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08/09/2009

« Redoutez-vous la rentrée sociale ? » : une question qui « dérange » France Inter

Grégory Salle

Au seuil de la rentrée, les débats sur France Inter sont décidément toujours aussi approfondis, contradictoires, et fidèles à la vocation autoproclamée de faire entendre « la différence ».

Le 28 août 2009, pour sa dernière de l’été, l’émission « Ça vous dérange », consacrée à « l’actualité de la semaine vue par la presse écrite » – actualité si possible « dérangeante » voire « inquiétante » –, a ainsi épousé le modèle des combats inoffensifs mis en scène par « Le téléphone sonne » [1].

« Dernière » oblige, l’ambiance se prêtait sans doute au relâchement et les attablés (Yves Thréard, Laurent Joffrin, Frédéric Lemaître) riront volontiers en s’éloignant du thème principal. Il est vrai que l’ordre du jour était, comment dire, parfaitement insignifiant : il ne s’agissait après tout que de la question sociale…

Un sondage de pacotille propice à un débat en toc

Premier grincement de dents de l’auditeur avide d’éclaircissements sur la situation sociale dès le sondage factice qui accompagne l’interrogation et fonde l’alibi participatif de l’émission. La question posée, « Redoutez-vous la rentrée sociale ? », est pour le moins équivoque. Elle rend en particulier impossible de démêler deux dimensions foncièrement distinctes. D’une part, une dimension objective : estimer a priori que la rentrée sociale sera effectivement conflictuelle ou non. D’autre part, une dimension subjective : se déclarer favorable ou non à la situation que l’on estime probable. On peut ainsi « redouter » la rentrée sociale pour des raisons parfaitement opposées, selon que l’on se félicite ou que l’on déplore des mobilisations sociales fortes ou non. Cette incertitude est réduite à néant par un sondage qui, de plus, ne propose que les trois pseudo-réponses mécaniques les plus simplistes (oui - non - ne se prononce pas). Littéralement un non-sens, qui autorise toutes les interprétations, aussi arbitraires (et impossibles à discerner rigoureusement) les unes que les autres.

Quand Laurent Joffrin souligne « l’ambiguïté féconde de la question », on croira, l’animateur en tête, à de l’ironie, voire de la critique. Mais non : la question est à ses yeux « bien posée ». Il est vrai qu’il en modifie la formulation, involontairement semble-t-il, en lui substituant une autre question, à peine plus éclairante : « Faut-il redouter la rentrée sociale ? ». Quant à l’animateur Philippe Bertrand, en faisant mine de clarifier le débat en analysant les interprétations possibles, il l’introduit en fait dans la confusion, ou plutôt l’installe sur des présupposés aussi tacites que discutables :

« Alors pour amorcer le débat, nous vous soumettons depuis ce matin une interrogation sur la rentrée sociale, peut-être agitée, sur les craintes qu’elle susciterait. Vous la redoutez actuellement à 31%, et vous ne la redoutez pas à 53,4%, et encore 15,6% de votants qui ne se prononcent pas… Comme à chaque fois donc il y a plusieurs lectures qui peuvent être faites de… 31% c’est une proportion on va dire, assez faible... Alors un : Y aura-t-il une réelle rentrée ? Pour ce faire il faudrait déjà une sortie, or la situation de crise est permanente. Ou alors vous êtes vraiment optimiste, et cette rentrée ne sera pas nécessairement plus tendue que cela. Ou alors vous avez suffisamment rechargé les batteries pour affronter les adversités propres à toute rentrée. Voilà toutes les possibilités ; il y en a peut-être d’autres… »

Tel est l’empilement décousu, riche de contradictions et d’impensés, servi en guise de pistes de compréhension. Il révèle en même temps le postulat implicite du débat : se fondant sur l’équation qui fait correspondre « optimisme » et absence de rentrée sociale « agitée », la question posée part donc du principe tacite que faire l’économie d’un conflit social à la rentrée serait une bonne chose.

