Le temps d’un entretien, les Dessous de Bruxelles se changent en café-littéraire. Nous avons rencontré Frédéric Viale, militant altermondialiste et adhérent de l’association Attac, à l’occasion de la sortie de son dernier livre, l’Horreur européenne. L’occasion d’une discussion plus générale sur l’Union européenne et - entre autres - sur l’opportunité d’un protectionnisme européen...
Alors, Frédéric Viale, nous on croyait que l’Union européenne, c’était la fraternité, la paix, et le dialogue et les échanges entre les peuples... le combat contre les égoïsmes nationaux... la lutte contre le réchauffement climatique... les libertés... et vous nous dites que tout ça, c’est du flan ?
Mes vieilles habitudes de petit-bourgeois ayant fait des études m’amènent plutôt à utiliser l’expression « mythes politiquement trompeurs », mais le mot « flan » résume bien la situation. La fraternité, la paix, et autres violonades à base d’ouverture culturelle et d’échanges entre les peuples sont resservies constamment par les thuriféraires de l’Europe : il s’agit de rendre efficace au maximum le chantage politique bien connu, celui consistant à poser que si on ose se prononcer contre les politiques menées par l’Union européenne, on est contre l’Europe, contre l’idée d’Europe, contre la paix, la fraternité etc.
C’est très pratique. Cela permet aux néo-libéraux patentés de faire passer leurs politiques en se masquant derrière des discours généreux (mais creux), mais cela permet également aux néo-libéraux honteux (ceux qui prétendent être « progressistes », voire « socialistes ») de faire passer leur ralliement au tout marché.
En y regardant de plus près, les égoïsmes nationaux sont flattés par les politiques de l’UE, politiques brutales et irresponsables. De même, on constate qu’il n’existe aucune solidarité entre les Etats membres : consentir à faire intervenir le F.M.I. dans un des Etats de la zone euro, la Grèce, le démontre, même si on oublie trop rapidement que ce n’est pas la première fois que le F.M.I. intervient (en Hongrie notamment) — et sans doute pas la dernière.
Quant aux libertés, certes, tout n’est pas à jeter, mais les pires régressions de ces dernières années ont pu se produire dans les Etats, en France, en Italie, contre les émigrés par exemple, sans que l’Union ne bouge une oreille. Pire, elle participe activement à ces reculs le cas échéant.
L’horreur européenne, le titre fait référence à « l’Horreur économique », l’ouvrage de Viviane Forrester. En quoi l’UE est-elle représentative de cette « horreur économique » ?
Oui, le titre est un hommage au livre de Viviane Forrester. L’UE n’est pas seulement une « horreur économique », elle est une horreur politique et donc culturelle.
L’Union européenne ne veut voir que des producteurs, des consommateurs, des marchandises. Elle ignore le reste. Non, elle ne fait pas qu’ignorer, elle a l’ambition d’écarter de toute existence les populations qui ne seraient pas solvables, elle leur nie le droit de vivre non seulement sur son sol, mais hors de son sol. Et elle veut délibérément ignorer ce qui fait société dans un groupe humain. Elle veut rendre réel ce vieux fantasme néo-libéral, celui exprimé un jour par la plus cauchemardesque des idéologues néo-libéraux, Margaret Thatcher, qui a lâché : « there is no such thing as society » - « la société, ça n’existe pas ».
Nous y sommes. La barbarie. Ne pas savoir ce qu’est une société, c’est ignorer les liens de toutes sortes entre les personnes, ignorer les liens affectifs, sociaux, politiques, ignorer les liens culturels, ignorer ce dernier rempart avant le strict individualisme. C’est ravaler la personne au rang d’atome qui se bat pour sa survie, par tous moyens et quelques soient les conséquences. C’est ravaler la personne à un individu replié sur lui-même, son petit groupe d’identification personnelle qui ne connaît du monde que la concurrence et la lutte, la soumission ou la domination, en un mot, qui ne connaît du monde que la force.
L’idéologie véhiculée par l’Union européenne nous invite à vivre à la manière de fantassins combattants pour leur survie, de non-citoyens silencieux, qui consomment, qui produisent ou qui n’existent pas. Et qui surtout se taisent.
Dans un ouvrage, François Cusset décrit le "grand cauchemar des années 80" et rapporte comment la contre-révolution néolibérale des années 80 a été portée en France par le gouvernement de Mitterrand après le tournant de la rigueur. En Angleterre, Thatcher, aux Etats-Unis, Reagan etc... Est-ce que l’UE n’a pas alors été forgée par une certaine élite politique et économique comme un outil pour l’« instauration » du néolibéralisme en Europe ?
