À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

22/07/2009

PROTECTIONNISME ET DEMOCRATIE : ENTRETIEN AVEC EMMANUEL TODD

Emmanuel Todd occupe une place à part dans le paysage intellectuel français. Il ne fait partie d’aucune de ces chapelles, coteries ou « écoles de pensée » qui se partagent les rôles dans les médias ou à l’université. S’il ne recule pas devant la polémique, il demeure résolument indépendant et oriente ses flèches acérées aussi bien vers la gauche que vers la droite.

Ce refus des cloisonnements, cette capacité à décentrer le regard, à penser autrement, à sortir du cadre, il les tient probablement aussi bien de sa famille que des grands auteurs qui l’ont marqué. Côté familial, il est le fils d’Olivier Todd, le petit-fils de Paul Nizan, et est également un petit-neveu de Claude Levi-Strauss. Quant aux influences intellectuelles extra-familiales, on peut citer, parmi beaucoup d’autres, celles de Montesquieu, de Tocqueville, de Durkheim et d’Aron.

Il ne construit pas ses réflexions sur la base d’idéologies toutes faites, mais plutôt, selon le modèle anglo-saxon, en étudiant de façon empirique et concrète des données brutes. A 25 ans, il devient célèbre en publiant La Chute finale (1), un essai qui s’avèrera visionnaire dans lequel il dissèque le pourrissement de l’idéologie communiste et prédit la décomposition de l’Union soviétique, à travers l’étude des courbes de mortalité infantile et de quelques autres indicateurs dédaignés par les soviétologues. Il publiera ensuite Le fou et le prolétaire(2), un essai sur les origines de la première guerre mondiale, s’appuyant sur une analyse à la Durkheim des taux de suicide. Viendront ensuite plusieurs essais sur la démographie, les structures familiales, l’immigration et l’Europe, puis trois ouvrages pouvant se lire comme une trilogie : L’Illusion économique(3), analysant la stagnation des sociétés occidentales face aux nouvelles contraintes économiques, Après l’Empire(4), prédisant la crise actuelle du système américain et, il y a quelques mois, Après la démocratie(5), plaidoyer vigoureux pour la mise en place d’un protectionnisme à l’échelle européenne, nécessaire à ses yeux pour éviter le délitement du modèle démocratique.

A ceux qui le jugent trop radical dans sa défense de ses idées et trop excessif dans ses propos, il réplique fort à propos : « J’exprime brutalement des idées modérées alors que les ultra-libéraux expriment de manière policée des idées extrémistes. »

Karim Emile Bitar, Cyrano de Bergerac 1999, Directeur de la rédaction

Karim Emile Bitar : Il y a déjà plus de dix ans, dans L’Illusion économique, vous dénonciez avec virulence ce que vous appeliez « l’utopie libre-échangiste », en insistant sur le fait que la disparition des barrières douanières avait conduit à une chute du taux de croissance de l’économie mondiale et à une montée très forte des inégalités au sein de chaque société. Vous avez depuis été rejoint par plusieurs grands économistes, et même l’économiste néoclassique Samuelson a pointé les effets négatifs du libre-échange(6), et souligné que le cas chinois rendait la vieille théorie des avantages comparatifs, sinon obsolète, du moins inopérante ou problématique. Pourtant la doxa économique en France et ailleurs continue de considérer le protectionnisme comme étant néfaste. Vous revenez donc à la charge dans votre dernier ouvrage, Après la démocratie et vous soulignez que le principal obstacle à la mise en place d’un protectionnisme européen, que vous pensez salvateur, est un obstacle psychologique, c’est l’incapacité des européens de sortir du narcissisme ambiant et de s’engager dans une action collective. Tout d’abord, quelles sont les raisons profondes du maintien de la doxa anti-protectionniste, et ensuite, que préconisez-vous pour surmonter cet état d’esprit ?

Emmanuel Todd : Je vois deux niveaux d’obstacles. Le niveau le plus superficiel se situe au niveau de l’analyse économique, celui des écoles économiques qui se trompent et qui errent. Analyser une erreur d’ordre intellectuel nécessite de regarder dans plusieurs directions. Chacune de ces directions apporte quelque chose à la compréhension. Les interactions entre l’économie politique et le système bancaire sont devenues très fortes et se sont encore renforcées et l’on voit de plus en plus d’économistes ayant un pied dans une banque. L’économie est aussi une science qui a perdu son autonomie en tant que science. Je n’en parle pas dans le livre, mais c’est un point important. L’erreur intellectuelle a une certaine dynamique autonome. Des gens qui ne voient pas, je les connais un peu. J’avais déjà affronté les soviétologues professionnels lorsque j’avais publié La chute finale. Sans vouloir me vanter, j’ai passé une bonne partie de ma vie à affronter des gens qui ne veulent pas reconnaître l’erreur. Quand on étudie l’histoire des sciences, des idées ou des idéologies, il y a toujours des gens qui ne veulent pas croire que c’est la terre qui tourne autour du soleil. L’erreur intellectuelle est quelque chose d’assez ordinaire. C’est un phénomène bizarre mais constant de l’histoire humaine, des inventions ou des idées qui paraissent très évidentes, très simples, mais personne ne les voit ! Je crois que les indiens d’Amérique n’avaient pas la roue. Il y a donc cette dimension là, ainsi que la dimension de l’intérêt. Dans le cas de la France, il y a quelque chose dont je parle dans le livre(7), et qui aggrave la situation, c’est que la France, en matière d’analyse économique, n’est pas productrice d’idéologie. La France est simplement consommatrice d’idéologie. C’est l’une des spécialisations du monde anglo-saxon que de produire des idéologies économiques. Là bas, il y a donc certaines dissidences, certes pas toujours importantes, elles sont soit marginales soit récentes. Mais le monde anglo-saxon a son autonomie de production d’idées ou d’idéologies en ce qui concerne l’économie politique. En France, nous sommes en la matière ce qu’on appelle une « zone périphérique dominée ». Cela n’est pas vrai en sociologie ou en politologie, mais c’est le cas en économie. Il y a quelque chose qu’en anthropologie et en linguistique, on appelle le « conservatisme des zones périphériques. » Ce que l’on trouve dans les zones périphériques, ce sont les modes anciens de pensée. Il y a donc un phénomène structurel en France, c’est ce retard de la pensée économique, quel que soit le mouvement, par rapport à celle du monde anglo-saxon. Cela produit cette situation de naufrage absolu, même si je cite des économistes comme Jean-Luc Gréau ou Jacques Sapir qui sauvent l’honneur de la profession. Mais ce ne sont que des exceptions. Je pense que Peugeot survivra à la crise, mais les économistes et professeurs d’économie, par contre, je ne suis pas sûr qu’ils s’en sortent !