Des généralités creuses aux présupposés douteux

D’où un tremplin idéal pour le journaliste du Figaro qui, après avoir rappelé qu’un tel sujet est pour les journalistes un « marronnier » et que des raisons de fond justifierait une rentrée sociale chaude, peut affirmer qu’il est « plutôt assez optimiste » – un optimisme conforme à l’équation ci-dessus. Des bons points sont ainsi distribués au changement d’attitude des syndicats, censés délaisser une culture d’affrontement et de refus au profit d’une attitude « constructive », cette mue étant considérée comme forcément raisonnable. Le journaliste peut alors se réjouir sobrement que la « grogne » (terme sémantiquement chargé qui suggère quelque tropisme bestial des salariés, comme nous l’avons plusieurs fois relevé ici même [2]) soit « très canalisée » :

« Néanmoins, je serais plutôt assez optimiste, parce que, je ne sais pas si c’est le contexte politique – sans doute –, mais c’est aussi le contexte économique qui a fait changer d’attitude les syndicats. Je trouve que depuis quelques années, et c’est particulièrement vrai cette année, les syndicats ont changé d’attitude. Ils étaient dans une attitude, dans une posture d’affrontement, de refus de toutes les réformes, que le pouvoir soit de gauche ou de droite, alors qu’aujourd’hui, je trouve que ces syndicats ont une attitude davantage constructive. (…) Ce qui fait que la grogne, si grogne il y a, elle est très canalisée, et on a vu pendant le premier semestre, alors que la situation n’était guère brillante, que, eh bien, certes on a eu, contrairement aux autres pays, ces manifestations quasiment mensuelles, mais d’une certaine façon c’était un exutoire qui permettait que justement il n’y ait pas de débordements outre cela. Et manifestations mensuelles qui c’est vrai ont commencé à des chiffres importants : on a eu un million, puis deux millions, puis c’est très vite retombé. Donc je dirais qu’il y a une situation sociale dans notre pays qui n’est absolument pas explosive, alors que d’aucuns, y compris d’ailleurs dans la majorité, si tant est qu’ils soient encore dans la majorité comme Dominique de Villepin, nous promettaient, souvenez-vous, ou analysaient la situation comme une situation quasi insurrectionnelle. On en est très très loin. ».

« L’optimisme » est donc de mise.

Si les conditions d’engagement d’un débat factice autour d’une question mal posée sont réunies, c’est aussi que, on l’a compris, nous sommes entre gens de bonne compagnie.

Quels sont en effet les préposés au débat ? Laurent Joffrin (directeur de la publication et de la rédaction de Libération), Yves Thréard (directeur adjoint de la rédaction du Figaro), Frédéric Lemaître (rédacteur en chef du Monde). C’est-à-dire, outre l’originalité ébouriffante de tels commentateurs, des protagonistes qui partagent et cumulent trois grandes caractéristiques statutaires. Premièrement, il ne s’agit pas de journalistes spécialisés sur les questions sociales, mais d’éditorialistes généralistes, parfois multicartes [3] et volontiers tout-terrain, capables de disserter sur tout, pour peu qu’on le leur demande. Deuxièmement, il s’agit encore moins de ces soutiers du journalisme [4], qui s’échinent tant bien que mal au sein des rédactions à rééquilibrer la hiérarchie de l’information, mais au contraire de patrons de presse, du moins leurs délégués. Troisièmement, il ne s’agit pas de porte-parole de médias peu visibles ou minoritaires, auxquels la radio offrirait une tribune nouvelle, mais de représentants des trois quotidiens dominants ; L’Humanité n’ayant par exemple pas droit de cité. On comprend mieux la minceur des désaccords et l’échange d’amabilités auxquels se réduit, pour l’essentiel, la discussion.

