À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

06/07/2009

Sans lutte, pas de conquêtes

Joe Bageant

Quand je repense à mon enfance, je me souviens des années 1957 et 1958 comme des "deux bonnes années". Ce sont les seules années où ma famille de ploucs de la classe ouvrière a connu une réelle embellie, et cette embellie s’est produite grâce aux syndicats. Après avoir été ouvrier agricole, chauffeur de taxi à temps partiel à Ploucville et avoir eu, cahin-caha, des dizaines d’autres emplois, mon père s’est acheté un semi-remorque d’occasion pour effectuer le transport de marchandises pour le compte de Blue Goose, une compagnie de transports membre du syndicat des Teamsters.

Mon père gagnait 4000 dollars par an, ce qui était plus que ce qu’il en avait gagné dans toute sa vie. Le revenu médian au niveau national était à l’époque de 5000 dollars, et tout cela, c’était en grande partie grâce aux syndicats.

Après des années passées à déménager d’un logement sordide à un autre, nous avons acheté une petite maison (8000 dollars) et avons eu l’impression qu’enfin, nous étions un peu hissés vers le soi-disant "Rêve Américain". Ouais, mon père s’en sortait sacrément bien pour un enfant de la cambrousse qui avait abandonné l’école en sixième ou cinquième (il ne se souvenait pas exactement, c’est dire l’intérêt que le petit gars de la campagne portait à la classe unique que nous avions fréquentée tous les deux).

C’était l’âge d’or à la fois du transport routier et des syndicats. 35% de la population active – 17 millions de travailleurs – étaient syndiqués, et c’est à cette époque qu’est née la "middle class" en Amérique. La classe moyenne américaine n’a jamais été aussi nombreuse que ne le prétendait la pub, mais si on parle du tiers de la population active située dans la tranche médiane des revenus, alors, il y en avait vraiment une à l’époque. Mais quoi que cela implique, il n’en reste pas moins qu’un tiers des salariés, de ceux qui se cassaient à travailler jour après jour pour faire tourner l’économie du pays, vivaient mieux que jamais auparavant. Ou du moins, avaient la possibilité de le faire.

Depuis la Grande Dépression, et tout au long de la Seconde Guerre Mondiale, le syndicat des Teamsters était monté en puissance, et en popularité, grâce, notamment, à des trucs comme la promesse de ne jamais se mettre en grève en temps de guerre ou en cas d’état d’urgence nationale. Le président Roosevelt avait même nommé un représentant en liaison avec les Teamsters.

Mais le pouvoir et l’argent avaient attiré la cohorte habituelle de parasites, et dès le milieu des années 50, le syndicat des les Teamsters comptait au niveau des cadres tout un ramassis d’escrocs corrompus.

Si pourris que même la mafia était venue prendre sa part du gâteau. Les adhérents, en général des gars comme mon père, étaient révoltés et honteux, mais avaient été réduits à l’impuissance par les leaders syndicaux corrompus des grandes villes.

Mon vieux ne s’intéressait pas beaucoup à l’actualité en règle générale mais il essayait de suivre et de comprendre ce qui se passait chez les Teamsters. Ce qui était impossible, dans la mesure où il ne lisait que la presse antisyndicale du sud, et les reportages télévisés sur les affaires criminelles concernant les Teamsters, parmi lesquelles les meurtres et les procès en cours.

Et cela l’a troublé. Son éducation de chrétien des Appalaches définissait le monde en noir et blanc sans aucune touche de gris entre les deux. Au fond de lui-même, il savait bien qu’il ne devrait rien à voir à faire, même de loin, avec les actes abjects dans lesquels les Teamsters étaient impliqués. Et il priait parfois que Dieu lui vienne en aide. D’un autre côté, il y avait la fierté et la satisfaction de subvenir aux besoins de la famille comme jamais auparavant. Il s’était créé une sécurité raisonnable pour quelqu’un de la classe ouvrière pour l’époque et le lieu, la Virginie occidentale. Etre adhérent aux Teamsters, c’est probablement ce qui avait permis tout ça. Mais ce qui était sacrément sûr, c’est que ça ne lui était pas tombé tout cuit. Il avait bossé comme un malade pour en arriver là où il était.

