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18/08/2009

Quand le travail rend pauvre

Alors que le revenu de solidarité active se met en place, près de 8 millions de personnes vivent en dessous du seuil de pauvreté. Une analyse de Denis Clerc, extrait du magazine Alternatives Economiques.

Depuis début juillet, les premiers paiements au titre du revenu de solidarité ac- tive (RSA) sont effectués, se substituant à l’ancien revenu minimum d’insertion (RMI) et à l’ancienne allocation parent isolé (API). S’agit-il d’un simple changement de nom ? Pas vraiment, car le RSA (dit alors " chapeau ") est versé également aux ménages de travailleurs pauvres dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté [1]. L’objectif est de lutter plus efficacement contre cette pauvreté. Il n’est pas sûr cependant qu’on y parvienne par ce biais.

En 2007, 8 millions de personnes en France disposaient d’un niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté tel que défini par l’Union européenne, soit 60 % du niveau de vie médian [2] ce qui correspond actuellement à un revenu net, après impôts et prestations sociales, de 908 euros par mois pour une personne seule [3], de 1 362 euros pour un couple, de 1906 euros pour un couple avec deux enfants. Il faut toutefois noter que ce nombre de personnes en situation de pauvreté est sans doute sous-évalué, car l’enquête qui permet de l’obtenir exclut les départements d’outre-mer (cela devrait changer l’an prochain) et toutes les personnes qui vivent en institution (maisons de retraite, couvents, maisons d’arrêt, internats divers) ou qui n’ont pas de domicile fixe (caravanes, foyers d’urgence...). Or, ce sont justement souvent les ménages les plus précarisés qui vivent dans ces institutions. (...)

Les jeunes en première ligne

Qui sont ces 8 millions de personnes ? Dans leur grande majorité, elles sont jeunes, voire très jeunes : quasiment la moitié (49 %) ont moins de 30 ans, alors que cette tranche d’âge ne représente que 36 % de la population française. Pour les enfants, cette situation constitue souvent un lourd handicap. En effet, selon une étude du Cerc, le fait d’être élevé dans une famille pauvre réduit sensiblement (de l’ordre des trois quarts) leur probabilité de réussir à l’école : moindre soutien parental, manque de chambre à soi pour faire ses devoirs, proportion élevée d’enfants ayant des difficultés scolaires, etc., tout ceci accroît fortement le risque pour ces enfants de devenir à leur tour des adultes pauvres.

Au contraire, les seniors sont moins présents dans la population pauvre (15 %) que dans la population dans son ensemble (21 %). Il s’agit là d’un changement profond dans le visage de la pauvreté. Depuis le début des années 1980, celle-ci ne cesse de rajeunir : au cours des dix dernières années, la part des moins de 18 ans dans la population pauvre a augmenté de trois points.

Personnes isolées, familles nombreuses et monoparentales

Trois types de ménages sont particulièrement exposés au risque de pauvreté. D’abord, les personnes isolées : elles représentaient 18 % du total des personnes pauvres, alors qu’elles ne comptent que pour 14 % dans l’ensemble de la population. Cette exposition forte au risque de paupérisation est facile à comprendre : aucune autre rentrée d’argent ne vient compenser les insuffisances éventuelles du revenu en cas de chômage non indemnisé, d’inactivité ou même d’emploi mal payé.

Répartition des travailleurs pauvres par secteurs d’activité en 2006 [4]

Evolution du nombre de personnes pauvres, en millions

Il en est de même des familles monoparentales, le deuxième type de ménages particulièrement frappés par la pauvreté. Mais avec une difficulté supplémentaire par rapport aux personnes isolées : dans le meilleur des cas, non seulement il ne rentre qu’un revenu d’activité par ménage (comme pour les personnes isolées), mais en plus il y a plusieurs bouches à nourrir. Il n’est donc pas étonnant de constater que, alors que les familles monoparentales regroupent 9 % de la population dans son ensemble, elles représentent 20 % des personnes en situation de pauvreté. Près d’une famille monoparentale sur trois est dans ce cas.

