Ecrire sur le fascisme pour un lectorat américain n’est pas tâche facile. Un tiers des lecteurs va invariablement rejeter le sujet d’emblée (et douter de la santé mentale de votre fidèle bloggeuse). Soit parce qu’ils ont leur propre définition du fascisme, et que, quel que soit le cas de figure, il ne semble pas entrer dans ce cadre-là ; Soit, ce sont des adeptes purs et durs de la loi de Godwin, qui dit (avec une certaine justesse) que quiconque utilise ce gros mot est de fait un alarmiste à la crédibilité douteuse.
Je reçois des lettres, dont la plupart se résumeraient par : "calme-toi, tu en fais trop, nous n’en sommes pas là, loin de là".
Le deuxième tiers va me bombarder de lettres qui sont tout ce qui a de plus dédaigneux – mais pour des raisons diamétralement opposées. Pour eux, quiconque s’intéresse un tant soit peu devrait réaliser que l’Amérique est un pays fasciste depuis (choisir une date) 1) le 11/9 ; 2) Reagan ; 3) McCarthy ; 4) la Guerre de Sécession ; 5) 4 juillet , 1776.
Pour eux, mon analyse approfondie et les avertissements inquiets que je lance sont d’une naïveté dangereuse – la preuve tangible que je ne vois carrément pas toute l’horreur de l’Amérique telle qu’elle est réellement et a toujours été, au moins depuis … (ajouter la date ici).
S’il n’y avait que cette mauvaise volonté globale, je ne me fatiguerais même pas à écrire sur ce sujet – sauf qu’il y a ce dernier tiers qui me donne la force de continuer.
Ils m’envoient une avalanche d’anecdotes, de questions, de réflexions, d’idées, de suggestions, de tracts et de lettres d’amour.
Un tel billet déclenche ainsi de nombreux échanges dans tout le bloggistan de gauche sur ce qu’est le fascisme et ce qu’il n’est pas, et ce dont il faut nous méfier. Et ce genre de débat de fond, c’est exactement ce que j’espérais au départ. Je voulais que les gens se mettent à s’intéresser au sujet.
Dans le billet que j’ai écrit sur le fascisme, j’explique que ce qui est le plus insidieux là-dedans, c’est que d’ici que tout le monde sans exception se rende compte que ces gens-là sont des fous dangereux, il sera trop tard pour faire quoi que ce soit. Et dans ce cas, il est encore plus important de tirer la sonnette d’alarme bien avant que dans la plupart des autres domaines. Et, dans la mesure où l’activité des futurologues consiste – essentiellement – à avertir la population d’un danger, c’est à moi que revient l’initiative de signaler que, d’après au moins quelques-unes des cartes routières les plus respectables, nous en sommes à ce qui ressemble fort au dernier tournant avant le parking de l’Enfer Fasciste.
La bonne nouvelle, c’est que nous n’y sommes pas encore garés et enfermés à double tour, a fortiori prêts à entrer dans le bâtiment (ce qui est une bonne chose parce que les portes semblent ne s’ouvrir que d’un côté, exactement comme dans la chanson Hotel California). Il nous reste encore quelques minutes pour changer d’avis, faire marche arrière pour partir passer le reste de notre vie ailleurs.
Mais nous sommes actuellement à un moment où il faut faire des choix, que nous en ayons conscience ou pas. Il se passe des choses aujourd’hui qui nous font prendre une trajectoire qui peut s’avérer impossible à modifier. Comment pouvons-nous rebrousser chemin ?
Quelques principes de base :
1. D’abord, les "teabaggers" (*) ne doivent pas gagner cette fois-ci.
A l’école primaire, la plupart d’entre nous avons appris que quand un enfant brutal comprend que l’intimidation et les menaces marchent, il va continuer. En fait, plus il reste impuni, plus il s’enhardit et devient cruel, et plus c’est difficile d’y mettre un terme. Chaque fois qu’il atteint son objectif, il apprend quelque chose de nouveau sur la façon de terroriser pour obtenir un maximum d’effets et cela l’incite à pousser le bouchon plus loin pour voir ce qu’il peut faire encore sans être sanctionné. Si on ne fait rien, il prendra vite le pouvoir dans toute la cour de récréation.
Et c’est ainsi que cela se passe également pour les bandes de gros bras.
Vivre dans un régime fasciste c’est exactement comme si on vivait dans une ville dirigée par la pègre, un gang de rue, le KKK ou un sheriff corrompu.
Il suffit d’une poignée de voyous seulement pour que les gens soient suffisamment terrorisés pour renoncer à leurs droits de citoyens, oubliant la démocratie et se soumettant à leurs lois afin de préserver leur emploi, leurs fenêtres et leur famille.