Il y avait la règlementation, les carnets de route et tout le bastringue qui étaient censés assurer aux chauffeurs un temps de repos suffisant, la sécurité sur la route et un traitement équitable. Les chauffeurs routiers qui venaient du fin fond de la cambrousse voyaient bien que c’était du n’importe quoi, mais du n’importe quoi qui payait beaucoup plus. Pour un petit gars qui assurait le transport de marchandises depuis le trou du cul du monde jusqu’aux grandes villes, cela se traduisait quand même par des brûlures d’estomac, des hémorroïdes, plus de route et plus d’heures de travail.

Et puis, il y avait les amphétamines - les "amphètes", comme on dit.

Les amphètes, c’était le genre de produit qu’utilisaient couramment les routiers à l’époque à cause des heures épuisantes passées sur la route. En tant qu’ancien consommateur de drogues qui a tâté des amphétamines, je peux t’assurer que ça défonce un max. Leur seule qualité, c’est de te tenir éveillé et alerte, et quand tu n’as pas dormi pendant deux jours, ce qui était le cas pour de nombreux routiers, tu deviens plus dingue qu’un chien enragé.

Pratiquement tous les relais pour routiers vendaient des amphètes sous le comptoir. Une fois, alors qu’il était raide défoncé, mon père a failli raser un restau au bord de la route. Il se rappelle avoir utilisé le frein moteur et avoir rétrogradé en même temps qu’il voyait des centaines de sorcières qui, comme dans The Wizard of Oz, descendaient du ciel pour ensuite disparaître dans la nuit. Il était parvenu on ne sait comment à remettre son 15 tonnes sur la trajectoire pendant que plusieurs clients du restaurant installés sur les banquettes derrière les vitres se marraient comme des baleines.

Mon père avait conduit un camion 12 roues le long de la côte-est (les 18 roues n’existaient pas à l’époque). Il avait des chromes magnifiques avec "Blue Goose Line" inscrit en caractères gras. En le contemplant, garé devant notre petite maison bourrée d’amiante, je m’émerveillais de la magie de ces mots, du diamant doré et de l’oie robuste et je rêvais d’attaquer un jour la "ROUTE 50" (itinéraire 50) comme mon père. La vieille Route 50 passait près de chez nous et elle était mythique pour un enfant si son père se trouvait être routier et qu’il l’emmenait à l’occasion avec lui pour les transports sur des petites distances. « Bon, petit, penche toi le plus possible et regarde dans le rétroviseur. Ces tuyaux d’échappement (verticaux, NDT) vont cracher des flammes ».

En rétrogradant pour descendre sur Pinkerton, Coolville ou Hanging Rock, il écrasait la pédale d’embrayage, ce qui déclenchait des étincelles sur l’enclume de la nuit. Il ne m’est jamais venu à l’esprit que cette camaraderie et cette exubérance pouvaient être le fait d’une poignée d’amphétamines.

Oui Monsieur, la bonne vieille Route 50 était un truc puissant, une entaille noire et hurlante dans le brouillard de Blue Ridge Mountain. Un endroit où des virages traitres étaient connus pour fabriquer des veuves, et où foisonnaient les aires de stationnement pour camions et les chauffeurs routiers qui arrivaient dans le sillage des vagues de fumée de leurs semi-remorques. Sur une carte routière on peut voir que cette route mène à Columbus et à Saint Louis, des endroits où j’imaginais que des projecteurs balayaient le ciel pour saluer l’arrivée des routiers héroïques des Teamsters comme mon père. Des gars qui avaient combattu en Allemagne, en Italie et dans les îles Salomon et qui portaient toujours, bien des années plus tard, la casquette de l’armée, sauf que sur celle-ci était cousu le volant doré du syndicat des Teamsters.

Voilà à quoi rêve un petit garçon d’une famille d’ouvriers.