KB : Pourtant, sur tous les écrans, on voit des figures médiatiques, essayistes tout-terrain, qui retombent sur leurs pieds. Ils prétendent avoir tout prévu et sont parfois crus par les journalistes.

ET : Oui, mais il y a plus grave. Le problème n’est pas uniquement celui des imposteurs médiatiques qui se font passer pour économistes alors qu’ils ne le sont pas. Le problème est qu’au sein même du monde des économistes professionnels, la dissidence n’est pas massive. Même chez les vrais économistes, ceux qui sont capables de faire un cours d’économie et d’écrire des articles d’économie sérieux avec des notes de bas de pages, même dans la profession, il y a faillite. En tant qu’anthropologue, je me suis intéressé aux évolutions des mentalités, et l’hostilité au protectionnisme et l’adhésion au libre-échange, je l’analyse comme partie d’un phénomène culturel beaucoup plus vaste. Pour moi, l’ultra-individualisme, ce n’est pas une adhésion primordiale à l’économie de marché, au refus de toutes les barrières douanières, c’est une adhésion à l’idée de l’individu roi absolu, à l’idée qu’il est interdit d’interdire, à ce phénomène de narcissisation des comportements analysés par Lasch(8), quelque chose d’extrêmement massif, et diffus à la fois, et qui est beaucoup plus profond dans la société que les conceptions économiques conscientes. Il y a là quelque chose que je trouve très intéressant en termes historiques. Quand j’ai fait ma « conversion » à la nécessité du protectionnisme, dans un premier temps, sans trop spécifier l’échelle, ensuite dans la réédition de L’illusion économique, j’en viens à l’idée que la bonne échelle, c’est celle d’un protectionnisme à l’échelle européenne. C’était quand même pour moi une évolution importante. Mais je tiens à dire que dans les dix années qui se sont écoulées, l’idéologie libre-échangiste a encore progressé. C’est-à-dire que des pays comme l’Inde s’y sont convertis. Le Brésil sort également de sa vieille orthodoxie. Tous les pays émergents décrits actuellement comme une menace au monopole du G7, en vérité, viennent de se soumettre à l’idéologie du monde développé. Je suis bien évidemment très triste pour ceux qui perdent leur emploi ou dont les revenus diminuent, mais il y a une sorte de beauté tragique dans la situation actuelle : c’est au moment où l’idéologie libre-échangiste arrive à son maximum de puissance que, bien naturellement, comme c’est une croyance fausse, le système s’effondre. Donc, nous sommes dans une situation très particulière de domination absolue de cette idéologie, qui n’a jamais été aussi importante, et le système d’effondre. Il y a donc une sorte de double vide qui s’est créé, et qui produit en ce moment tous ces prurits protectionnistes irréfléchis, nationaux. Le problème n’est pas uniquement qu’ils émergent à l’échelle nationale, mais aussi qu’ils ne sont pas du tout pensés. C’est une situation tout à fait fascinante.

KB : Au point de vue géopolitique, la page néoconservatrice semble s’être tournée, après les dégâts que l’on connaît. Mais en économie, cette pensée continue de faire des ravages. Vous avez dit un jour que le néo-conservatisme était une « nouvelle extrême droite à l’échelle mondiale».