Ah, ça fait plaisir de se sentir compris : c’est le centre de ma thèse. L’Union est l’instrument majeur d’évidement et d’évitement de la démocratie.
Ceci dit, puisqu’on adore les débats de ce côté-ci de l’échiquier politique, on se pose gravement la question de savoir si le vers était dans le fruit ou si le mal est venu après, ou, pour le dire autrement, si dès le départ l’UE a été créée pour imposer le libéralisme, ou si c’est venu après. Je suis un tenant de la théorie « vert-de-fruitiste » : je crois pouvoir démontrer dans mon livre que, dès le départ, le projet était celui d’imposer le libéralisme à des peuples nécessairement rétrogrades et sottement attachés à des notions aussi poussiéreuses que celles de « services publics » (on frémit), « d’égalité des droits » (le rouge nous monte au front), voire de "droits politiques économiques et sociaux" (on agonise).
Tout l’indique, de l’identité de qui ont porté ce projet jusqu’à certaines critiques d’esprits qui, dès 1957, ont bien compris ce qui se tramait. Je fais référence ici à la déclaration visionnaire de Mendès-France qui a bien vu que le but ultime de l’opération était de se débarrasser des peuples.
Mais finalement, ce débat importe peu : le résultat est là. L’Union européenne est l’instrument de contourner les peuples et de leur imposer ce à quoi ils sont pourtant rétifs, le libéralisme. L’épisode pitoyable de l’adoption du Traité de Lisbonne en est l’illustration irréfutable.
Après la crise financière, la crise économique ne semble pas forcément accoucher d’une remise en cause du « système » néolibéral européen. La Commission demande même d’avoir un droit de regard sur les budgets des états membres. Revenir sur ce qui a été mis en place, changer la construction européenne, c’est encore possible ?
Franchement, je m’interroge...
Une autre Europe, pour vous ce serait quoi ?
Une Europe démocratique.
J’aurais envie de ne pas en dire plus, quitte à laisser enfler toutes les interprétations, ce qui importerait peu, car je n’ai pas l’idée d’avoir les réponses pour tout. Mais qu’on veuille bien se pencher sur cette notion, celle de démocratie. Je parle de cette idée antique que les peuples sont légitimes à s’occuper de ce qui les regardent. Exactement le contraire de l’Union européenne actuelle.
Cela impliquerait un bouleversement institutionnel complet, des politiques menées radicalement différentes, un respect des votes (rendez-vous compte !). Cela va vous sembler étrange, mais je ne suis pas pour moins d’Europe, mais pour plus. Pour une entité publique qui ait la légitimité et donc la force pour résister efficacement aux détenteurs de capitaux qui ont réussi aujourd’hui leur vaste opération de hold-up mondial, opération qui aurait fait soulever les épaule d’incrédulité toute personne censée voici 30 ans et que nous voyions aujourd’hui à l’oeuvre.
Dans les Dessous de Bruxelles, on aime bien taper sur la Commission européenne. Il faut dire que dans l’idée d’une « autre Europe » une telle institution, en symbiose avec les milieux d’affaires, qui semble parfois fonctionner comme leur porte-voix... Ne devrait-elle pas être dissoute ? Ou bien ne faudrait-il pas a minima radicalement réformer son fonctionnement ?
Grande question, essentielle en stratégie, celle de savoir si on dissout ou si on réforme radicalement. Redoutable question, en vérité. Pour éviter de me lancer dans une réponse qui serait hasardeuse, je dirais que si on réforme la Commission, il faudrait que ce soit si radical qu’on aboutisse de fait à sa dissolution. Le terme même de « Commission » montre son inaboutissement démocratique. Une commission devrait n’être que technique, celle-ci est lourdement politique. Et elle n’est de fait pratiquement pas responsable devant le Parlement européen, même si ça évolue à la vitesse de l’escargot paralytique.
L’équilibre des pouvoirs devrait être repensé : puisque la réalité est celle d’une Union qui prend des décisions pour tout et pratiquement dans tous les domaines, il devrait être normal que son exécutif en soit un, ce qui impliquerait une responsabilité devant le Parlement, mais aussi la disparition de la tutelle politique du Conseil de l’Union/Conseil européen, composé de chefs de gouvernements/de ministres, et qui cornaquent politiquement la Commission. Bref, un jeu qui donne un peu de chance à la démocratie. Donc, réforme radicale de la Commission, certes, mais également celle de l’ensemble des instances.