J’ai deux photos jaunies de cette époque. Sur une d’elles, il y a moi, mon frère et ma sœur, respectivement 10, 8 et 6 ans. Nous posons devant la maison, trois petits ploucs avec des coupes de cheveux minables, et qui plissent les yeux comme pour se demander s’il y a vraiment un monde là-bas, quelque part au-delà de la Virginie occidentale. L’autre photo représente ma mère et nous trois sur le porche de cette maison sur la Route 50. Le jour où mon père était censé revenir d’une virée, nous nous rassemblions sur le porche, attentifs au bruit des freins et au vrombissement du moteur du camion qui dévalait la montagne. Et, chaque fois, ma mère nous rejoignait sur le porche, se tamponnant les lèvres pour enlever l’excédent de rouge à lèvres, les cheveux coiffés à la Betty Grable bruissant avec la brise, et disait : « Restez ici, papa arrive ».

Et c’est tout ce qui était arrivé de mieux à la famille.

Plus tard, le cœur de mon père cédait à cause d’une maladie congénitale et il perdait tout. Il remboursait ses dettes de façon si scrupuleusement honnête qu’il n’avait jamais pu remonter la pente. Dans l’impossibilité d’emprunter, sans instruction, et désormais affaibli physiquement, il avait dû se résoudre à travailler dans les stations services et les garages. Après la période glorieuse des syndicats, nous étions relégués au rang de marginaux, à des années-lumière du Rêve Américain, rejoignant le flot de ces gens qu’on ne voyait jamais à la télévision, qui n’étaient représentés par aucun parti politique et dont on n’entendait jamais parler dans les couloirs du pouvoir.

Ce n’était qu’une petite maison au bord de la route où il manquait des placards et recouverte de bardeaux hideux bourrés d’amiante. Mais elle était à nous, tout comme le camion et l’occasion de s’en sortir qui allait avec.

Et nous avions eu l’impression que nous faisions un peu partie de l’Amérique des slogans publicitaires. Tout ça, grâce à un emploi de travailleur syndiqué pendant les heures de gloire des syndicats de ce pays.

C’était également une période de corruption au syndicat des Teamsters, avec nombre d’escrocs de grande envergure comme Dave Beck, George Meany and Jimmy Hoffa. Malgré cela, l’histoire de ces parasites n’est pas l’histoire du peuple.

Si quelques enfoirés et des mafieux se sont de temps en temps emparés du pouvoir en faisant fi de la dignité de la main d’œuvre, d’innombrables enfoirés, bien plus calculateurs et vicieux – les élites capitalistes – ont toujours eu la plupart des atouts en main. Et c’est la raison pour laquelle en 1886, Jay Gould, homme d’affaires et baron de l’industrie ferroviaire, pouvait dire en ricanant : « Si je veux, je peux embaucher la moitié de la classe ouvrière pour tuer l’autre moitié ».

Et c’est pourquoi un membre du U.S. Business Conference Board (organisme privé du patronat, NDT) pouvait déclarer avec arrogance en 1974 : « c’est le suffrage universel qui a affaibli le pouvoir des entreprises privées dans tous les pays capitalistes depuis la Seconde Guerre mondiale ».

Et pourquoi aussi, la même année, Business Week écrivait : « Pour beaucoup d’Américains, la pilule va être dure à avaler - l’idée de se contenter de moins d’argent pour que le capital puisse faire davantage de bénéfices. Rien dans l’histoire récente de l’économie n’a de commune mesure avec la retape qu’il va falloir effectuer pour que la population accepte cette nouvelle réalité ».

Cette nouvelle réalité est bien là, et elle existe depuis 1973, la dernière fois où les travailleurs américains ont obtenu des augmentations de salaires en valeur réelle. C’est chose acquise depuis si longtemps qu’on la considère comme faisant partie du mobilier culturel américain. Seuls environ 12% des salariés sont syndiqués et même avec un congrès à majorité démocrate, censé être favorable aux syndicats, les syndicats se battent toujours pour exister (même si 36% des agents de l’Etat sont syndiqués, parce que l’Empire accorde une certaine latitude à ses employés).

En fait, la situation est bien pire qu’avant. Les patrons peuvent désormais forcer les salariés à assister, dans leurs horaires de travail, à des conférences anti-syndicats, réunions pour audience captive où les partisans des syndicats n’ont pas le droit de s’exprimer, sous peine d’être accusés d’insubordination. En 1978, quand je m’occupais de syndiquer les salariés du journal local, la direction n’avait pas le droit de parler aux employés de la question en débat avant la publication des résultats du vote.