ET : Oui, tout à fait. Je suis bien sûr très heureux qu’Obama ait été élu, et surtout que les Démocrates soient revenus au pouvoir, parce qu’effectivement, cela veut dire, qu’au moment de la grande panique, politique, économique et financière, le réflexe des Américains n’a pas été d’aller encore plus loin, de passer de la droite extrême à l’extrême droite, ce qu’on pouvait craindre, mais le réflexe fut plutôt de revenir à ce qui pour les Etats-Unis est un centre-gauche. Nous avons échappé au pire. Mais cela dit, il faut bien voir que si l’on s’intéresse aux conceptions économiques, et au rapport à ces questions économiques fondamentales du libre-échange, du capitalisme financier plutôt qu’industriel, etc, il n’y a quasiment aucune différence entre les Républicains et les Démocrates. Le virage, qu’on pourrait qualifier de virage « impérial financier », le choix d’accentuer la posture financière prédatrice de l’Amérique sur le monde est un choix qui a été fait sous Clinton. Les clintoniens sont arrivés au pouvoir avec des réflexions du type « strategic traders » sur la nécessité de protéger l’appareil industriel, de faire un certain type de protectionnisme dans l’intérêt de la base industrielle des ingénieurs et des ouvriers américains. Et en réalité, le choix qui a été fait a été le choix opposé, c’est-à-dire que l’on a renoncé à cela et que l’on a choisi de profiter de la manne financière. C’est une mécanique très simple à l’échelle mondiale, mais pas toujours comprise. En fait, ce qu’on ne trouve pas dans les manuels d’économie internationale, c’est une analyse de l’insuffisance de la demande qui est amenée par le libre-échange. Ce qu’on trouve, c’est la montée des inégalités. La mécanique fondamentale du libre-échange, c’est l’introduction dans chacun des pays des inégalités qui existent à l’échelle mondiale, donc l’écrasement des salaires. L’écrasement des salaires va mener de son côté à l’insuffisance tendancielle de la demande, mais l’augmentation des profits va mener à l’émergence dans le haut de la société de paquets de fric ne servant à rien et ne correspondant à rien, paquets de fric qui produisent toute la corruption du système bancaire. Je suis très fier d’avoir fait récemment une interview dans un journal suisse, de Zurich, qui avait pour titre, (titre que je n’ai pas choisi) : les banquiers ne sont pas coupables ! On nous dit : c’est affreux, cette affaire Madoff, $ 50 milliards qui partent en fumée. Mais on ne se pose pas la question fondamentale : d’où viennent ces $ 50 milliards ? Pourquoi est-ce qu’il y avait dans le système $ 50 milliards à foutre en l’air ! Cela participe de cette mécanique de montée des inégalités qui résulte du libre-échange.

KB : La tentation est grande de vouloir désigner des coupables. Si vous deviez absolument désigner le coupable, vous préférez donc désigner l’idéologie libre-échangiste plutôt que les banquiers ?

ET : Oui, c’est d’ailleurs le genre de questions que s’est posé Keynes. Lorsque l’on est confronté à des situations d’incompétence, des politiques, des économistes, on arrive finalement à cette phrase de Keynes qui rappelait qu’en fin de compte, ce ne sont pas des hommes qui sont au pouvoir, mais des idées, et des idées dépassées. Ce qui est aujourd’hui au pouvoir, ce n’est pas Sarkozy, ni Angela Merkel, ce n’était pas Bush et ce n’est pas Obama, sur le plan économique. Ce qui est au pouvoir, c’est l’idéologie libre-échangiste.

KB : Une idéologie n’est-elle pas plus difficile à abattre que des hommes ?

ET : C’est difficile à abattre parce que cela bénéficie d’une dynamique propre qui renvoie à ces forces culturelles très profondes, mais d’un autre côté, c’est abattu par la réalité du monde. Nous vivons une époque dans laquelle les libre-échangistes ont gagné. Ils n’ont plus qu’un combat à mener, c’est le combat contre la réalité du monde. Et c’est là un combat qu’ils ne peuvent pas gagner. Les gens n’ont pas encore compris à quel point dans la dimension critique, la victoire de Marx était absolue. Parce que l’idée fondamentale du marxisme, qui est piquée à la dialectique hegelienne, c’est l’idée que le capitalisme, livré à lui-même, s’autodétruit.

KB : Mais les médias et les économistes préfèrent parler d’un retour à Keynes plutôt que d’un retour à Marx.

ET : Le Magazine Time a quand même fait une couverture sur la victoire posthume de Karl Marx.

KB : Face à l’autodestruction du capitalisme, et sans avoir recours aux « solutions » marxistes radicales, y a-t-il des voies raisonnables pour reconstruire ? Y a-t-il encore des raisons d’espérer ?

ET : Il y a deux raisons pour lesquelles je garde un fond d’optimisme. Nous sommes dans une crise et nous pensons avoir la bonne analyse, qui est une analyse insistant sur l’insuffisance de la demande produite par le libre-échange. Les solutions sont dans des protectionnismes à des échelles continentales, coopératifs, qui permettent de regonfler la demande. On se dit alors, munis de ce projet très raisonnable : quelles sont les forces sociales, mentales, culturelles, positives et négatives, si l’on espère la réalisation d’un tel projet ? Pour moi, à la limite, la question de la nullité des économistes n’est pas tellement un problème. On sent déjà qu’ils n’ont plus grand-chose à dire, qu’ils n’osent même plus venir dans les débats, qu’ils se défilent, je suis bien placé pour le savoir. Mettre en place le protectionnisme à l’échelle continentale suppose un boulot qui n’a pas été fait, des instituts de recherche, un retour sérieux à des analyses de tableaux de production sectoriels pour savoir ce que l’on protège et ce que l’on ne protège pas…

KB : Vous avez écrit que c’est une question qui prendra une génération. Entre temps, comment passer le cap ?

ET : Il faudra du temps, mais la génération d’économistes qui s’est déshonorée (en gros la mienne, puisque j’ai 57 ans et on peut dire que les économistes de 50 à 60 ans, se sont collectivement, avec quelques exceptions, déshonorés)

KB : Mais n’était-ce pas la même chose en 1929 ?

