Jean-Matthias Fleury
Dur métier que celui de journaliste. Comment rendre compte d’un Colloque auquel on n’a pas assisté ? Comment, malgré l’affluence record, convaincre le lecteur que la visite du grand intellectuel américain à Paris est un événement sans importance ?
La semaine dernière, Jean Birnbaum, qui s’était éclipsé du colloque organisé vendredi dernier par le Collège de France sur la pensée politique de Chomsky, avait choisi de nous parler seulement des quelques dizaines de personnes qui n’avaient pu rentrer faute de places[1]. Mais il ignorait alors qu’il n’était qu’au début de son calvaire, tant la venue de Chomsky a suscité d’affluence et d’enthousiasme, tout au long du week-end, de sorte qu’il est devenu impossible de la réduire à une anecdote sur les capacités d’accueil du Collège de France.
L’étonnant, dans cette affaire, était d’ailleurs que le Collège ait du refuser du monde dans la mesure où aucun média[2] n’avait annoncé la tenue de ce colloque, pas plus qu’il n’avait annoncé sa diffusion et sa traduction en direct sur le site du Collège de France[3]. Et pourtant, le grand amphi était comble ce vendredi et les questions nourries et passionnantes. Tout comme était comble le couvent des Cordeliers, dans lequel, le lendemain matin, Chomsky donnait une conférence sur les derniers développements de ses théories linguistiques, sous l’égide du CNRS. Tout comme était comble, l’après-midi, la salle de la Mutualité spécialement réservée pour l’occasion par le Monde Diplomatique. Tout comme fût comble de nouveau, le lundi après midi, le grand amphi du Collège de France, accueillant une dernière conférence de linguistique, l’administration du Collège ayant, en raison de l’affluence, ouvert cet après-midi-là, toutes les salles disponibles pour que le public puisse assister à la conférence en vidéo.
À chacune de ces initiatives, qui profitaient de l’invitation du Collège de France pour faire connaître le plus largement les positions politiques et scientifiques actuelles de Chomsky, le public a donc répondu présent, en dépit du black-out médiatique dont elles ont fait l’objet. Chomsky est donc venu à Paris, et des milliers de personnes sont venues l’écouter.
Pourtant, à lire le dossier très fourni que Jean Birnbaum consacre à cet événement dans le Monde des livres de cette semaine (pas moins de quatre articles, photo de Chomsky en une, plus une caricature un peu énigmatique en illustration)[4], cette visite de Chomsky à Paris aurait surtout été révélatrice du « malentendu » qui existe entre lui et la France. En France, on ne s’intéresse pas à Chomsky. Mieux : « la France résiste à Chomsky ». Ses théories linguistiques y sont « méprisées », « négligées », « n’ont aucune influence », bref on ne s’y intéresse pas et c’est même à se demander si on s’y est intéressé un jour (selon les dires de Pierre Pica, un ancien élève de Chomsky, dont on nous suggère qu’il est « proche » du grand homme).
Quant à ses théories politiques, alors là, n’en parlons même pas : le linguiste Jean Claude Milner, nous résume la chose : des analyses du genre de celles développées par le Monde Diplomatique, que le moindre ex-gauchiste de plus de soixante ans regarde avec un peu de pitié, tant il est vrai qu’il a déjà entendu des centaines de fois, ces critiques un peu primaires de la politique extérieure américaine, teintées de « provincialisme » yankee[5].
« C’est simple, nous dit Milner, la gauche française n’a pas besoin de Chomsky ». Avant de répéter, quelques phrases plus loin pour ceux qui auraient encore des doutes sur sa sagacité, « Politiquement, Chomsky ne sert à rien. ». Puisqu’on vous le dit. Évidemment, venant d’un ancien défenseur de la révolution culturelle devenu depuis, par désillusion, un des partisans les plus enthousiastes de l’ordre républicain, l’avertissement perd peut-être un peu de crédibilité. On se prend même à songer à tout le bénéfice que Milner aurait peut-être pu tirer, dans ses années de formation politique, d’une lecture attentive des analyses de Chomsky, par exemple, de sa critique libertaire du bolchevisme et de la séduction que ce dernier a pu exercer sur des intellectuels avides de pouvoir. Peut-être ces analyses auraient-elles évité à Milner les affres de la désillusion et les aigreurs qui l’accompagnent. Toujours est-il que le lecteur risque encore, à ce moment, de ne pas être très convaincu par les conclusions aussi définitives que nuancées de Jean-Claude Milner.