Et puis, il y a le président Obama, ce gars dont les progressistes béats sont persuadés qu’il va faire prendre un virage à 180% à ce scénario infernal. Il prononce des beaux discours quand il ne peut pas faire autrement. Mais Obama travaille à "constituer un héritage" comme avec l’assurance maladie (qui n’est qu’une autre façon de se soumettre au racket auquel se livrent les assurances privées), l’économie (en nommant, pour la remettre d’aplomb, ceux-là mêmes qui ont tout foiré) et la réforme de l’immigration, un terme bien nébuleux qui peut recouvrir tout et son contraire. Obama ne reniera pas les syndicats publiquement. Mais il n’investira pas non plus beaucoup de capital politique dans la question la plus explosive de ce pays fondé sur l’entreprise privée. Pour lui, promulguer des lois en faveur de la syndicalisation ne sont qu’une goutte d’eau comparé au projet de "constitution d’un héritage" d’un homme politique plaisant, futé et ambitieux. Ca, c’est l’opinion de Glenn Spencer de la Chambre de Commerce des Etats-Unis, une des institutions les plus antisyndicales en Amérique.

Les choses changent, cependant, les adhésions à un syndicat ont augmenté de 12% l’an dernier. 12% de 12%, c’est pas terrible, mais au moins, c’est un signe que les choses avancent. A cette allure-là, il ne nous faudra que 21 ans pour revenir au taux de syndicalisation de l’année 1956. On ne peut pas s’attendre à des miracles ; les leaders syndicaux des principaux syndicats font toujours partie des élites de l’Empire. Et ils doivent toujours, en principe, rendre des comptes à leurs adhérents du nombre d’emplois qu’ils auront réussi ou non à préserver à l’échéance électorale de 2012. Le moins qu’ils pourraient faire, c’est chercher à empêcher Obama d’engloutir ces millions de dollars durement gagnés investis par les syndicats dans la campagne d’Obama comme il l’a fait en 2008.

Mais qui peut savoir ? Parce que les nouvelles élites des syndicats et leurs sous-fifres sont des avocats et des professionnels du marketing. Ils n’ont jamais dévalé la montagne avec deux pots d’échappement qui faisaient des étincelles, ne se sont jamais retrouvés comme nous sur le porche d’une petite maison de plain-pied au bord de la route, moche mais neuve, fiers parce quelle était à nous, et n’ont jamais attendu au garde à vous parce que "les garçons, papa arrive !".

Je ne vais pas parler ici de toutes les gesticulations actuelles sur le projet de loi "Employee Free Choice Act (EFCA)". Parce que rendre sa dignité à la classe ouvrière aux Etats-Unis, ça ne va pas se faire en votant des lois décidées autour d’une table de négociations. Ce qu’il faut ne sera pas joli-joli, peut-être même qu’il faudra commettre des actes devenus illégaux dans ce nouvel état policier, mais une chose est sûre cela ne se fera pas "dans le cadre du système" parce que c’est le système qui est le problème.

Donc, ce sera à nous, comme ça l’a toujours été … l’écrivain, le concierge nicaraguayen, le chargé de famille de 40 ans qui n’a trouvé qu’un emploi au supermarché Wal-Mart à remplir les sacs de provisions des clients, le livreur de pizza, le soudeur, l’infirmière … le chauffeur routier longues distances et le cuisinier de fast food. Et ils persifleront depuis leurs tanières dorées dans le quartier de Wall Street ou sur Pennsylvania Avenue.

Certains vont certainement prendre des coups pendant cette bataille nécessaire. En fait, il faut être prêts à prendre des coups. C’est comme ça que nous avons autrefois conquis les droits des travailleurs, et c’est comme ça que nous les récupèrerons. La seule façon de se débarrasser de leur tanière de voleurs, c’est de l’incendier.

Quelqu’un a une allumette ?

Le Grand Soir - 06.07.09

Sem comentários:

Related Posts with Thumbnails