ET : Si, si. Mais aujourd’hui, je dirai que c’est plus grave. Les types de ma génération, et c’est là que cela devient vraiment fascinant d’un point de vue intellectuel, ont reçu la même éducation que moi. Ils ont fait Sciences Po comme moi. Ce qui prédominait l’enseignement qu’ont reçu ces économistes, c’était le keynésianisme et l’analyse des problèmes de demande. Donc, ils ont appris cela. Mais on a l’impression qu’ils ont passé toute leur vie de chercheurs ou de praticiens à détruire ou à oublier ce qu’ils avaient appris. Moi, je ne suis pas économiste, mais je dois poser modestement la question de la lucidité. Certains jours, je me dis qu’en fait, c’est très simple. Ce qui m’a permis, lorsque je me suis remis à l’économie, de diagnostiquer tout de suite la question de l’insuffisance de la demande, c’est que, comme les personnages de contes de fée, je m’étais, sur le plan économique, endormi en 1971 quand j’ai terminé Sciences Po, et je me suis donc réveillé et j’ai recommencé à faire de l’économie avec ce que j’avais dans le cerveau et qui datais de 1971. Et c’était le bon truc !

KB : Il faudrait donc revenir à l’avant Milton Friedman…

ET : Voilà, je n’avais pas passé 30 ans à désapprendre les choses vraiment utiles. C’est vraiment fascinant comme phénomène ! Pour revenir aux raisons d’espérer et aux craintes, je pense que ce qui me préoccupe le plus, le gros facteur lourd négatif, c’est cette atomisation, cette narcissisation des comportements, ce biais très lourd contre l’action collective. Je ne dis pas cela en un sens moralisateur. C’est important de préciser cela. Je ne suis pas de ceux qui regrettent l’individu ancien, contraint, pas libre. Je trouve la modernité sur toutes sortes de plans, très agréable à vivre et je ne voudrais surtout pas que les jeunes y renoncent. Mais il faut admettre que cela pose un problème très lourd pour l’action collective.

KB : Mais encore une fois, s’il faut une génération, comment survivre jusque là ? On nous dit que les années 30 sont devant nous, que nous sommes face à une géante crise de civilisation.

ET : Oui, sur le fond. Mais il y a quand même deux différences fondamentales avec les années 1930. D’abord, les différences que les économistes traditionnels ne peuvent pas voir, car les économistes sont de mauvais historiens, c’est-à-dire le contexte. Le contexte fondamental dans les années 1930 était très différent. Ce n’était pas juste une crise de surproduction. C’était aussi quelques années après la première guerre mondiale, l’une des plus grandes boucheries de l’histoire de l’humanité. Il y avait beaucoup de ressentiment. C’était un moment où, indépendamment de la crise, ce qui montait, c’était les mouvements totalitaires. Les « innovations » à l’époque, c’était le communisme, le fascisme et le nazisme. La crise de 1929 est intervenue dans ce monde là. Alors que notre crise, tout aussi grave sur le plan économique, arrive dans une ambiance très différente. Notre époque a aussi ses côtés sympathiques. Le monde des élites n’est pas ravagé par le racisme. L’idée qui prévaut aujourd’hui est quand même l’idée d’une coopération nécessaire entre nations. Quand ils font un G20, ils se réunissent et arrivent, en proposition 4, à dire qu’il faut empêcher le protectionnisme et protéger le libre-échange. Ils arrivent donc pour le moment, à la conclusion que ce qu’il faut, c’est surtout laisser en place le truc qui a produit la crise. C’est pathétique bien sûr, mais le simple fait qu’ils se réunissent pour en discuter, qu’ils se réunissent pour être cons tous ensembles, est sympathique, paradoxalement ! C’est un premier point positif. Le deuxième point positif, aujourd’hui, c’est le niveau d’éducation des populations en Europe. Le système éducatif est plutôt dans une phase de stagnation, mais on produit chaque année 34 % de vrais bacheliers. Avant-guerre, seuls quelques privilégiés obtenaient le bac général ? En termes d’évolution de l’opinion, il y une sorte de tension, entre d’un côté, l’atomisation, qui rend l’action collective impossible, et de l’autre, le niveau éducatif qui peut rendre les basculements d’opinion, sur des questions complexes, beaucoup plus rapides. Nous sommes dans une tension entre ces deux phénomènes.

KB : Mais vous dénoncez quand même dans votre livre le vide idéologique actuel.

ET : Bien sûr, mais entre le fascisme et le rien, on préfère quand même le rien !

KB : Vous dites quand même que vous souhaiteriez réintroduire une « dose de sociologie marxiste ».

