauvres d’un point de vue monétaire en 2008 après avoir pris en compte les transferts sociaux, ce qui signifie que leur revenu disponible se situait en dessous du seuil national de risque de pauvreté. La Lettonie (26 %), la Roumanie (23 %) et la Bulgarie (21 %) présentaient les taux de risque de pauvreté les plus élevés, et la République tchèque (9 %), les Pays-Bas et la Slovaquie (11 % chacun) les plus bas ;
42 millions de personnes (soit 8 % de la population de l’Union) étaient en situation de privation matérielle grave. Les proportions de personnes dans ce cas variaient de manière significative parmi les États membres, les plus élevées se situant en Bulgarie (41 %) et en Roumanie (33 %), et les plus faibles au Luxembourg, en Suède, aux Pays-Bas, au Danemark et en Espagne (moins de 3 % chacun) ;
34 millions de personnes (soit 9 % de la population âgée de 0 à 59 ans dans l’Union) vivaient dans un ménage concerné par une situation de basse intensité de travail. Les plus fortes proportions se situaient, en l’espèce, en Irlande (14 %), en Hongrie, en Belgique et en Allemagne (12 % chacun) et les plus faibles à Chypre (4 %) ainsi qu’au Luxembourg, en Lettonie, en Lituanie, en Slovaquie, en Estonie, en Suède (5% chacun).
Dans tous les cas on a donc une information, qui diffère avec ces trois dimensions, sur l’intensité et la géographie de la pauvreté et de l’exclusion sociale.
Une approche multidimensionnelle exclusive, cumulative ou inclusive ?
Le grand sujet est de savoir si l’on doit porter un regard exclusif sur ces dimensions de la pauvreté (on est pauvre selon l’une ou l’autre de ces trois dimensions), un regard inclusif (on est pauvre selon au moins une de ces trois dimensions), ou un regard cumulatif (on est pauvre selon ces trois dimensions). Les évaluations de l’ampleur de la pauvreté et de l’exclusion sociale qui résultent du choix d’une option exclusive, inclusive ou cumulative n’ont strictement rien à voir. Ce n’est pas stratégique, c’est, d’abord, arithmétique.
Les graphiques ci-dessous tentent de montrer ce qu’est la ventilation européenne de la pauvreté, selon les 27 États membres, en fonction des deux approches cumulative et inclusive. Si, globalement, les hiérarchies ne sont pas bousculées, l’intensité des phénomènes n’a strictement rien à voir.
Dans sa communication, Eurostat a fait le choix d’une approche inclusive : au moins une dimension. Le communiqué peut dès lors titrer sur 116 millions de personnes concernées ! Mais les chiffres issus d’une approche cumulative – toutes les dimensions, qui donnent une image qui n’a rien à voir – sont également proposés. 7 millions de personnes, dans l’Union, sont alors concernées.
Pauvreté et exclusion sociale méritent certainement des définitions élaborées et des analyses sophistiquées. Il importe tout de même de faire un peu de pédagogie et de ne pas verser dans le catastrophisme avec des chiffres considérables, bien éloignés des représentations communes. Comment expliquer, en effet, qu’au regard des critères internationaux de mesure de la pauvreté (1,25 dollar par jour en standard de pouvoir d’achat), on ne compte presque aucun pauvre dans une Union qui considère que près du quart de sa population est pauvre ?
Pauvreté et exclusion sociale dans l’Union européenne – Approche cumulative – 2008 (en %)
Pauvreté et exclusion sociale dans l’Union européenne – Approche inclusive – 2008 (en %)
Et la France ?
En France, la communication « traditionnelle » de l’INSEE, portant sur le taux de pauvreté monétaire relative, estime en 2008 à environ 8 millions le nombre de pauvres en France. C’est bien le chiffre que l’on trouve (avec des débats possibles sur les chiffres après la virgule) dans les documents Eurostat. Si l’on prend en considération l’approche inclusive européenne, alors 11,3 millions de personnes (19 % de la population) sont, en France, en situation de pauvreté et/ou d’exclusion. Si l’on prend une option cumulative, alors 829 000 personnes « seulement » sont pauvres… |
Certes, il y a bien des distinctions possibles entre exclusion et pauvreté (l’une pouvant, selon les lectures, être synonyme, dimension ou extension de l’autre). Rien, en la matière, n’est absolument vrai. Tout est convention. La pauvreté et l’exclusion étant, par construction, multidimensionnelles, il est toujours possible de leur ajouter une dimension supplémentaire (accès aux soins, situation de logement, etc.). Et plus on ajoute de dimensions, plus, dans une approche inclusive, on trouvera de pauvres et d’exclus.
D’une certaine manière, pour voir augmenter le nombre de pauvres, il suffit d’augmenter le nombre de dimensions de la pauvreté. De l’autre côté, pour voir diminuer le nombre de pauvres, il suffit d’avoir une approche cumulative de toutes ces dimensions. En bref, plus on ajoute des dimensions, plus on peut tendre, inclusivement, vers une population quasi intégralement pauvre ou exclue. Et de l’autre côté, cumulativement, plus on tend vers une population insignifiante…
Revenons à la raison. L’approche inclusive, avec ses 24 % de pauvres dans l’Union européenne, donne une image massive de la pauvreté, qu’un objectif de réduction de 20 millions pourra atteindre plus aisément qu’un objectif d’éradication de la pauvreté extrême que l’on trouve délimitée par l’approche cumulative. Plus stratégiquement, il s’agit de savoir ce que l’on veut faire. Soit on veut, d’abord, améliorer la situation de personnes en difficulté relative (116 millions en Europe, 11,3 millions en France) mais qui ne connaissent pas des formes extrêmes de dénuement. Soit on veut, d’abord, éradiquer des situations d’extrême misère, intolérables dans des sociétés d’abondance (7 millions dans l’Union, 0,8 million en France). Ce n’est pas exactement la même chose…
http://www.inegalites.fr/spip.php?article1371&id_mot=30
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