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04/12/2009

Pauvreté, racisme et exclusion : le difficile quotidien des Roms slovaques

Timothée Demeillers

Il existe, dans l’est européen, des lieux en marge de toute structure. Délaissés par les pouvoirs locaux. Abandonnés par les réseaux sociaux et économiques ou par les toutes fraiches instances européennes, qui lancent cependant régulièrement quelques projets, dont l’enracinement, l’applicabilité et le suivi sont dérisoires. Des lieux qu’on inscrit difficilement dans le paysage européen tant le développement semble les avoir oubliés, tant leur dénuement et leur retard économique paraissent incompatible avec nos représentations de l’Europe, même de la "nouvelle Europe". En Slovaquie, ces lieux en marge sont appelés Osada, c’est à dire localités - même si la traduction devrait plutôt être ghetto ou bidonvilles - de Tsiganes. De Roms, selon l’appellation officielle. Lesquels se concentrent et s’entassent dans ces quartiers, villages et même parfois villes de plusieurs milliers d’habitants que le régime communiste à cherché, dans un souci d’homogénéité sociale et ethnique, à intégrer en les sédentarisant.

De la route reliant Bratislava à Kosice, les deux principales villes du pays, et coupant en deux ce pays de collines verdoyantes, on ne voit pas ces localités. On contemple plutôt un pays rural, de petits villages cossus aux belles églises, quelques forteresses perchées sur des hauteurs charmantes.
Radobytce, petit village, n’est pas visible, donc. Il faut serpenter quelques kilomètres dans une forêt dense, couper à travers un kolkhoze abandonné - pourtant toujours gardé par un chien peu accueillant et très agressif - pour enfin voir les premières maisons se dégager. Des maisons ? Elles n’en sont pas vraiment : il s’agit de cabanes, plutôt, faites de matériaux divers que l’on peut trouver dans les environs. Mais des draps et vêtements séchant un peu partout et des déchets de toutes sortes donnent, en ce matin gris de février, une teinte très "colorée" au tableau d’ensemble.

Les enfants sont les premiers à venir à notre rencontre. Ils sont nombreux, certains ne portant que de simples maillots de corps, maculés de terre, marchant pieds nus malgré le froid. Martin suit, qui nous accueille avec un grand sourire. Nous nous sommes déjà rencontré auparavant et, en me serrant la main, il me montre son nouveau bijou, acheté à crédit, un téléphone portable dernier cri, « un qui fait vidéo ». Il semble très fier et me somme de l’appeler, afin que j’entende les sonneries de son jouet tout neuf. Celle qui retentit reproduit les cris de jouissance d’une femme durant le coït. Je prends un air surpris, amusé, tandis que la bande d’enfants massés autour de nous, éclate d’un rire communicatif.

Dans ce village d’environ trois cents âmes, tous Roms, Martin est le seul à travailler. Employé dans un centre d’activité pour les enfants du village, financé par la communauté européenne, il bosse une vingtaine d’heures par semaine et gagne près de deux cent euros par mois. Il fait partie des privilégiés. L’un des seuls à avoir une voiture, et deux pièces pour sa femme et ses deux enfants, un luxe au regard de la chambre que se partagent - en moyenne - sept personnes.
À Radobytce, tout le monde connaît Martin et il connaît tout le monde. À tel point qu’il pense à se présenter aux prochaines élections municipales. Ce serait une première pour un Rom de Radobytce, village dépendant du hameau voisin, moins peuplé mais uniquement "Blanc". Hors de son environnement, parmi les Gadjé, Martin semble pourtant moins à l’aise. Il dit certes bonjour à quelques personnes, des anciens camarades de classe qu’il présente toujours fièrement, mais semble à nu, en territoire inconnu. Alors qu’il est habituellement très enthousiaste, il nous implore même, au cours d’une soirée arrosée, de rentrer au village, où il se sentira mieux : les regards des populations locales, gens mimant la vaporisation d’une bombe désodorisante en notre direction, lui pèsent.