ET : Non, je pense que suis clair sur ces questions. Pour moi, toute la partie « positive » du marxisme, l’idée qu’il existe un projet positif qui s’appelle le communisme, et qui consiste à dépasser le capitalisme, à le transcender, des pirouettes du genre « le prolétaire sera tout parce qu’il n’est rien », tout cela ne m’intéresse pas du tout. Je ne veux pas de l’idée selon laquelle il y aurait une solution simple et qu’on peut se projeter par la force de la pensée dans un hyper espace parfait. Par contre, ce qui est intéressant, c’est l’idée de contradiction inhérente à la machine capitaliste. Je ne suis pas un très grand lecteur de Marx, mais il y a des choses sur l’homme et la nature humaine assez intéressants. Cette dimension du capitalisme comme un système qui tend vers sa propre négation demeure intéressante. Par contre, là où il y a erreur, c’est de penser qu’il suffit de se nier pour devenir autre chose de positif. Ce serait trop facile. Pour moi, c’est de la théologie hindouiste. Ce que j’utilise par contre beaucoup plus, c’est la sociologie marxiste, essayer de voir une partie au moins des affrontements politiques en termes de classe. Je parle abondamment des « Luttes de classes en France ». Et actuellement, pour comprendre ce qui se passe en France, c’est un instrument de travail très utile.

KB : Vous soulignez également souvent les dangers de la disparition de l’idée de nation, et le fait que des sentiments nobles comme l’internationalisme et l’antiracisme permettent de légitimer des logiques économiques perverses.

ET : Bien sûr. Ce que j’avais essayé de faire dans L’illusion économique, c’est une analyse en termes de désagrégation des nations. Il y a évidemment une certaine forme d’universalisme qui peut devenir pervers et qui permet, en se déclarant solidaire de gens qui habitent à 10.000 km de chez nous, d’oublier qu’on doit aussi être solidaires des gens qui habitent à 50 km, et notamment les ouvriers. Mais même si on dit cela, on doit rester prudent. C’est là qu’on se rend compte de la pertinence de la pensée d’un homme comme Raymond Aron. Les choses ne sont jamais en blanc ou noir. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre, pour simplifier, même si Aron n’aurait pas parlé comme cela. L’idée d’un système, d’une idéologie, qui n’aurait que des avantages, face à d’autres systèmes de pensée, qui n’auraient que des inconvénients, est bien sûr une idée fausse, comme l’a montré Aron. Sur le plan international, l’universalisme et l’antiracisme ont un rapport avec la domination du libre-échange, un rapport direct. L’idée d’ouverture, de dépassement de toutes les différences conduit à cela. Mais d’un autre côté, il faut raison garder et ne pas les rejeter. Il faut prendre le temps.

KB : Certaines personnes qui partagent vos analyses quant aux avantages que l’Europe peut retirer d’un protectionnisme à l’échelle continentale craignent toutefois les effets de ce protectionnisme européen sur les pays du Sud.

ET : Je ne reconnais pas l’existence des « pays du sud ». Il y a plusieurs zones…

KB : … je pensais à l’Afrique

ET : Voilà, alors l’Afrique, c’est le vrai Sud. Je pense au contraire que le protectionnisme européen amènera l’Europe à ne plus fuir ses responsabilités vis-à-vis de l’Afrique. Ses responsabilités en matière de développement, ses responsabilités historiques… L’Afrique, pour l’essentiel, parle des langues européennes. Elle est francophone, anglophone, lusophone. Elle a un passé colonial. D’une certaine façon, pour qui s’intéresse aux processus d’alphabétisation et d’éducation, on voit que l’Afrique du Nord, le Maghreb, est en train de devenir bilingue ou est assez largement bilingue franco-arabe. En termes culturels, l’Afrique c’est l’Europe ! Et actuellement, l’utopie libre-échangiste, l’idée d’un univers homogène où il y aurait des règles qui sont les mêmes pour tous (et qui sont en fait une absence de règles), cela empêche les Européens d’assumer leurs responsabilités, cela crée le contexte où les gouvernements français peuvent se désintéresser de leurs obligations historiques vis-à-vis des pays qui ont été colonisés par la France, qui parlent français. On crée cette ambiance où les immigrés francophones d’origine africaine sont considérés et traités comme des étrangers, alors qu’en fait, à un niveau culturel, ils ne sont pas complètement des étrangers. Ce sont des Etats différents, mais ce sont souvent des pays qui s’alphabétisent en français. Quant aux autres, aux chinois, aux indiens, ils décollent économiquement en Asie, beaucoup plus nettement et plus rapidement, mais il ne faut pas avoir une vision idyllique, ils vont être les premières victimes du retournement de conjoncture. La Chine est au bord de l’explosion. Ils n’ont plus rien à perdre à la concertation.

KB : A vos yeux, pourquoi continuent-ils de financer le déficit américain ? Ils ne sont pourtant pas naïfs et doivent être conscients du fait qu’ils ne reverront probablement pas leur argent.

ET : Ils continuent de financer parce qu’il y a un équilibre de la terreur. Je ne sais pas dans quelle mesure ils sont conscients. Je pense que la grande erreur sur la Chine est de penser, que, parce que ce pays a fait des taux de croissance supérieurs à 10 % pendant des années, les dirigeants chinois sont devenus géniaux, et qu’ils ont tout pensé et tout compris. Non, je pense qu’il existe une mécanique qui s’est mise en place entre les Etats-Unis et la Chine. La Chine est devenue cette plate-forme de main d’œuvre pour les industries américaine et japonaise, et secondairement pour les industries européennes. Cela a produit ces taux de croissance, les dirigeants chinois ont été aspirés par cela et se sont lancés dans cette stratégie de développement très dangereuse. L’idée qu’un pays d’1 milliard et 300 millions d’habitants puisse appuyer son développement uniquement sur la demande extérieure, en espérant ne pas foutre en l’air le monde et sa demande extérieure dans le processus, il faut quand même être assez aveugle pour s’être lancés là dedans. Une question qu’il faut se poser à propos des dirigeants chinois, c’est : est-ce que ce sont des communistes qui ont compris l’économie de marché et en sont venus à une vision plus pragmatique des choses, ou est-ce que ce sont toujours des maoïstes fous, inversés ? Et est-ce que la Chine n’est pas à la veille de son deuxième « grand bond en arrière. » ? Il faut donc avoir envers eux une attitude tout à fait amicale et respectueuse, et prendre le temps. Là aussi, le fait qu’on ne puisse pas faire les choses trop vite, là non plus, n’est pas une mauvaise chose. Sur une génération, il faut aider la Chine à se réorienter vers un développement par la demande intérieure. Il faut leur donner le temps de le faire.