Tout ce qui compte alors dans la vie, c’est de ne pas attirer l’attention des gros bras. Et il ne reste plus à ces petites frappes qu’à commettre de temps en temps, pour l’exemple, des atrocités sur un ou deux perturbateurs, pour que tout le monde se tienne à carreau. Les conservateurs cherchent à contrôler le reste de la population depuis des siècles, et donc, il n’y a rien de nouveau aujourd’hui. Ils ont toujours agi de cette façon : ils ont utilisé la haine raciale (et, oui, les "birthers" et les agitateurs anti-réforme du système de santé sont bel et bien motivés par la haine raciale) et la crise économique pour exciter une bande de vigiles terrifiés et bien armés et les lâcher ensuite sur la population pour soi-disant "rétablir l’ordre".
Etant donné tout ce qu’ils ont investi pour organiser et endoctriner les teabaggers, nous serions bien bêtes de croire que tout cela sera oublié sitôt que le Congrès reprendra ses activités en septembre. Après avoir goûté au pouvoir et à la publicité, ces bandes récemment investies traîneront probablement encore leurs guêtres en ville pour voir ce qu’elles peuvent faire d’autre pour continuer les provocations.
Nous sommes maintenant face à un choix difficile : les éliminer tant qu’ils sont encore nouveaux, petits, et pas encore bien implantés ; ou attendre qu’ils aient véritablement le pouvoir de contre-attaquer, mais alors le coût en sera bien plus élevé pour nous tous.
2. Penser national, et se battre au niveau local. Si le mouvement lancé par les conservateurs est national, ce n’est pas sur ce terrain-là que se livre la véritable bataille. La terreur qui alimente le fascisme est toujours intensément et intimement exercée à l’échelle locale.
Les milices fascistes recrutant toujours dans leur quartier – elles sont formées avec des personnes qui nous sont familières. Puisque c’est là qu’elles voient le jour, c’est là qu’elles doivent être stoppées.
C’est pour cela que la meilleure tactique implique des actions au niveau local. La lutte au plus haut niveau du Congrès et des médias est déjà engagée et les dirigeants démocrates la livrent actuellement avec un zèle inhabituel. Mais quiconque ne participe pas à cette action parce qu’il pense que les gars à Washington s’en chargent parfaitement pour eux ne doivent pas s’étonner s’ils commencent à subir un "traitement spécial" de la part de leurs voisins de longue date, ou s’ils découvrent qu’ils ne peuvent plus se garer en ville sans que leur voiture soit vandalisée.
La haine contre la réforme du système de santé
Ce n’est que la mini-étape qui suit celle où nous nous trouvons actuellement, cela a déjà commencé à se produire, d’ailleurs. Gagner cette manche signifie qu’on va sortir défendre les valeurs et les frontières de notre localité maintenant, tant qu’il en reste encore à défendre.
3. Revoir les méthodes de résistance non-violente – mais laisser le gros du travail et le maintien de l’ordre musclé à la police. Certes, si on veut faire cesser les agissements d’une brute, il faut lui tenir tête, mais il y a des façons de tenir tête qui n’impliquent pas de s’abaisser à appliquer la loi du talion.
Chez moi, il y avait un dicton : "Ne lutte jamais dans la boue avec un cochon. C’est toi qui perdras et le cochon, lui, va adorer ça".
Si nous ripostons à des méthodes de voyous par d’autres méthodes de voyous, nous perdrons, parce qu’ils sont sans conteste meilleurs sur ce terrain. Et il n’y a aucune illusion à se faire : ils y prendront plaisir. En ce moment, la droite cherche – par tous les moyens - à démontrer que ce sont d’innocentes victimes et que c’est la gauche qui a commencé tout ça.
Cette citation de Gary Bauer, dirigeant de la droite religieuse, est typique du genre : "Ma crainte, étant donné les enjeux et l’émoi qui règne dans les deux camps, c’est que les gros bras des syndicats, les activistes d’ACORN et les anarchistes de gauche (qui avaient saccagé les rues de Minneapolis et de St. Paul lors de la Convention Républicaine de l’an dernier) ne deviennent violents et que des innocents soient blessés. Si cela se produit, la gauche radicale portera l’entière responsabilité d’avoir diabolisé la liberté d’expression".
Les Nazis avaient utilisé avec grand succès au moment de la création de leur parti la tactique consistant à incriminer la victime. Nous ne devons pas – absolument pas – donner à nos proto-chemises brunes la possibilité d’utiliser ce même genre d’argument (évidemment, l’absence de preuves les poussera à fabriquer de fausses victimes ; mais dans ce cas-là, tout ce que nous savons faire, c’est les traiter de menteurs pleurnichards avec un énorme complexe de persécution, ce qui est toujours divertissant à voir au cours d’une ou deux séries d’infos).