Laurent Joffin donne d’abord l’impression de déjouer l’uniformité en moquant la position de son confrère du Figaro et en semblant adopter, certes mollement, une position progressiste retournant la question initiale : ne faut-il pas plutôt craindre une absence de mouvements sociaux, synonyme de désespoir et de résignation ? Las : c’est aussitôt pour expliquer que les revendications dans les entreprises n’ont « pas pour but d’empêcher les restructurations », mais seulement d’améliorer les indemnisations des licenciés ; preuve à ses yeux d’une « prise de conscience » et de la « responsabilité » croissante des syndicats et des salariés. On voit que la crise du capitalisme n’a pas fait vaciller les certitudes de la gauche « moderne ». Même la tonalité « sociale » de la conclusion est sur le fond un peu incertaine, car elle a l’air de croire (maladresse d’expression ?) en l’existence d’une prétendue fatalité économique [5]. On saura tout de même gré au directeur de la rédaction de Libération d’évoquer, à propos de la modestie de ces indemnisations, le traitement relativement privilégié dont bénéficient les journalistes… du moins quand ils sont en CDI [6].

Le reste de l’émission confirmera l’apologie plus ou moins ouverte de la « responsabilisation » des syndicats, du dialogue social et de la conciliation, toutes choses opposées à une logique d’affrontement disqualifiée comme nuisible par nature. Lorsque le deuxième (et dernier) auditeur critique les propos tenus sur le syndicalisme, pour s’inquiéter du risque d’amollissement des organisations syndicales, ses propos sont accueillis avec condescendance (on entend même l’un des protagonistes ricaner discrètement). Laurent Joffrin ne prend pas la peine de répondre ou de rebondir, pour cause d’incompréhension attribuée à l’auditeur (il considère qu’il est bien allé dans le même sens que l’objection de ce dernier) ; quant à Yves Thréard, il nous rassure : tempérance ne signifie pas reniement. La confrontation d’idées contradictoires bat donc son plein.

Une question sociale si cruciale… qu’elle se perd en cours de route

Un désaccord semble pointer son nez ? Il est alors converti en une boutade sur la fragilité sinon l’impossibilité de l’exercice des prédictions… qui finit par faire place au dit exercice :
- Ph. Bertrand : « Frédéric, je l’ai vu sourire aux propos d’Yves Thréard, je me suis dit bon, il y a peut-être du désaccord ou une autre lecture… »
- F. Lemaître : « Ben disons que je faisais du mauvais esprit : je me dis que comme on a jamais prévu une rentrée sociale agitée, on est incapable de prévoir les mouvements sociaux, peut-être que si mon confrère du Figaro est si optimiste, pensant qu’il n’y aura pas de rentrée agitée, peut-être que finalement la prédiction de Laurent Joffrin va se réaliser et qu’il y aura une rentrée agitée. (…) Donc, puisqu’il faut se lancer, moi je vais avoir un pronostic : moi je ne pense pas que la rentrée de septembre sera agitée, surtout qu’il y a des congrès syndicaux prochainement, en particulier celui de la CGT en décembre. En revanche, si on a un scénario noir – échec de Pittsburgh sur les bonus, si on apprend donc en janvier que les banques occidentales, et y compris françaises ont versé quand même des bonus qui paraîtront délirants, et si le chômage continue d’augmenter en 2010, je ne suis pas sûr que le début de l’année 2010 sera aussi calme que ne l’est l’automne 2009. »

Abstraction faite du contenu des prises de position, la superficialité et le dilettantisme des débats autour d’un sujet pourtant crucial ne manquent pas d’étonner. Le sujet passionne d’ailleurs tellement les quatre commentateurs qu’ils l’abandonnent dès qu’ils en ont l’occasion. La première pause musicale lance ainsi une minute de digression sur la rentrée… discographique des Beatles. Plus tard, la deuxième partie de l’émission chassera visiblement sans regret le sujet principal, pour se consacrer à l’actualité du Parti socialiste [7]. On aura par ailleurs droit en fin de banquet à des considérations sur la taxe carbone. L’analyse des enjeux de la rentrée sociale se limite en fait à des considérations, générales dans le forme et discutables sur le fond, sur les évolutions du syndicalisme.

Cerise sur le gâteau, une démonstration par l’exemple… à l’envers.