KB : Si la Chine va autant souffrir, quelles sont les puissances qui se sortiront le mieux de cette crise, ou du moins qui souffriront le moins ?

ET : Les pays qui seront le plus touchés, dans l’immédiat, ce sont les plus « efficaces » sur le plan de la production. Après 1929, les deux sociétés qui avaient le plus fort taux de chômage, c’était l’Allemagne et les Etats-Unis, qui étaient les deux économies industrielles les plus puissantes. Aujourd’hui, ce sont donc les pays les plus exportateurs qui vont être le plus touchés, la Chine, le Japon, l’Allemagne, la Russie à cause de ses exportations énergétiques, et bien entendu, les pays qui ont déjà sacrifié une partie de leur appareil industriel vont être moins touchés. C’est pour cela qu’aujourd’hui, on lit certains articles ironiques, mais en fait totalement idiots dans l’International Herald Tribune, des articles qui nous disent : « on voit déjà que la crise est plus grave en Europe qu’aux Etats-Unis, que la contraction du PIB sera plus importante. » Mais c’est tout à fait normal, puisqu’il s’agit d’un PIB réel, avec au cœur la plus grande puissance exportatrice mondiale, l’Allemagne. Les pays pour lesquels ce sera très dur psychologiquement, et pour lesquels nous devrions avoir beaucoup de compassion, ce sont les pays de l’Est européen, qui ont vécu en une vingtaine d’années et successivement, l’effondrement du communisme puis celui du capitalisme.

KB : Vous écrivez que pour que le protectionnisme fonctionne, il faut qu’il se fasse à l’échelle continentale, « entre la Grande-Bretagne et la Russie. » C’est un peu ambigu. Incluez-vous la Grande-Bretagne et la Russie ?

ET : En effet, la formulation est ambiguë à souhait. Lorsque j’ai écrit le livre, j’envisageai une Grande-Bretagne hyper-réfractaire à tout concept protectionniste, et une Russie autosuffisante par sa masse… Maintenant, la crise est tellement grave pour la société anglaise et pour l’économie anglaise, qui elle aussi, était empêtrée dans l’aventurisme financier, qu’on peut imaginer beaucoup d’évolutions en Angleterre. Après tout, Keynes avait fait une conversion au protectionnisme. Dans une phase difficile, les Anglais ont déjà été capables d’avoir recours à des mesures protectionnistes. Quant à la Russie, c’est une grande inconnue. En tout cas, le protectionnisme européen peut fonctionner sans l’Angleterre et la Russie. La partie continentale de l’Europe doit toutefois en faire partie, tout ce qui est entre l’Espagne et la Pologne. Pour l’Angleterre et les pays scandinaves, c’est incertain. Leur association serait la bienvenue. Tout le monde a intérêt à ce que l’on engage une action collective, quoi qu’il arrive. L’Angleterre serait la bienvenue. Je suis également favorable un partenariat stratégique avec la Russie. Mon sentiment est que l’économie russe est toujours dans un état à part, un peu différent, et qu’il vaut mieux réfléchir en termes de partenariat qu’en termes d’intégration.

KB : Le protectionnisme ne risque pas d’entraîner un affaiblissement du niveau de vie en Europe. C’est un argument important.

ET : Oui, pour les Européens, c’est facile. J’essaie d’adopter une attitude raisonnable sur cette question. Je ne dis pas que cela peut se faire du jour au lendemain, mais qu’il y a tout un travail préparatoire. Je ne dis pas non plus que cela peut se faire sans efforts, pas simplement pour les gens qui se remettent au travail industriel, mais aussi pour les économistes, et les haut-fonctionnaires. L’avantage du libre-échange, c’est qu’on pouvait ne rien faire. Le libre-échange, c’est être peinard, du point de vue de la gestion de la société ! List (9) avait très bien vu cela. Mais il y aurait quelque chose de positif que l’on aurait tout de suite, et qui changerait le climat et l’ambiance anti-démocratique, ainsi que la méfiance de la société vis-à-vis des politiques et des élites, cette ambiance de pourrissement de la démocratie. Nous vivons aujourd’hui dans une somme de projets négatifs permanents, c’est à-dire que ce que les gens voient devant eux, c’est une sorte de trou noir, de puits sans fond. On leur parle constamment d’ajustements structurels, de « réformes ». Les gens ont très bien compris que réforme voulait souvent dire moins de salaire, moins de travail, moins de sécurité sociale. Ce qui est angoissant, c’est l’avenir. Aujourd’hui, nous avons encore un très haut niveau de couverture sociale, et nous sommes dans une société très riche. Ce qui détraque la démocratie, c’est la perspective de ce puits sans fond. Ce projet protectionniste, qui ne sera pas un protectionnisme de repli, mais un protectionnisme de relance, (relance de la consommation, des services publics…), n’opérera pas tout de suite, mais dessinera immédiatement un horizon différent. Et je pense que l’effet positif sur le fonctionnement de la démocratie, le rapport des gouvernants aux gouvernés, sera immédiat, parce que les gens comprendront tout de suite.