Là, on parle de haut niveau de moralité, les gars. Tous les choix que nous faisons doivent être en phase avec nos propres valeurs, sinon, nous nous trahissons nous mêmes et nous trahissons le pays. Certes, il est important de défendre la réforme du système de santé ; mais, avant cela, la population doit nous voir défendre le débat citoyen et le droit à la liberté d’expression démocratique. Puisque nous préconisons la primauté du droit, la meilleure solution, c’est justement de nous appuyer sur le droit.
On a le droit d’assister à un meeting public et dire ce qu’on pense en agissant en citoyen respectueux. On n’a pas le droit de perturber le meeting ou d’empêcher les autres de s’exprimer. Et la plupart des juridictions ont des lois concernant les troubles à l’ordre public et les nuisances publiques – des lois, ne l’oublions pas, que le régime Bush n’avait pas hésité à étirer jusqu’à ce que l’élastique parte atteindre des gens simplement parce qu’ils n’avaient pas le T-shirt ou le badge qu’il fallait.
Comme nous ne faisons pas partie des gros bras de Bush, nous ne pouvons pas nous amuser à arrêter des gens qui n’ont encore rien fait de mal.
Mais quand des gens – des deux camps - outrepassent leurs droits, il est temps que la police et la justice nous rappellent que brutaliser des personnes dans un meeting public (ou ailleurs) est illégal et ne sera pas toléré dans ce pays.
4. Il nous faut absolument veiller à ce que les médias racontent les événements de façon honnête. Les teabaggers ne seraient rapidement plus rien si les médias cessaient simplement de les filmer. Mais la sinistre réalité, c’est que ce genre d’histoire fait véritablement grimper l’audimat.
C’est comme si on disait à des lions de lâcher la carcasse d’éléphant qu’ils sont en train de dévorer. Sans contrôle, les médias (en particulier les chaines d’infos locales) transforment ces gens en héros culturels. Ils ne pourraient pas les ignorer même si la survie de la république en dépendait.
"Si on ne peut pas faire mieux qu’eux, faisons pareil". Le meilleur traitement contre un mauvais discours, c’est de faire encore plus de discours. Ce qui implique tout filmer pour recueillir un maximum d’infos, les mettre sur You Tube et les publier sur un blog.
Cela signifie également gérer le courrier réponse rapide au journal local et constamment alimenter les reporters locaux avec quelque nouveau sujet qui renforce l’idée que des citoyens inquiets sans étiquette politique s’efforcent de préserver leurs droits à un débat démocratique face à des voyous en bande organisée. Dans la mesure où les médias sont sur place, assurons-nous qu’ils voient bien tout ce qui se passe.
5°. Soutenir les élus courageux. Le parti démocrate semble (jusqu’à présent) jouer son rôle à la perfection. Les dirigeants ont fait savoir publiquement que ces gens bruyants et effrayants ne représentent pas les 73% des Américains qui soutiennent la réforme du système de santé. Le parti républicain court le risque actuellement de se faire marginaliser non seulement comme Parti du Non, mais aussi comme Parti des Extrémistes Fous.
Si vous n’avez jamais assisté à un meeting public de votre vie, août 2009 est le mois où il faut s’y mettre. Le site web de votre élu au Congrès donne probablement l’agenda des meetings, ou, au moins, un numéro que vous pouvez appeler pour vous renseigner.
Mais ce n’est qu’une première étape. Il faut faire plus que ça. Ecrire. Appeler. Recherchez l’adresse de la permanence de votre élu local et faites-y un tour quand vous êtes dans les parages. Dites aux employés présents ce que vous pensez - de la réforme du système de santé, des teabaggers, de la position courageuse de votre élu face à cela. S’ils sont tendus, encouragez-les à ne pas céder. Un électeur dans une permanence compte plus que des milliers qui envoient des mails, et donc une visite c’est un quart d’heure bien dépensé. Une visite ou un appel, c’est bien. Davantage, c’est mieux. Notez sur votre carnet de rendez-vous de contacter votre élu au moins une fois par semaine pendant toute la durée de la consultation et assurez vous qu’il ne cède pas sous la pression.
6. Faites taire ceux qui répandent la haine. Dans la majorité du pays, les teabaggers sont des auditeurs qui interviennent en direct dans les émissions de radio de droite. Pendant des heures, ils injectent quotidiennement les sentiments primaires et la désinformation délétère.
"Ils vont envoyer nos enfants devant des ’tribunaux de la mort’".
"Ils vont tuer votre grand-mère ! On va devoir appeler la Maison Blanche si on veut se faire réduire une fracture ! Vous serez un véritable héros de l’Amérique si vous sortez de chez vous pour rejoindre la ’résistance’ !".
