Des briseurs de machines du XIXe siècle à l’histoire d’un « court XXe siècle » en passant par la construction des idées nationales, l’historien britannique Eric J. Hobsbawm a couvert la totalité des grandes interrogations contemporaines. Avec L’Âge des extrêmes, il achevait une histoire du capitalisme, de ses débuts à aujourd’hui.
Avec L’Ère des révolutions (1789-1848), L’Ère du capital (1848-1875) et L’Ère des empires (1875-1914), l’historien anglais Eric J. Hobsbawm s’était attaché à décrire l’évolution du capitalisme dans les sociétés modernes et industrielles. En 1994, il publiait le dernier volet de cette longue saga, L’Âge des extrêmes. Histoire du court XXe siècle (1914-1991). Pour E.J. Hobsbawm, ce court XXe siècle se divise en trois phases : un « âge des catastrophes » entre 1914 et 1945 ; un « âge d’or » (1945-1970) pendant lequel les sociétés connaissent de formidables transformations ; enfin, une période de crise générale dont le fait le plus marquant a été l’effondrement des régimes communistes et le démantèlement de l’URSS.
L’originalité de cet historien anglais tient à sa réflexion à la fois globale et nuancée, qui embrasse toutes les dimensions des sociétés : économiques, politiques, sociales et culturelles. Son œuvre est considérée partout dans le monde comme une contribution de poids à l’histoire contemporaine. Il faut préciser aussi qu’E.J. Hobsbawm est un ancien militant communiste qui refuse de renier en bloc les objectifs socialistes selon lesquels « une société doit œuvrer à réduire les inégalités et agir dans l’intérêt de tous ». Dans son analyse du XXe siècle, il parle du marxisme-léninisme comme d’une « orthodoxie dogmatique ayant eu un coût humain énorme et insupportable », tout en insistant sur le rôle important qu’a joué l’URSS dans la victoire contre le nazisme, l’émancipation des pays colonisés ou encore la capacité du monde capitaliste à s’autoréformer par des mesures sociales et certaines formes de planification.
Serait-ce la raison pour laquelle L’Âge des extrêmes a mis cinq ans à être traduit en français ? Au milieu des années 1990 où, pour certains, la mort du communisme était synonyme de la fin de l’histoire, le discours plus nuancé d’E.J. Hobsbawm allait sans doute à l’encontre des vents dominants…
Vous êtes, à l’origine, un spécialiste du XIXe siècle. De vos trois œuvres sur ce « long XIXe siècle » jusqu’à L’Âge des extrêmes, qui porte sur ce que vous appelez le « court XXe siècle », quel est le fil conducteur de votre œuvre ?
L’un des fils conducteurs de mon œuvre est l’évolution du capitalisme dans les sociétés modernes et industrielles, depuis le XVIIIe siècle. J’étudie sa naissance et la transition entre les systèmes antérieurs et les nouvelles sociétés qu’il engendre, d’un point de vue économique, social et culturel. L’histoire du capitalisme se caractérise par une succession de crises et de restructurations, en même temps qu’il continue à conquérir le monde.
Un second fil conducteur de mes travaux est le thème de la globalisation de l’histoire du monde, à travers cette évolution très spécifique du capitalisme.
Mon objectif central a été de faire une histoire sociale, une histoire des gens ordinaires et des masses laborieuses. Mes premières études portaient sur la réaction des individus, nés dans des sociétés traditionnelles, à l’arrivée de cette nouvelle société induite par le capitalisme et ce que l’on appelle la révolution industrielle. J’analysais leur impact et le bouleversement des modes de vie des individus, hommes et femmes.
C’est à partir du milieu du XVIIIe siècle que se construit l’économie mondiale, fondée sur le commerce et les échanges entre les colonies et les centres européens, entre les régions arriérées de l’Europe et les États avancés. En même temps se produit une percée d’ordre politique avec la Révolution américaine et la Révolution française. Vers la fin du XVIIIe siècle, on observe donc de grands changements, à la fois économiques et politiques. C’est ce que j’ai appelé « l’ère des révolutions », sans toutefois qu’il y ait de liens organiques entre ces deux types de mutations.
Le capitalisme a constitué un tel bouleversement dans toutes les sociétés d’Europe – occidentale et centrale – qu’il reste tout au long de son existence très problématique. Il a détruit les bases des fonctionnements antérieurs et, tout en apportant un progrès énorme, il a créé des problèmes sociaux et politiques. Il a donc généré dès le début de son existence (dans les années 1820) des projets qui visaient à le remplacer par d’autres formes de société : des conceptions socialistes sont très vite apparues.
