Par Jean-Emmanuel Ducoin
Les associations caritatives crient « famine », elles appellent « au secours », disent leur « détresse » de ne plus pouvoir assurer les « missions élémentaires » que la société attend désormais d’elles, ultimes gestes de dignité, de solidarité. Imagine-t-on la signification exacte de ces simples mots ? La France du XXIe siècle prend-elle la mesure de l’ampleur de cette réalité, qui assigne à toute la collectivité autre chose que de la compassion… Face à ce qu’il faut bien appeler l’explosion des demandes, toutes les organisations, dans tous les départements, se voient dans l’obligation de restreindre leurs distributions aux plus démunis, parfois de les suspendre, voire, la mort dans l’âme, de refuser de nouvelles inscriptions.
Le souffle nous manque pour décrire la situation. Dans l’échelle de l’horreur sociale, le pays d’Hugo et de Jaurès a franchi une étape dramatique. N’ayons pas peur des mots. Quand la souffrance se transforme en « sous-France », c’est la République, et avec elle son idéal originel d’égalité, qui vacille sous les assauts de la grande pauvreté. Pour des millions de citoyens, broyés sous le laminoir d’un paysage économique lui-même dévasté, les conditions d’existence atteignent un tel degré d’atomisation sociale que les actes élémentaires de la vie quotidienne se transforment en survie. Prises dans l’engrenage infernal, les familles crient dans un silence si assourdissant que, tôt ou tard, l’obscurité même se déchirera sous nos yeux. Qui veut, toujours, ne pas voir ? Qui détourne, encore, le regard ? Aussi longtemps qu’il faudra l’écrire, avec au bout des mots cette urgence révoltée plus légitime que jamais, nous répéterons que les difficultés d’hier, qu’on pouvait jadis « apaiser » de-ci de-là, ont changé d’intensité. Ce sont dorénavant des drames quotidiens qui se nouent dans les ventres et dans les têtes. Ils ruinent et épuisent le quotidien, effacent et obscurcissent l’horizon.
La crise économique mondiale nous paraît hors sol, mais la misère, elle, a des racines si profondes qu’elles labourent les entrailles de la société. Non, la paupérisation des quartiers populaires n’est pas un fantasme né dans l’esprit de défaitistes à l’âme sombre. Là où l’État sarkozyste décide de se retirer dans un chacun-pour-soi ahurissant, là où les missions de services publics subissent les politiques de déstructurations en cours, là où toutes les injustices se concentrent, là où se concentrent jusqu’à 40 % de sans-emploi vivent des personnes qui, héritiers de l’immigration ou non, savent le sens des formes contemporaines de solidarité que beaucoup ne soupçonnent même pas. On a sauvé les banques et les actionnaires. Sauvera-t-on les sacrifiés sous la mitraille économique ?
Dans l’ordre des décomptes macabres, la France vient de franchir cette semaine un seuil que l’on pensait inimaginable : le taux d’emploi en CDI est passé sous la barre des 50 %… Ces terribles décrochages symboliques peuvent-ils provoquer des réactions ? Jamais les citoyens de tout horizon n’ont à ce point porté la contradiction au cour du système, rejetant l’idéologique même de nos sociétés devenues de plus en plus des « sociétés d’individus », vendues au commerce et à la concurrence de l’exclusion organisée. Chômage de masse. Précarité. Morcellement du monde du travail. Anéantissement des structures familiales. Inversion des solidarités générationnelles. « La pauvreté est comme une grande lumière au fond du cour », écrivait Rilke. Cette lumière, si elle existe, doit réveiller toutes les consciences, toutes les forces collectives. C’est même urgent !
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