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07/07/2009

Plans sociaux, la détresse sourde de ceux qui restent

Surcharge de travail, perte de confiance dans l’entreprise ou culpabilité attendent les rescapés de restructurations.

«La dernière, c’était il y a trois ans. C’était la troisième restructuration ? Ou la quatrième? Je ne compte même plus, on est un peu blasé ici.» Elle rit doucement, Véronique (1), 45 ans, embauchée chez Alcatel-Lucent il y a dix ans. Depuis, les plans de départs volontaires et les restructurations se sont enchaînés. Elle raconte : «Les prestataires partent d’abord, puis les salariés qui passent "au guichet"… et la charge de travail augmente. Trois cents personnes travaillaient dans l’unité, une dizaine est restée. Le reste de l’activité est partie au Maghreb. A chaque fois, les projets sont arrêtés, le savoir s’en va, ça me déprime. Ce qu’ils ne comprennent pas [la direction, ndlr], c’est que quand ils virent les 55 ans, c’est des compétences qu’on perd. C’est frustrant : le travail et les collègues partent, et nous, nous avons l’impression de devoir toujours recommencer

On parle rarement d’eux car ce ne sont pas les plus à plaindre : après tout, ils ont gardé leur boulot. Pourtant, depuis que les restructurations sont devenues dans de grands groupes un outil de gestion quasi-permanent - et maintenant que les licenciements touchent toutes les catégories d’entreprises -, ils représentent une bonne partie des salariés. Ceux qui restent après un plan social et qu’on appelle parfois les «rescapés». Pour certains observateurs, il ne s’agit que d’un «problème de riches» : «Dans toutes les restructurations que j’ai accompagnées, les gens qui restaient étaient tout de même plus satisfaits que ceux qui se faisaient virer», lance le consultant d’un cabinet d’expertise. Justement : «Leur parole, leur souffrance sont interdites. Ils sont toujours considérés comme les "veinards", explique Marie-José Hubaud, médecin du travail jusqu’à l’année dernière, et auteure du livre Des hommes à la peine (2). Des études montrent pourtant que les «survivants» peuvent, eux aussi, être fragilisés par les restructurations - qu’ils soient confrontés à une surcharge de travail une fois leurs collègues partis ou qu’ils aient perdu toute confiance dans leur société.

«Syndrome». «Les conséquences du chômage sur la santé sont en général bien étudiées - et encore, la France est pauvre en données de ce genre», estime Thomas Coutrot, économiste. Il participe au groupe d’experts chargé par le gouvernement de mettre en place pour 2010 une enquête sur les risques psychosociaux au travail. Avant d’ajouter : «Mais le "syndrome du survivant", lui, est très peu étudié, à part dans quelques enquêtes au Etats-Unis et en Finlande par exemple.» Stress, dépression, accidents du travail… Les salariés ayant vu des proches collègues se faire licencier seraient plus exposés que les autres, selon ces enquêtes (lire ci-contre). Pire, selon une étude finlandaise publiée en 2004, les grosses réductions d’effectifs augmenteraient les risques de décès suite à une maladie cardiovasculaire parmi les «survivants». «"Survivants", le mot est fort, admet Marie-José Hubaud. On l’utilise lors de catastrophes naturelles pour des personnes ayant échappé à la mort. Ici, de quelle mort s’agit-il ? De celle du contrat psychologique qui lie le salarié à son entreprise. Le terme fait référence au risque de perte d’identité, vue la place qu’occupe le travail dans nos sociétés contemporaines. Les "survivants" sont dans une ambivalence de sentiments : entre soulagement, inquiétude et culpabilité d’avoir assisté, impuissants, aux drames de leurs collègues.»

Entre les entreprises qui proposent des plans de départs volontaires bien garnis et celles qui licencient en donnant le minimum d’indemnités, les «stigmates» sur ceux qui restent ne sont pas les mêmes. «Il arrive que les directions soient transparentes sur les critères de licenciement, qu’elles proposent des formations pour motiver les survivants dans un projet commun, témoigne l’ex-médecin du travail. Un an après, le plan social n’est alors même plus dans les conversations des salariés.»

Défouler. Véronique, l’ingénieure d’Alcatel, a pris l’habitude de courir. Le midi, pour se défouler. «Pour vous exprimer mon état d’esprit, cette année, je me suis dit : "Je n’ai pas eu d’augmentation, le budget du projet sur lequel je travaille va être réduit de 50 %. Mais j’irai courir le midi, je prendrai une heure et demie s’il le faut, je fais ce que je veux".» Des collègues ont mal au dos, d’autres dépriment ou sont dépassés par la surcharge de travail. «On fait notre boulot - j’aime toujours mon métier -, mais maintenant, on pose nos limites. Il y a dix ans, les gens restaient plus tard le soir. Avant, les ingénieurs d’Alcatel ne se mobilisaient pas - moi la première [elle n’est pas syndiquée, ndlr]. Mais à force, on est plus solidaires, on manifeste contre les restructurations qu’on ne comprend plus. On ne saisit pas toujours la logique derrière les réorganisations : j’ai formé des gens sur un site à qui on devait passer un projet… Six mois après, le projet nous est revenu. Le pire, c’est le peu de respect qu’ils ont pour nous

Véronique parle d’«eux». Pas ses responsables directs - «qui ne maîtrisent pas plus que nous les décisions», explique-t-elle -, mais les dirigeants de l’entreprise. «Ils ne savent pas ce que nous faisons, ils savent juste ce que nous coûtons. Et nous sommes simplement trop chers.» Elle se sent dévalorisée. Jusqu’à l’écœurement quand elle raconte que cette année, le service des ressources humaines a mis en place un système d’évaluation «basé sur les "nouvelles valeurs" d’Acatel-Lucent : "passion, énergie"». «C’est presque se moquer de nous

(1) Le prénom a été modifié. (2) Editions La Découverte.

Libération - 06.07.09

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