1À Bruxelles, on parle désormais ouvertement de « marchandisation de l’éducation », et même de « marché de l’éducation ». Il est vrai que l’éducation est un marché très juteux, qui intéresse doublement l’économie. L’éducation intéresse les entreprises comme marché de main-d’œuvre, le lieu où l’on produira la main-d’œuvre docile ; mais l’éducation intéresse aussi comme un marché où vendre des produits pour former cette main-d’œuvre – en particulier des programmes informatiques, des didacticiels, des machines à apprendre, des ordinateurs. Un marché qui se compte par millions…
2C’est là que les professeurs devraient se réveiller et que l’analyste que je suis deviens un peu agitateur, car ce qui est en question, c’est la liquidation du professeur. J’ai suffisamment critiqué le professeur à l’ancienne pour n’être pas suspect de complicité avec l’archaïsme pédagogique, et on pourrait même dire : « Quelle contradiction, il y a 30 ans vous disiez que les professeurs étaient les complices inconscients du conservatisme et qu’ils servaient sans le savoir la fonction sociale de reproduction du système scolaire et maintenant vous venez nous dire que… Est ce que ce n’est pas contradictoire ? » Non ce n’est pas contradictoire, mais ce serait long à démontrer.
3Cette marchandisation de l’éducation menace le professeur du secondaire, comme de l’enseignement supérieur, en le réduisant à un rôle d’assistant de programmes d’apprentissage. Il devient une sorte de personnel d’éducation d’accompagnement… Je n’ai rien contre, par exemple le fait d’élaborer des systèmes experts pour enseigner les mathématiques. […] Mais cette économie de l’éducation vise en fait à se substituer peu à peu à la pédagogie traditionnelle pouvant utiliser des instruments pédagogiques techniques, une pédagogie mettant les pédagogues au service d’instruments techniques – ce qui constitue un changement très important. Ce n’est pas seulement une marchandisation des instruments pédagogiques, c’est aussi une liquidation de tous les obstacles qui font que l’acte pédagogique n’est pas une simple marchandise. C’est faire en sorte que n’importe quel professeur de n’importe quelle université de n’importe quel pays soit substituable à n’importe quel autre, substituable par un autre professeur ou par une machine. C’est ce qu’on appelle l’euro-compatibilité.
Athènes, mai 2001
Pierre Bourdieu, « « A Bruxelles… » », revue Agone, 29-30 | 2003, [En ligne], mis en ligne le 12 novembre 2008. URL : http://revueagone.revues.org/index342.html. Consulté le 09 septembre 2009.
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