Il va falloir déployer beaucoup d’énergie pour faire taire l’ensemble du mouvement, ce torrent sans fin de mensonges, de psychose et d’allégations péremptoires.
La recette de base : enregistrer leurs émissions. Prenez des notes sur tout ce qu’ils disent qui sert à intimider, menacer, ou qui incite à la violence contre une cible précise et pendant que vous y êtes, notez les noms de chacun des annonceurs qui les sponsorisent. Puis, envoyez une lettre polie aux PDG de ces compagnies avec des morceaux choisis de ces émissions et demandez-leur si c’est le genre de propos auxquels ils aimeraient que leur marque soit associée (faites-leur remarquer que si leurs propres employés tenaient de tels discours sur leur lieu de travail, ils seraient licenciés sur le champ).
Souvent, le PDG n’est pas du tout au courant de ce qui se passe et retire ses pubs dès qu’il apprend ce qui se fait avec sa caution. Cette méthode a extrêmement bien fonctionné - et rapidement – à la fois au niveau local et national.
Et enfin, 7°. La vigilance constante est le prix à payer pour la liberté. Même si nous réussissons cette fois-ci, ne nous leurrons pas, ce ne sera pas la dernière fois. Les conservateurs investissent beaucoup d’argent et déploient beaucoup d’énergie pour créer un mouvement de masse qui vise explicitement à anéantir un gouvernement démocrate - et si nous avons appris quelque chose des années Clinton, c’est bien ça : ils ne laisseront pas une seule seconde de répit aux Démocrates tant qu’ils seront au pouvoir.
C’est notre nouvelle réalité – et elle sort tout droit du scénario d’Hitler (voir le Chapitre 6 de Mein Kampf). Leur objectif est de maintenir en ébullition ces accros à la castagne en leur fournissant constamment de nouvelles raisons fabriquées de toutes pièces de s’extérioriser.
Quand la polémique sur le certificat de naissance (**) (d’Obama, NDT) commence à se calmer, ils nous sortent la fable des "tribunaux de la mort". Quand celle-là aura fait long feu, ils trouveront autre chose – encore et encore, à quelques semaines d’intervalle, pour les trois ou sept prochaines années.
Ce qui veut dire que même si nous gagnons cette manche, nous ne pouvons pas nous relâcher. Nous allons devoir repousser encore et encore ces brutes épaisses pendant les trois ou sept prochaines années.
Il n’y a que deux issues ici. Soit nous apprenons à repérer et arrêter ces tentatives de prise de pouvoir des chemises brunes à la seconde où elles surviennent ; soit c’est eux qui apprennent à brutaliser la population et ne cessent de surenchérir dans l’escalade de la violence pure et du pouvoir des gros bras.
Et il en sera ainsi tout le temps du mandat. Plus vite nous accepterons la nature de ce jeu à somme nulle, plus vite nous y serons bons.
Sara Robinson est membre de "Campaign for America’s Future" , movement progressiste aux US, et consultante pour Cognitive Policy Works à Seattle.
Une des rares personnes aux Etats-Unis à être diplômée en futurologie, elle rédige depuis 2006 des billets sur les mouvements extrémistes violents sur le blog Orcinus et a participé à la création de Group News Blog
(*) "teabagger" : conservateur extrémiste fanatique qui, entre autres, est foncièrement contre l’impôt et toute avancée sociale (en anglais : http://www.urbandictionary.com/define.php?term=teabagger).
Son nom est dérivé de la Boston Tea Party
http://fr.wikipedia.org/wiki/Boston_Tea_Party (fr)
(**) certificat de naissance d’Obama :
Un groupe de théoriciens de la conspiration appelé les "birthers" affirme que Barack Obama n’est pas né aux Etats-Unis mais au Kenya, qu’il n’est pas véritablement un citoyen américain et ne peut donc assumer la présidence des Etats-Unis.
Voir (en anglais) :
Le "birther movement" Birther (definition): [->http://209.85.229.132/search?q=cache:xslAeysRDYQJ:www.urbandictionary.com/define.php%3Fterm%3Dbirther+birther&cd=1&hl=fr&ct=clnk&gl=fr" class="spip_url spip_out">http://www.huffingtonpost.com/2009/...
NB : La réforme du système de santé aux US n’est en aucun cas un projet d’étatisation de la sécurité sociale, mais un petit arrangement pour permettre aux 46 millions d’Américains (voire bien plus) qui n’ont à ce jour pas de couverture maladie d’accéder aux soins selon leurs moyens. L’assurance maladie restera aux mains de sociétés privées.
Le Grand Soir - 26.08.09
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