Et que les lobbies d’affaires soient jetés dehors de toutes ces instances. C’est essentiel. Le reste est pratiquement secondaire.
Cette hypothèse signifie-t-elle nécessairement le retour de certaines prérogatives à l’échelle nationale ? Ou bien transférer les prérogatives de la Commission au Conseil et retourner à un fonctionnement davantage intergouvernemental ? Ou bien peut-on imaginer des aménagements institutionnels qui pourraient garantir une forme de démocratie européenne qui fonctionne vraiment ?
Les deux, mon capitaine : certaines des prérogatives nationales ne devraient plus être déniées. Il est anormal que l’Union, et singulièrement la Commission, mais aussi la Cour de Justice, mettent leurs nez dans les questions sociales, dans les questions d’éducation, dans les questions de services publics. Cela veut dire que les élus locaux, (et pas seulement nationaux) doivent pouvoir exercer les mandats pour lesquels ils sont censés avoir été élus sans être corsetés par des directives systématiquement prises au nom de la concurrence soit disant « libre-et-non-faussée ».
Toutefois, je constate aussi que dans le monde enchanté (pour Alain Minc) dans lequel nous vivons, les détenteurs de capitaux exercent actuellement le maximum de puissance, bénéficiant d’un rapport de forces qui ne leur a probablement jamais été aussi favorable. Dans ces circonstances, il serait utile qu’une puissance publique existe qui fasse contrepoids. Or, la puissance seule capable d’exercer ce contrepoids doit être de taille régionale (j’entends par là « européenne »). Son fonctionnement antidémocratique ne lui permet pas aujourd’hui d’avoir la moindre légitimité à le faire. C’est pourquoi un fonctionnement démocratique est un minimum. Le degré zéro de la démocratie est celui d’une responsabilité de l’exécutif devant le législatif, donc de l’exécutif de l’Union devant le Parlement. Obtenir cela ne serait qu’un point de départ.
Sur la question du libre-échange, le livre contient des éléments intéressants. Son pendant, le protectionnisme, fait actuellement l’objet de débats plus ou moins ouverts dans les mouvements sociaux. Comment situez-vous la question ? Un protectionnisme européen est-il souhaitable, et le cas échéant, possible ?
Le motif essentiel qui m’a poussé à écrire ce livre est que les problèmes que pose le libre-échange sont négligés, y compris par le mouvement social, y compris par les syndicats. Aujourd’hui, le mouvement social ne dit rien sur la concurrence, ne dit rien sur les délocalisations, rien sur le laminage des protections sociales qu’induit le libre-échange. Or le libre-échange a au moins deux effets dépressifs : un premier effet sur les salaires et les conditions de travail, un second sur la fiscalité.
Dans les deux cas, les entreprises déclinent le discours mêlant « nécessaire compétitivité » (puisque la concurrence est accrue au maximum par l’ouverture maximale des frontières) et chantage à la délocalisation, voire la délocalisation elle-même qui, de surcroît, entraîne une perte considérable de savoir-faire. Dans les deux cas, les salariés sont « invités » (chaleureusement, on s’en doute) à renoncer à leurs droits désormais présentés comme des privilèges, et à payer plus d’impôts quand les entreprises et les détenteurs de capitaux en paient toujours moins. Le libre-échange ne fait pas qu’exercer une pression insupportable sur la fiscalité et les conditions sociales au Nord : il est également un facteur de mal développement au Sud. L’idée, qui traîne partout, que les emplois détruits ici le sont au bénéfice du Sud n’est pas vérifiée.
Et que croyiez-vous que fasse le mouvement social devant cette situation ?
Rien ou si peu.
Une politique de rupture est pourtant nécessaire, mais, paradoxalement, cette politique de rupture est difficile aussi à entendre du côté de ce que, très largement, on peut appeler les « progressistes », et j’englobe Attac dans ce lot. Collectivement, nous avons capitulé sur un terme que nous n’osons plus employer car il a été chargé négativement par les néo-libéraux, ce que nous avons accepté qu’ils fassent. Ce mot est le mot « protectionnisme ». Nous avons subi une défaite sémantique qui est, à l’évidence, une défaite politique.
Le protectionnisme est désormais synonyme de fermeture, d’archaïsme, et surtout de nationalisme. Et comme nous ne voulons pas du nationalisme, nous nous sommes mis à avoir peur d’être simplement soupçonnés de ce mot, et nous craignons ce qui, dans l’esprit commun, s’y rapporte désormais. Le protectionnisme est devenu, même pour nous, un gros mot car nous acceptons la connotation négative que les libéraux y ont attaché. Une des raisons essentielles pour quoi j’ai écrit mon livre tient à tenter de lever ce tabou de notre côté aussi.