Alors, pour être bien certains que le tir de barrage fonctionne, Birnbaum, Milner et Maniglier, qui ont rédigé le dossier, ne lésinent pas sur les arguments, enfin, sur les hypothèses, enfin, pour être exact, sur les affirmations, à tel point que leur accumulation finit par créer une certaine confusion. Si Chomsky ne sert à rien, c’est, d’abord, parce que ce qu’il dit n’est pas très intéressant et ce, parce que les grands penseurs de la gauche française (Birnbaum cite pêle-mêle Bourdieu, Bensaïd, Badiou, Zizek, Negri ou Rancière), mais aussi les journalistes du Monde Diplomatique, l’ont déjà dit avant lui. Après avoir affirmé l’inutilité complète du propos de Chomsky, on suppose que nos journalistes vont conclure, de la même manière, à l’inutilité de tous les penseurs qu’ils mobilisent, mais tel n’est visiblement pas le projet, le fait d’exprimer, ou plutôt d’avoir déjà exprimé des analyses du genre de celle de Chomsky en français suffisant apparemment à leur redonner un intérêt. En fait, précisent-ils, le problème est finalement d’ordre scénographique : la place à laquelle Chomsky aspire est déjà occupée par d’autres. De là à se dire que tout le dossier vise finalement à défendre les places chèrement acquises dans les médias (de quelle autre scène pourrait-il s’agir ?) par certains des intellectuels cités par nos journalistes, il n’y a qu’un pas. À moins de comprendre qu’il s’agit ici de nous rappeler la règle implicite, qui veut qu’on ne dépasse pas un certain « quota » critique dans la grande presse généraliste. Chomsky aurait alors l’impolitesse de remettre sur le tapis un certain nombre de questions qui fatiguent d’avance nos journalistes. Ce qui tend à confirmer cette lecture, c’est la manière dont ils finissent, enfin, à aborder un peu le fond.
Plus exactement, ils s’emploient à esquiver le fond. Non seulement ce que dit Chomsky a déjà été dit en français, mais ce qu’il dit est confus. D’abord, on ne voit pas très bien le lien qui permet d’articuler la linguistique à la politique (on notera que, dans le cas de Jean-Claude Milner, cette question semble parfaitement réglée, puisque c’est en tant que linguiste qu’il est convoqué pour analyser la pertinence politique de Chomsky). La réception politique de Chomsky en France serait, à en croire Milner, surtout liée à l’aggiornamento du PCF dans les années 60, et à ses effets sur le recrutement des universitaires, il y a une quarantaine d’années.
Mais les auteurs du dossier sont conscients que cet éclairage, un peu suranné, risque de ne pas épuiser totalement la question de l’actualité politique de Chomsky. Alors, ils sont finalement contraints d’en venir aux textes, dont on a pris soin de nous prévenir qu’ils donnent « l’impression d’une pensée éparpillée, superficielle. » La préface que consacre Jacques Bouveresse au recueil Raison et Liberté, publié aux éditions Agone, explique pourtant assez clairement, comme le relève d’ailleurs le critique du Monde, ce qui fait l’intérêt spécifiquement politique des analyses de Chomsky, et la manière dont elles peuvent, en partie, mais d’une manière radicalement plus mesurée et humble que n’ont pu le faire, en leur temps, les intellectuels « gauchistes des années 70 » mobilisés par Milner, être articulée à la démarche scientifique de Chomsky.
Attachement inconditionnel à l’idée de vérité objective, aux faits, au sens commun des gens ordinaires, mais aussi hypothèse d’une nature humaine sous-jacente à nos pratiques linguistiques, hypothèse qui étaye de manière raisonnable nos aspirations libertaires à une créativité spontanée en dehors des hiérarchies et des dominations sociales ou politiques. La manière dont ces analyses peuvent s’inscrire dans une tradition socialiste libertaire, singulièrement ignorée dans l’hexagone, et représentée aussi bien par Russell que par Orwell, a précisément fait l’objet du Colloque auquel, Jean Birnbaum n’a pas assisté[6]. Sans doute y a-t-il donc une part de dépit dans la manière dont il s’efforce, tout au long du dossier du Monde des Livres, de nier tout intérêt et toute cohérence à la pensée politique de Chomsky.