Le premier auditeur à intervenir évoque un effet d’intoxication généré, à ses yeux, par la surexposition médiatique de la grippe A, avec pour conséquence de reléguer la question sociale. Conjurant le spectre largement imaginaire d’une critique cédant à quelque théorie du complot, Laurent Joffrin tient à mettre les choses au point : on accusera toujours les médias d’en faire soit trop, soit pas assez et, certes, cette question étant importante, elle est beaucoup traitée. « De là à dire que ce n’est pas… que c’est organisé pour faire oublier les difficultés sociales : non, je ne crois pas. En tout cas, ce n’est pas l’esprit dans lequel nous travaillons. ». Mais s’il récuse ainsi l’idée d’un objectif concerté ou d’une fonction de diversion préméditée et assumée comme telle, Laurent Joffrin ne veut et ne peut rien savoir de l’hypothèse d’une diversion involontaire, sociologiquement produite, notamment par une hiérarchisation de l’information dominée par la mise en relief des phénomènes les plus spectaculaires et inédits. Les morts d’enfants provoquées par la faim sont autrement plus nombreuses que celles que provoque la grippe A ; mais le premier chiffre est d’une telle banalité !

Un type de distraction quasi machinale que nous offre la suite de la discussion : une digression de plusieurs minutes autour… de la grippe A et de son traitement médiatique et politique. Il faudra attendre l’intervention d’un auditeur pour que l’on revienne au sujet central, abandonné en cours de route et amputé d’une partie notable du temps déjà chiche qui lui était alloué, au profit d’un thème totalement différent censé… ne pas lui faire écran !

Une digression sur la grippe A partie de l’idée que le sujet ne fait pas diversion : après un tel paradoxe, on ne s’étonne plus de rien. Et surtout pas du fait que l’émission passe le relais à un interlude boursier, aux antipodes de toute préoccupation sociale, puis aux gros titres de l’information, au premier rang desquels figure… la grippe A.

Grégory Salle

Notes

[1] Lire « "Le Téléphone sonne" du vendredi : petites "polémiques" entre habitués ».

[2] Voir dans notre lexique journalistique : « grogne ».

[3] On lit ainsi sur le blog de Yves Thréard : « Je suis directeur adjoint de la rédaction du Figaro (et éditorialiste) depuis 2000. Je fais partie de l’équipe de polémistes de l’émission On refait le monde sur RTL (19h15-20h) présentée par Nicolas Poincaré. Je participe au Club BFM TV de Ruth Elkrief (généralement le mardi de 12h45 à 13h20), au Match d’ITélé animé par Laurent Bazin (le vendredi de 8h15 à 8h20 avec Maurice Szafran) et j’interviens régulièrement sur LCP, Public Sénat, LCI, France Inter ou encore BFM Radio. Enfin, je donne un cours à Sciences Po Paris (en cinquième année) sur les politiques éditoriales. »

[4] Evoqués, par exemple, par Frédéric Lordon dans « Critique des médias et critique dans les médias » paru sur le blog « La pompe à phynance » et reproduit ici même.

[5] « La question est bien posée, c’est-à-dire effectivement il faut redouter que s’installe dans le monde salarial une forme de résignation totale à la fatalité. Ce serait mauvais à mon avis ».

[6] Il explique en effet que tous les journalistes licenciés ont droit à un mois de salaire par année de présence, contrairement à d’autres salariés : « Les salariés qui ne sont pas dans ces secteurs là, comme le journalisme ou comme d’autres, eux ils ont droit à un dixième de mois par année de présence… C’est pas du tout pareil. »

[7] L’on aura alors droit à un autre débat de haute tenue, le problème étant pour l’essentiel rabattu sur la guerre des ego et la question des alliances électorales, sans préoccupation pour l’effritement des bases idéologiques du socialisme français ; au contraire, les commentateurs assurent que le PS a plus d’idées qu’on ne le croit et jugent inopportune l’idée d’un changement de nom du parti.

Acrimed - 08.09.09

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