Les familles nombreuses forment le troisième groupe de ménages particulièrement exposés : alors que les ménages de cinq personnes et plus (en général deux adultes et trois enfants au moins) regroupent 15 % de la population française, ils comptent pour 25 % dans la population en situation de pauvreté, pas loin de deux fois plus. Si l’on isole les couples ayant au moins quatre enfants à charge, la proportion grimpe à 34 % ! Là encore, l’emploi, ou plutôt les difficultés d’accès à l’emploi jouent fortement, car la présence d’enfants limite ou empêche un des deux adultes de travailler " normalement " : la question de la garde des enfants est essentielle si l’on veut lutter efficacement contre la pauvreté.

Mais ce n’est pas tout : l’insuffisance des prestations familiales joue également dans le cas des familles nombreuses. Bien que relativement plus élevées en France que dans la plupart des autres pays de l’Union européenne, elles demeurent trop faibles pour empêcher certaines familles de basculer en dessous du seuil de pauvreté lors de la naissance d’un nouvel enfant : les allocations familiales s’élèvent en effet à 120 euros pour deux enfants, puis augmentent de 160 euros par enfant supplémentaire. Alors qu’il faudrait qu’elles atteignent 250 euros par enfant supplémentaire pour éviter qu’une famille ne bascule en dessous du seuil de pauvreté lorsqu’elle se trouvait juste à ce niveau avant la naissance.

Si les allocations familiales étaient soumises à impôt, il serait possible de les augmenter de 70 à 80 euros par enfant sans coût supplémentaire pour l’Etat, le supplément d’allocation étant financé par le supplément d’impôt payé par les familles imposables. Les familles plus riches aideraient ainsi les familles pauvres, qui pour la plupart dépasseraient ainsi le seuil de pauvreté. Mais, en France, le lobby familial a obtenu un traitement fiscal unique en Europe grâce à deux dispositions : le quotient familial (alors que la plupart des autres pays pratiquent un abattement forfaitaire par enfant), même s’il est désormais plafonné, et la non-imposition des prestations familiales.

Toujours plus de travailleurs pauvres

La pauvreté a fortement partie liée avec le développement des emplois peu rémunérés. Sur les 4,2 millions de personnes de 18 à 59 ans en situation de pauvreté en 2006, 1,85 million était en emploi, contre 1,55 million en 2003. Si l’on prend en compte le nombre de personnes vivant dans des ménages au niveau de vie inférieur au seuil de pauvreté, les ménages de travailleurs pauvres en emploi représentaient 3,16 millions de personnes en 2003 et 3,62 millions en 2006. Soit une augmentation de 500 000, pour un nombre total de personnes en situation de pauvreté qui s’est accru de 800 000 : l’extension de la pauvreté laborieuse est donc désormais le principal facteur d’aggravation de la pauvreté.

Le RSA - en moyenne une centaine d’euros supplémentaires par ménage de travailleur pauvre - ne sera pas de trop pour réduire les difficultés du quotidien que vivent ces familles ! Mais comme rien n’est prévu pour mettre fin à l’expansion de leur nombre, il risque fort d’être sans effet sur la pauvreté laborieuse ; il se contentera de boucher quelques-uns des trous existants, tandis que les employeurs s’emploieront sans cesse à en creuser d’autres...

Pas tous les employeurs cependant : dans les postes et télécommunications, on ne comptait en 2006 qu’un travailleur pauvre sur 77 personnes en emploi, mais à l’autre extrême, dans l’hôtellerie-restauration, on en recensait presqu’un sur cinq et un sur six dans les ser-vices personnels et domestiques [5]. Même la branche de l’intérim ne parvient pas à faire aussi mal, puisqu’on y dénombre un salarié pauvre sur huit. Or, quelles sont les branches les plus aidées par les pouvoirs publics en dehors de l’agriculture ? Justement l’hôtellerie-restauration (avec des aides directes d’un montant annuel supérieur à 600 millions d’euros, qui ont été remplacées, depuis le 1er juillet, par une baisse de TVA représentant 3 milliards en année pleine).