L’Ère des empires porte sur la période 1875-1914. Vous y annoncez le déclin de la bourgeoisie et du système dont elle est issue, le capitalisme. Pourtant, on s’aperçoit aujourd’hui que ce système a survécu…
Au XIXe siècle, on a envisagé la possibilité de remplacer le capitalisme par une société qui ne serait plus fondée sur le marché libre et la concurrence par le retour à un système où règne la coopération. C’est ce que les Anglais ont appelé le commonwealth coopératif (l’équivalent de la chose publique, la res publica…). À partir de là se sont développées les idées socialistes. Mais il y avait aussi ceux qui voulaient un retour au passé, en réaction à toutes ces nouveautés. L’Église catholique, en particulier, s’en est fait l’expression pendant tout le XIXe siècle et une bonne partie du XXe.
À chaque phase de son évolution, le capitalisme a connu une période de grand progrès matériel et technologique, un bond en avant suivi d’une crise.
Ainsi, en France, le XIXe siècle de la bourgeoisie conquérante s’est terminé par une grande crise, qui a donné naissance à plusieurs phénomènes : d’une part, des progrès démocratiques en politique ; d’autre part, un important mouvement ouvrier qui voulait fonder une société nouvelle ; mais aussi des réactions nationalistes, antisémites, xénophobes… Ces tendances ont été très prégnantes dans l’histoire de la France et de l’Allemagne, moins évidentes en Angleterre.
Les libéraux du XIXe siècle croyaient à un lien organique entre le progrès matériel et le progrès moral. Ils pensaient que ces progrès continueraient toujours : progrès de l’instruction publique et de la civilisation, progrès pour rendre la guerre plus civilisée (comme par exemple les conventions de La Haye)… Pourtant, cette société bourgeoise qui avait tant progressé est arrivée à un point mort. Certains se sont aperçus, dès le début du XXe siècle, que la démocratisation en politique, la globalisation de l’économie et même les progrès de la culture n’étaient pas linéaires.
C’est précisément l’écroulement de la société bourgeoise à partir de 1914 qui a donné lieu à cette première période du XXe siècle que j’appelle, dans un de mes livres, « l’ère des catastrophes » (1914-1945). Ensuite, une nouvelle restructuration du capitalisme a eu lieu pendant une période que je nomme « l’âge d’or », de la fin de la Seconde Guerre mondiale jusqu’au début des années 1970.
Vous soulignez dans L’Âge des extrêmes, que c’est grâce à l’URSS que le capitalisme a survécu. On constate qu’à chaque crise qu’il connaît, le capitalisme s’en sort et renaît…
C’est en effet sa caractéristique : déjà, en 1848, Karl Marx et Friedrich Engels croyaient qu’il était proche de l’agonie. Il y a eu un grand débat sur la faillite du capitalisme à la fin du XIXe siècle. La révolution russe en a été un symptôme, conséquence de cet écroulement de la société du XIXe siècle qui n’aurait jamais pu se produire sans la situation de marasme politique et économique qui régnait au moment de la Première Guerre mondiale. Puis, en fin de compte, a eu lieu cet épisode extraordinaire où le capitalisme libéral et le bolchevisme se sont unis, pendant la Seconde Guerre mondiale, contre la menace du nazisme. C’est à partir du moment où ces deux systèmes se sont alliés dans cette lutte commune que le capitalisme a pu se restructurer.
L’« ère des catastrophes » (1914-1945) a montré que le capitalisme ne pouvait pas fonctionner simplement avec un marché totalement libre… Depuis 1945, les pays capitalistes – y compris les États-Unis avec l’instauration du New Deal – ont envisagé la possibilité d’une économie dirigée, utilisant même une certaine planification, comme cela a été le cas en France. Tout cela est entré progressivement dans les mœurs, dès la grande crise économique des années 1930 : l’expérience soviétique provoquait une certaine admiration quant à son apparent développement économique. Le fait de combiner l’entreprise privée avec la planification et un certain management macroéconomique s’est ensuite généralisé, non seulement dans les démocraties occidentales mais aussi au Japon, en Corée… Cela a été la base du redressement des économies et de l’avance qu’elles ont prise jusqu’aux années 1970.
Depuis, on a assisté à l’effondrement des régimes socialistes et à une nouvelle phase de globalisation du capitalisme. Mais ce dernier est entré dans une nouvelle crise et il n’a pas encore, jusqu’à présent, trouvé son nouveau mode de restructuration. Je pense qu’il va survivre et se restructurer une nouvelle fois, puisqu’il évolue selon une règle de « création destructrice », comme l’a montré Joseph A. Schumpeter.