À l’évidence, il y a, entre toutes ces analyses et la critique de la propagande médiatique développée par Chomsky un lien étroit, en particulier, dans la manière dont il décortique, en expérimentateur avisé, les mille et une manières d’ignorer ou de travestir un fait, travers qui constitue, à ses yeux, un trait caractéristique de nos médias, monopolisés par des intérêts privés. En l’espèce, ce dossier du Monde des livres constitue presque un cas d’école, dans la mesure où il s’agit, de manière à peine voilée, de faire passer une visite à peu près triomphale en un fiasco, en raison de supposés malentendus entre Chomsky et le public français. D’ailleurs, à lire les critiques parfaitement péremptoires que lui adressent Birnbaum & cie, on se demande pourquoi ils parlent encore de « malentendu » : au fond, ce qui nous est raconté, c’est que Chomsky n’a rencontré que mépris et/ou incompréhension en raison de sa confusion et de la trivialité de ses propos. Toutes les ressources rhétoriques visant à le délégitimer sont mobilisées : quelques éléments de réel sur l’attitude de Chomsky, « tout sourire », « plaisantant », doué d’ « une remarquable qualité d’écoute », aussitôt disqualifiés par un sectarisme dissimulé (ses disciples se sont enfermés dans « un petit ghetto »), la reconnaissance d’une certaine cohérence politique en matière de défense de la liberté d’expression au moment de « l’affaire Faurisson », aussitôt entachée de sous-entendus (« il alla ensuite plus loin », nous dit-on, sans préciser, et pour cause, ce qui est ici insinué, dans la mesure où Chomsky n’a jamais dévié d’un pouce de sa position initiale, qui consiste à dire que la défense de la liberté d’expression doit être inconditionnelle, et prend surtout son sens lorsqu’elle s’applique à des positions que nous rejetons. Cette position, peut-être discutable, n’est pourtant jamais précisément discutée, sans doute parce que la presse qui condamne estime que la conversation nous emmènerait « trop loin »...). Le comble du raffinement consiste évidemment à faire porter l’essentiel des coups par les amis ou les proches de Chomsky (son ancien élève Pica, son ami l’éditeur André Schiffrin, une figure de l’altermondalisme en la personne de Christophe Aguiton). L’avertissement est clair : tout ce que vous pourrez dire sur Chomsky au Monde des Livres sera retenu contre lui.
En définitive, si Le Monde des livres a pris la peine de rendre compte en une et dans ses pages centrales, de la visite d’un penseur aussi insignifiant et inutile, c’est, on l’aura compris, en raison du succès triomphal qu’il a reçu à Paris ces derniers jours. L’ensemble du dispositif imaginé par le Monde des livres, vise à prévenir les effets futurs que cette visite pourrait avoir sur les débats intellectuels en France (les débats politiques intéressent moins Le Monde des livres). Par-dessus tout, nos trois compères craignent que la clarté et l’humilité de Chomsky (ce que Milner présente respectivement comme un formalisme presque maniaque et une naïveté toute anglo-saxonne), ne fasse ressortir de manière trop cruelle la fatuité et la stérilité de la plupart des controverses orchestrées dans nos médias si provinciaux. Pour qu’on ne s’y trompe pas, le crime de Chomsky est d’ailleurs mis en exergue du propos de Milner : « Il ne cache pas son mépris pour les intellectuels parisiens ». À ce crime de lèse-intelligentsia s’en ajoute un deuxième, celui de lèse-média : « Hélas, gémit Birnbaum, il a refusé d’intégrer à ce programme un entretien avec Le Monde »[7]. Le lecteur avisé aura d’ailleurs remarqué que les traits les plus violents et les plus directs du dossier sont finalement réservés à Jacques Bouveresse, le professeur du Collège de France qui a invité Chomsky. En un sens, la cible n’est pas mal choisie, car Bouveresse peut être accusé, sans trop d’hésitation, de perpétrer régulièrement depuis quarante ans, et à Paris, les mêmes crimes que ceux qui sont imputés à Chomsky.
À coup sûr, si Chomsky avait accepté de rencontrer les journalistes du Monde ou, mieux, de se livrer à une petite polémique policée avec Milner sur le bon vieux temps et sous l’égide de Birnbaum dans le Monde des livres, ces derniers auraient peut-être été disposés à voir dans sa venue, et dans l’accueil que lui a réservé le public parisien un événement digne d’intérêt. Mais nous croyons pouvoir dire qu’il se serait alors agi et, pour le coup, réellement, d’un malentendu.
Notes
[1] Sur cette affaire, voir Jean-Jacques Rosat : « Récit du journaliste qui n’aimait pas les sandwiches ».
[2] À l’exception notable du Monde Diplomatique et de la presse plus militante comme Politis.
[3] Toutes les vidéos du Colloque seront en ligne sur le site Internet à partir du 7 juin.
[4] « Chomsky à Paris : Chronique d’un malentendu », Le Monde des livres du 3 juin 2010.
[5] Le terme est utilisé par Milner, un intellectuel possédant, à coup sûr, une dimension planétaire.
[6] Voir note 1.
[7] On remarquera, au passage, la dose d’aveuglement assez stupéfiante dont il faut faire preuve pour continuer de penser, comme semble le faire Le Monde des livres, être au centre des débats intellectuels, alors qu’il avoue lui-même, mais visiblement sans s’en rendre compte, que les acteurs de ce débat ne daignent même plus lui adresser la parole.
http://blog.agone.org/post/2010/06/06/Chomsky-etait-a-Paris-circulez-Il-n-y-avait-rien-a-voir
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