KB : Autre problème, on ne voit pas qui pourrait incarner ce projet politiquement. Vous êtes très sévère envers les sociaux-démocrates…

ET : Je serais moins sévère aujourd’hui. J’ai écrit avant l’émergence du phénomène Hamon. Et je n’avais pas eu tous les contacts avec les socialistes.

KB : Vous-mêmes, comment vous définiriez-vous politiquement ?

ET : Je ne me définis pas. Je suis un homme de centre-gauche, sans désigner de parti particulier. Je pense aussi que la distinction gauche-droite doit exister pour que fonctionne la démocratie. Je reconnais la droite, (pas l’UMP, mais les principes de la droite) comme légitimes. L’idée d’une société où il n’y aurait que la gauche serait une société totalitaire. Et en ce qui concerne les mutations sur les grandes questions économiques, ce que montre l’histoire, c’est qu’en fait les mutations se font trop lentement, mais avec des petits décalages des deux côtés du spectre politique. Je ne sais pas si les choses vont bien se passer pour le protectionnisme, mais si elles se passent bien, ce sera aussi bien au PS qu’à l’UMP. Au cours des dernières semaines, on a bien vu que le conformisme était en train de craquer. La presse, les médias… Beaucoup de journalistes semblent avoir compris plus vite que les politiques. Les économistes orthodoxes se terrent, évitent d’aller aux débats. On sent que l’on entre dans une nouvelle période, qui n’est pas due à la puissance de ma pensée, mais à la puissance de la crise !

KB : Le livre arrive quand même à un moment propice.

ET : Il y a en effet aujourd’hui quelque chose de nouveau. Il y a l’idéologie, la lutte idéologique, ses déterminants culturels et sociaux, et il y aussi la réalité du monde. Et ce qui est tout à fait particulier dans la situation la plus récente, ce que je décris, c’est la façon dont les effets négatifs du libre-échange remontent du bas vers le haut de la société. Nous avons eu la phase des années 1980 durant laquelle c’étaient les ouvriers qui subissaient le plus. Nous avons ensuite vu le décrochage des classes moyennes inférieures au moment du traité constitutionnel européen. Nous avons vu que sur les sept dernières années, les gains d’argent dus au libre-échange ne bénéficiaient plus finalement qu’aux 1 % supérieurs de la société. Les gens ne pensent pas trop à cela. Ils sont plutôt sur le mode : « C’est la faute aux banques, c’est la faute aux riches… » Alors qu’en fait, l’argent qui vient de se volatiliser est l’argent des riches. Une partie énorme des gains en signes monétaires qui ont été accumulés grâce au libre-échange dans toute la phase précédente est en train de se vaporiser. On peut encore trouver quelques malins qui s’enrichissent dans les classes supérieures, mais dans l’ensemble actuellement, les gens qui ont perdu beaucoup d’argent sont les riches. Donc, on peut dire aujourd’hui que le libre-échange ne bénéficie plus à personne. C’est important ! Nous sommes confrontés à une idéologie dominante qui ne produit plus aucun bien pour aucun secteur de la société, y compris les riches ! C’est une situation historico-idéologique extraordinaire ! On a un bon niveau éducatif, on a des moyens de communication, les cerveaux peuvent se remettre à fonctionner, un basculement intellectuel peut se produire assez vite. Si plus personne n’a un intérêt objectif à ce que ce système perdure… Nous sommes donc passés à une nouvelle phase du débat. Les gens commencent à beaucoup parler du protectionnisme. Beaucoup sont convaincus. La question aujourd’hui est de faire prévaloir l’idée du protectionnisme européen sur celle du protectionnisme purement national. Parce que ce que nous voyons, dans cette situation de vide idéologique, c’est une sorte de prurit d’autodéfense nationale qui d’ailleurs ne tient pas la route, parce que le protectionnisme, c’est d’abord la protection des marchandises, ce n’est pas de donner de l’argent aux usines.

KB : Et si on nous dit qu’il est impossible de mettre les 27 d’accord et qu’il faut choisir entre la situation actuelle (le libre-échangisme) et un protectionnisme purement national ?

ET : La société française n’est plus à la taille de l’économie. L’économie est européenne, en termes d’échanges de marchandises, etc. Donc, l’espace qu’il faut protéger au niveau salarial pour relancer les salaires et la demande, (au bénéfice ultime de la Chine d’ailleurs, finalement), c’est l’Europe continentale. Ce qu’il faut absolument établir, c’est arrêter de laisser ces économistes ignares, qui ont fait faillite et qui devraient démissionner de tous leurs postes de responsabilité. J’ai demandé l’autre jour à France Inter la dissolution du Conseil d’Analyse Economique, qui ne sert plus à rien. Ils se sont déshonorés intellectuellement. Ils ont passé une vie d’enseignement et de recherche à ne raconter que des bêtises et à ne pas travailler ! Ces gens devraient s’excuser. Les dernières forces qu’ils jettent aujourd’hui dans la bataille sont consacrées à entretenir la confusion entre protectionnisme national et protectionnisme européen. C’est-à-dire d’utiliser sans arrêt ce bouc-émissaire du protectionnisme national, (dont personne n’a parlé et que personne ne préconise, ni moi, ni Hakim El Karoui, ni Jean-Luc Gréau), et d’essayer d’empêcher le débat sur le protectionnisme européen, en faisant croire que le débat porte sur le protectionnisme national. C’est leur stratégie.