Mais je crois aussi que, d’une certaine manière, le capitalisme a atteint ses limites. Pour fonctionner, il avait jusqu’à maintenant bénéficié, sans le savoir, des acquis du passé : le sentiment de solidarité familiale, de devoir social, une certaine moralité… Aujourd’hui, ces bases s’effritent et sa survie devient problématique. La croissance globale à laquelle nous assistons, à une rapidité extraordinaire, crée des problèmes que l’économie de marché ne pourra pas résoudre. Par exemple, les problèmes écologiques menacent la planète et nécessitent un contrôle qui fait appel aux décisions politiques des États. Or, l’expansion du capitalisme fait que sa survie est devenue incompatible avec les États-nations. Ce n’est pas le marché qui peut résoudre ces problèmes.
Beaucoup d’historiens classent les systèmes fascistes et communistes sous la même étiquette de totalitarisme. Récusez-vous ces analyses ?
Bien évidemment. Il y a en fait deux histoires de l’URSS. L’histoire intérieure n’a pas marché. Staline a été pour les Russes un tyran, bien qu’il reste dans l’histoire de la Russie une très grande figure – figure noire certes –, à l’image de Pierre le Grand. Mais il faut bien l’avouer, le coût humain du régime soviétique a été énorme et insupportable.
En revanche, l’effet de la révolution bolchevique sur l’histoire du monde est tout autre. À l’étranger, Staline a eu l’image d’un libérateur, pour les Italiens par exemple, quand ils ont pu se libérer du fascisme en 1943. Pendant la guerre, pour les soldats anglais dont je faisais partie, nous avons eu le sentiment que l’armée russe, en tenant les troupes d’Hitler en échec, nous apportait le salut. Par ailleurs, après la guerre, le monde colonial s’est appuyé sur l’image qu’incarnait l’URSS pour se libérer du joug des impérialismes et s’émanciper.
Dans une certaine mesure, l’URSS a joué le rôle d’agence de libération. Les Soviétiques ont donné leur appui aux partis de libération dans les pays colonisés, en Inde, en Afrique du Sud… On est là confronté à un paradoxe : l’un des pires régimes de la planète a joué un rôle positif sur la scène mondiale. C’est là que s’enracinent toutes les controverses politiques actuelles autour du socialisme.
Comment analysez-vous l’échec des systèmes socialistes, en ce qui concerne leur histoire intérieure ?
Le principe sur lequel reposait le fonctionnement intérieur de ces régimes relevait du rêve messianique.
Dans un sens, l’invention du parti unique est comparable à celui des monastères bénédictins du Moyen Âge : les partis uniques en URSS, en Chine, etc., ont été un puissant outil social lorsqu’ils ont permis de restaurer l’État et les gouvernements de pays qui étaient dans des situations d’écroulement et de chaos. Mais, au-delà de cette compétence à conduire des économies de guerre, on ne peut construire le développement par le travail forcé comme cela a été fait, par exemple, pour l’exploitation des ressources de la Sibérie. Le goulag pour assurer la croissance économique est tout aussi condamnable que l’esclavage qui servait à assurer la production de sucre, de tabac ou de coton. Quand ces régimes ont cherché à revenir à une économie moins radicale, en combinant un peu de secteur privé avec le secteur public, ils ont échoué.
Une classe moyenne s’était créée, et c’est précisément elle qui s’est mise à refuser le système dont elle était issue, à partir de la fin des années 1970. Ce paradoxe avait été prédit par Marx : pour lui, à un certain degré de développement d’une société, les institutions politiques rentrent de plus en plus en contradiction avec les réalités sociales et économiques. C’est ce qui s’est passé en URSS, où les structures étatiques sont devenues inadaptées et obsolètes, en décalage avec les besoins de modernisation que réclamait le développement économique du pays.
Quel a été votre engagement personnel dans le communisme ?
Je suis un homme de gauche. Ma conviction est qu’il faut défendre les intérêts des gens ordinaires. Nous, les élites, les riches, les intelligents, ne sommes pas à plaindre. Mais il est intolérable pour moi de dire : « Que les autres se débrouillent ! » Une société doit œuvrer à réduire les inégalités et agir dans l’intérêt de tous : c’était l’objectif du socialisme. Nos sociétés futures devront inventer un tel régime – qu’il s’appelle socialiste, ou autre – en laissant la liberté à tous, même aux Églises…
J’ai été un adhérent communiste jusqu’au moment de la déstalinisation. Je suis depuis resté sympathisant, j’ai refusé d’abandonner par fidélité à ma vie même, et surtout à ce qui a été une grande cause émancipatrice dans l’esprit de tous ceux qui y ont adhéré. Beaucoup d’entre eux n’avaient pour vivre qu’un salaire d’ouvrier et ont connu, sous le fascisme, les persécutions ou la mort. Pour moi qui n’ai pas connu cela, je pense que la moindre des choses était de ne pas accepter les avantages que l’on m’offrirait sûrement si je quittais le Parti…
Sciences Humaines, n° 101
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