Parler de racisme dans l’Est de la Slovaquie est quasiment un pléonasme, tant les Roms semblent discriminés. La vie entre les deux communautés est incroyablement compartimentée et les stéréotypes sur l’autre sont vivaces, et ce dès le plus jeune âge. À l’école, les jeunes Roms sont systématiquement (ou presque) placés dans un système parallèle, des "écoles spéciales" (zvlastni skoly) ou "écoles à chômage" comme les surnomme Martin. Ces établissements ferment tout avenir professionnel aux jeunes, limitant - par exemple - le programme de cinquième à la résolution de multiplications simples et à des cours de dessin.
Plus dramatique encore, le "racisme de la vie ordinaire". Brave citoyen empêchant les Roms de monter par l’avant du bus, par peur des bactéries. Commerçant qui les flique dès qu’ils entrent dans une boutique, par peur du vol. Conducteur fonçant avec sa berline sur un groupe d’enfants, au motif qu’ils en ont trop. Ou lecteur d’un journal local s’amusant du drame vécu par un enfant du village, dont les doigts ont été sectionnés par une hache ; et de remarquer qu’ainsi il économisera des frais de manucure, avant d’ajouter que ces êtres dégueulasses ne savent plus quoi inventer pour toucher des aides sociales…

La situation n’est pas toujours si manichéenne, pourtant, et l’interaction (ou plutôt l’absence de celle-ci) entre les deux communautés, Roms et Gadjés, creuse chaque jour davantage ce fossé d’incompréhension. En réaction au racisme quotidien, les Roms sont poussés à la marge, cantonnés dans un repli communautaire toujours plus méfiant et défensif. L’école, institution des Gadjé, n’est acceptée par les parents que parce qu’elle conditionne une partie des aides sociales ; dès l’âge de sept-huit ans, les journées d’absence des enfants se multiplient, pour aider les parents à la cueillette ou à préparer du bois pour l’hiver. Par la force des choses, aussi, les Roms se replient parfois sur les stéréotypes dont la majorité les accuse. Le vol ? Une pratique marginale, mais quelquefois seul moyen de survivre face à un marché du travail complètement fermé. De même pour les aides sociales , unique moyen de subsistance pour bon nombre de familles, avec la fuite, le départ vers l’eldorado étranger. « Je n’ai rien contre eux, j’en connais même certains personnellement, mais ils ne font rien, ne cherchent pas à s’intégrer et reçoivent toute l’attention des autorités qui sont aux petits soins. Moi aussi j’ai des enfants, qui ont, eux aussi des problèmes, mais personne ne vient pour s’occuper d’eux », s’enflamme le maire d’un village voisin.

Face à un débat sur l’œuf ou la poule, que l’on pourrait résumer dans sa forme slovaque au dilemme entre le repli communautaire et le racisme, il est difficile de tirer des conclusions trop tranchées. À un problème communautaire, la réponse est trop souvent apportée de manière communautarisée, dirigée uniquement vers les populations victimes. Soit qu’on tente de restaurer naïvement les attributs de leur culture passée, pour en faire un symbole de fierté, soit qu’on s’attaque au versant intégrateur de la question, consacrant son énergie à la formation et l’éducation de ces groupes. Réponses nécessaires, mais incomplètes. Car ces remèdes oublient de prendre en compte l’autre camp de la réalité sociale locale, celui des détenteurs des clés économiques à qui ces politiques apparaissent comme d’autant plus injustes que les populations qui en bénéficient sont pour eux des parasites geignards. Tant que le doigt ne sera pas posé sur le véritable problème, à savoir réparer ou simplement construire des liens entre ces voisins inconciliables, la question de ces populations sera toujours en suspens. Et comme le dit Martin, « nous resterons le Noir dont personne ne veut »…


Les photos de Timothée nous bottant particulièrement, on n’a pas résisté à la tentation d’en rajouter quelques-unes, ci-dessous.

http://www.article11.info/spip/spip.php?article633

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