Autre branche abonnée aux aides : les services à la personne (sous la forme d’une réduction de l’impôt sur le revenu égale à la moitié du coût salarial dans la limite de 12 500 euros annuels en 2008, portée à 15 000 euros en 2009...). On a beau s’interroger, on ne parvient pas à comprendre pourquoi les pouvoirs publics ne se décident pas à utiliser ces aides pour mettre un peu plus d’équité dans un marché du travail qui en connaît si peu. Conséquence : si l’on compte les personnes à charge, sur le 1,28 million de personnes vivant dans un ménage dont la personne de référence travaille comme " personnel des services directs aux particuliers ", 470 000 (une sur trois) vivaient dans un ménage dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté. Or, cette branche est aussi celle qui se développe le plus, au point qu’elle est présentée comme le principal réservoir d’emplois... Le travail paupérisant a de beaux jours devant lui !

Depuis quatre ans, le développement de l’emploi de mauvaise qualité est le principal responsable de la progression de la pauvreté. Permettre à tous ceux qui le souhaitent d’accéder à l’emploi est essentiel, mais il convient aussi de veiller à ce que cet emploi soit de qualité suffisante pour en vivre de façon décente. Le RSA améliore la situation d’une majorité de ménages de travailleurs pauvres. Pas de tous, hélas, puisque ce complément de revenu n’est versé ni aux travailleurs de moins de 26 ans (sauf s’ils ont des charges de famille) ni aux chômeurs, qui font pourtant partie de la population active. Mais si, en même temps, il ne s’accompagne pas d’une lutte résolue contre les emplois paupérisants, il risque fort d’accompagner la progression du nombre de travailleurs pauvres alors qu’il visait à le diminuer.

Article extrait du magazine Alternatives Economiques, n° 282 ( juillet 2009).



[1] En fait, le RSA chapeau est versé aux personnes ayant un revenu d’activité allant jusqu’au niveau du Smic à temps plein pour une personne seule (1,5 fois le Smic pour un couple). Mais dans ce cas, leur prime pour l’emploi est réduite d’autant, ce qui ne change rien pour ces personnes.

[2] revenu tel que la moitié des ménages a un niveau de vie supérieur et l’autre moitié un niveau de vie inférieur,

[3] Aux Etats-Unis, la norme est assez différente : est pauvre la personne qui dispose d’un revenu inférieur à un montant déterminé par le coût d’un panier de produits alimentaires, pondéré par la taille du ménage et l’âge des personnes. Soit 690 euros en 2006 pour une personne seule de moins de 65 ans, contre 880 euros en France.

[4] Pour être travailleur pauvre, il faut être en emploi (ou en recherche d’emploi après avoir travaillé au moins un mois au cours des six derniers mois) et vivre dans un ménage dont le niveau de vie (mesuré par les revenus de tous les membres du ménage) est inférieur au seuil de pauvreté. Dans le graphique ci-contre, seule une partie des chômeurs (de l’ordre de 40 %) peut donc être comptabilisée comme travailleurs pauvres en plus des personnes en emploi. Depuis 2005, les revenus de la propriété sont presque tous comptabilisés, alors que, précédemment, ce n’était que très partiellement le cas. Les chiffres ne sont donc pas totalement comparables.

[5] Dans l’agriculture, on en était aussi à un sur cinq, mais la situation y est particulière : les petits agriculteurs ne sont pas imposés au réel, mais au forfait, sur la base d’un revenu cadastral qui est généralement assez inférieur au revenu réel. En outre, dans certaines activités (fruits et légumes notamment), les mauvaises années peuvent aboutir à des revenus très faibles, compensées l’année suivante le plus souvent par des revenus plus élevés. Ainsi, en 2006, les agriculteurs de grande ou moyenne exploitation (en gros 50 hectares ou davantage) étaient aussi nombreux à être considérés comme pauvres que chez les agriculteurs de petite exploitation.

Observatoire des Inégalités

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