Evidemment, il ne s’agit pas d’un protectionnisme français qui n’aurait simplement aucun sens, mais d’un protectionnisme européen, car l’Europe a la taille critique lui permettant de prendre des mesures crédibles.
De quoi s’agit-il ?
Il s’agit pour les populations de reprendre la main sur le politique et que le politique reprenne la main sur l’économie. Le constat est simple : la concurrence internationale exacerbée confère une puissance maximale aux entreprises et aux logiques marchandes qu’elles portent. Elle permet une pression sur les régulations sociales et environnementales, sur les conditions de vie des populations. Il s’agit de prendre des mesures de sauvegarde des droits des populations. Pour cela, le politique doit reprendre ses droits, et réglementer au niveau où il le peut, qui n’est pas, loin s’en faut, le niveau mondial, mais le niveau régional (ici européen).
Quelles mesures ?
Le débat doit s’ouvrir. Les propositions sont nombreuses. Quelques-unes peuvent retenir l’attention.
Il serait possible d’opérer des prélèvements sur les importations en faisant jouer une combinaison des indicateurs sociaux et environnementaux acceptés internationalement. Pour les indicateurs sociaux, on pourrait retenir ceux de l’Organisation Internationale du travail (OIT), ceux relatifs au développement du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement).
Ces sommes ne seraient pas conservées par les Etats prélevant, mais reversées soit au pays de départ, selon de strictes conditions d’utilisation à des fins sociales, environnementales et éducatives, soit à des organisations internationales et/ou régionales qui les utiliseraient dans le pays concerné selon les mêmes critères. Ces prélèvements seraient variables entre pays ou ensembles de pays, en fonction de ces indicateurs, eux-mêmes régulièrement actualisés pour tenir compte des progrès ou des reculs dans les législations et pratiques sociales.
De la sorte, il serait possible de supprimer les primes à l’exploitation de la main-d’œuvre que constituent les énormes différentiels de conditions de travail et de rémunération entre pays. Le reversement des sommes aux pays d’origine des produits constituerait un puissant stimulant à l’élévation des normes sociales et environnementales en leur sein.
De surcroît, les sommes ainsi reversées permettraient aux pays bénéficiaires de se développer de façons plus démocratiques et autocentré que c’est le cas actuellement avec les programmes du F.M.I. asphyxiant les pays du Sud. Bien entendu, dans un tel contexte, la dette pourrait être annulée sans difficulté.
D’autres (comme Jacques Sapir) évoquent la nécessité de mettre en place, à l’intérieur de l’Union européenne, des montants compensatoires monétaires. Un débat doit permettre de dégager une position susceptible de porter un modèle cohérent, alternatif au contre-modèle libéral.
Une critique de cette proposition a pu être formulée, notamment au sein d’Attac : elle tient dans ceci que la mise en place de ce qui, finalement, s’apparente à un tarif extérieur commun à l’Union serait "non-coopératif". Certains (comme Thomas Coutrot) préconisent plutôt des mesures globales, dans un cadre international, comme une taxe kilométrique qui aboutirait à une relocalisation de l’économie. Cette critique, comme toutes les autres, est audible.
Toutefois, parier sur la mise en place d’une coopération internationale relève d’un pari à très long terme, pari dont ne voit aucun signe qu’il pourrait être simplement envisagé. Or, disait Keynes, « à long terme, nous sommes tous morts ». De plus, la proposition consiste également à reverser les sommes perçues, et cet aspect permettrait un développement du Sud, en plus d’une préservation des droits sociaux au Nord, ainsi qu’un réel bénéfice environnemental pour tous.
Le libre-échange est au cœur du libéralisme. Au système global qu’ils imposent avec la force d’une pseudo-évidence, opposons un contre-système cohérent et réellement efficace.
Dans un contexte où les partis d’extrême droite semblent bénéficier en partie des du mécontentement et de la désillusion issu de la crise économique, critiquer l’Union européenne, critiquer le libre-échange, est-ce nécessairement faire acte d’un dangereux nationalisme, comme l’expliquent certains commentateurs ?
Axiome qu’on n’apprend pas à Sciences-Po, mais on devrait : « On attendra toujours des mirliflores suceurs de micro qu’ils se comportent comme l’imbécile du proverbe chinois : quand on lui montre la lune, il regarde le doigt. »
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