KB : Pour conclure sur le plan géopolitique, qu’est-ce qui vous préoccupe aujourd’hui le plus, quelques années après que vous ayez publié Le rendez vous des civilisations (10) ? On continue de voir prédominer les réflexions binaires, « eux » et « nous »…

ET : Il y a des motifs d’être encore plus inquiets, bien sûr, parce qu’aujourd’hui, comme en 1929, des sociétés qui sont confrontées à une crise de leur système économique ont toujours le choix entre régler leurs problèmes économiques ou chercher des bouc-émissaires. Nous en sommes là. Ce que montre l’expérience de la crise de 1929, c’est qu’il n’y pas eu un seul type de réponses : l’Allemagne est partie dans la direction du bouc-émissaire, les Etats-Unis par contre ont élu Roosevelt, et la France le Front Populaire. Nous sommes aujourd’hui face à cette même alternative. L’histoire demeure très complexe. Il y a de grandes diversités nationales. Et les réactions seront variées. Les Etats-Unis étaient dans une logique de guerre des civilisations. L’élection d’Obama est un très bon signe. Je suis convaincu que la France refusera les solutions ethniques. En France, on a toujours préféré les combats de classe aux conflits raciaux ou ethniques.

KB : Mais étant donné qu’Obama ne dispose pas de baguette magique, la crise ne risque-t-elle pas de provoquer un backlash et un retour en force de l’extrême droite américaine ?

ET : Je refuse de le penser, mais effectivement, un échec d’Obama fera que les gens passeront du registre : « c’est formidable, les Etats-Unis ont un premier président noir », à l’interrogation : « le premier président noir ne sera-t-il pas le dernier président des Etats-Unis ? »… On peut très bien imaginer des délires millénaristes réinterprétant d’une autre manière le fait que les Etats-Unis ont un président noir. Il est également inquiétant de voir que dans les pays d’Europe du Nord, la sensibilité aux thématiques ethniques, raciales, religieuses, est beaucoup plus forte qu’en France, on ne sait pas comment cela peut tourner. La crise est immense, sur un fond de vide idéologique. Je pense qu’il faut être très attentifs, mais avoir une attitude empirique, faire des observations plutôt que des prédictions.

KB : La xénophobie est l’un des arguments utilisés, non sans mauvaise foi, par les adversaires du protectionnisme. Par ailleurs, situez-vous la Turquie dans l’espace européen ?

ET : Sur l’intégration de la Turquie dans l’espace européen, je suis très fluctuant. Je ne me décrirais pas comme favorable. Mais ce que j’ai écris dans Le rendez-vous des civilisations sur la démographie du monde musulman montre, dans mon cas, que le protectionnisme économique n’est nullement associé à la xénophobie. L’un des gros arguments utilisés contre le protectionnisme est de dire que les protectionnistes sont xénophobes. C’est tout le contraire. Si on analyse les choses en termes idéologiques, quelle a été la grande production idéologique du monde libre-échangiste : c’est l’occidentalisme, l’islamophobie… En vérité, ce monde atomisé, individualiste, a secrété une angoisse d’agression terrible, et c’est ce monde occidental si pacifique qui lance des guerres et des invasions en Irak et ailleurs… Nous prônons pour notre part un protectionnisme européen, plurinational. La fermeture à 27 ? Je veux bien. Mon protectionnisme, c’est déjà la foule, en interne…

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[1] La chute finale, essai sur la décomposition de la sphère soviétique, Robert Laffont, 1976.

[2] Le fou et le prolétaire, Robert Laffont, 1979.

[3] L’Illusion économique, essai sur la stagnation des sociétés développées, Gallimard, 1998.

[4] Après l’empire, essai sur la décomposition du système américain, Gallimard, 2002.

[5] Après la démocratie, Gallimard, 2008.

[6] Paul Anthony Samuelson, “When Ricardo and Mill Rebut and Confirm Arguments of Mainstream Economists Supporting Globalization.” Journal of Economic Perspectives, vol. 18, No 3, 2004.

[7] Après la démocratie, op cit.

[8] Référence à l’historien et critique culturel américain, Christopher Lasch, issu de l’Ecole de Francfort, qui est l’auteur de La Culture du narcissisme, la vie américaine à un âge de déclin des espérances, Climats, 2000. Un autre de ses ouvrages a été récemment traduit, Le moi assiégé, essai sur l’érosion de la personnalité, Climats, 2008.

[9] L’économiste allemand, Friedrich List, théoricien du « protectionnisme éducateur », permettant de créer les conditions d’un libre-échange équitable. Son livre majeur, Système nationale d’économie politique, datant de 1841, est paru chez Gallimard, en 1998, avec une préface d’Emmanuel Todd.

[10] Emmanuel Todd et Youssef Courbage, Le rendez-vous des civilisations, Seuil, 2007.

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