Lancers de chaussures, nuits des écoles, grèves de 59 minutes… des mouvements comme ceux des chercheurs, des enseignants ou des agents SNCF s’essaient à des formes de lutte surprenantes. D’autres y songent. Partout, la désobéissance monte contre des réformes qui s’enchaînent à un rythme frénétique.Car tous cherchent à se faire entendre d’un pouvoir qui les méprise. Enquête au cœur des mobilisations. Entretiens avec Guy Groux et Lilian Mathieu.
Ils ont lu La Princesse de Clèves en plein air, devant le Panthéon à Paris. Présents en début d’après-midi, ils y étaient encore à 19 heures. Les chercheurs protestaient contre le mépris de Nicolas Sarkozy qui avait déclaré en 2006 à propos des connaissances requises pour le concours d’attaché territorial : « Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves... Imaginez un peu le spectacle ! » Les réformes de l’enseignement supérieur – dont celle du statut des enseignants-chercheurs – ont suscité une très forte mobilisation des universitaires qui ont développé une créativité inédite dans leur milieu : rétention des notes, cours « hors les murs », lancer de chaussures… Sans pour autant délaisser des formes classiques comme la manifestation du 29 janvier.
MOUVEMENTS ECLATES
Bataille pour la recherche, défense de l’hôpital public, opposition à la privatisation de la Poste, refus du flicage imposé aux travailleurs sociaux, rejet de la réforme de la psychiatrie, lutte des enseignants de maternelle et de primaire contre les velléités de Xavier Darcos et pour le maintien des Réseaux d’aide spécialisée aux élèves en difficulté (RASED)… La France connaît actuellement un niveau de contestation incroyable. Mais aux traditionnels appels à la grève lancés par les syndicats, s’ajoutent des actions différentes comme les « nuits des écoles », parfois à la lisière de la légalité. Cela dit, on est loin des mobilisations de 1995 marquées par l’union de la fonction publique et du secteur privé contre le « plan Juppé » sur les retraites et la Sécurité sociale. Eclaté, le mouvement peine à se trouver, pour apporter une réponse commune à des stratégies et des logiques idéologiques cohérentes. Serge Portelli, magistrat, le déplore. Il expliquait ainsi, lors d’un débat organisé par la Protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), au lendemain d’une réunion de l’Appel des appels : « Il faut dépasser le cadre de la justice des mineurs pour mieux combattre les projets du gouvernement. L’enfant est devenu un produit idéologique, il est prédéterminé, ce qui est contraire à la philosophie de l’ordonnance de 1945. Dans cette idéologie, il y a le bon et le méchant, le coupable et la victime. La méthode du gouvernement repose sur le brouillage idéologique et l’utilisation de l’appareil médiatique. » Mais il manque encore un petit quelque chose pour que la mayonnaise prenne. Pour l’heure, les différents secteurs tentent d’être visibles, se radicalisent parfois, mais ne convergent pas.
Le rythme frénétique des réformes imposé par Nicolas Sarkozy a d’abord sonné tout le monde. Mais dès l’automne 2007 (lire Regards n°45), des mobilisations reprenaient ici ou là pour tenter de sauver ce qui pouvait l’être. Dénonciation d’une énième loi sur l’immigration, opposition massive aux franchises médicales… Tous disaient alors la difficulté à peser face à un président ultra-médiatique. Sauf que la machine a commencé à se gripper : les réformes s’enchaînant à vive allure ont réveillé les esprits assommés par le côté char d’assaut du gouvernement et les échecs essuyés lors des précédentes mobilisations. Les intermittents, les précaires, les sans-papiers, les enseignants, mais aussi les magistrats et les psychiatres, et bientôt les avocats, les éducateurs et autres travailleurs sociaux : en un an et demi, alors que le climat économique se durcissait, ils ont mis en place des contre-offensives face à la répétition des attaques.
Alors que Nicolas Sarkozy lançait, en forme de provocation, que « quand il y a une grève en France, personne ne s’en aperçoit », les actes de désobéissance civile se multiplient, rappelant les méthodes utilisées par tous les « mouvements des sans » dans les années 1990. « Nous n’avons pas prévenu la préfecture finalement […]. Ce n’est pas une manifestation, c’est un happening, une performance. Rappels : venez avec votre téléphone portable codé fermé et sans carnet d’adresses ; avec une pièce d’identité ; sans objets contondants d’aucune sorte », pouvait-on lire sur un mail invitant à un cours « hors-les-murs ». C’est fréquent dans des groupes éloignés de la forme d’organisation syndicale. « Nous ne sommes pas un syndicat, donc nous ne sommes pas habilités à formuler un préavis de grève, même si ces modes d’action sont indispensables, explique Isabelle This Saint-Jean, présidente de Sauvons la recherche (SLR). On y participe d’ailleurs très activement. Mais on cherche d’autres modes d’action. Le 4 mars 2008, lors d’une réunion de directeurs d’unité qui se tenait au ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, nous avons annoncé une “attaque aérienne au ministère”. Il s’agissait d’un lancer d’avions en papier confectionnés avec nos publications. Le 27 mai 2008, nous avons ouvert l’Academic Pride, la “marche de tous les savoirs et de la fierté retrouvée” ». Sur le modèle de la fierté gaie, il s’agissait de répondre aux attaques : « On en avait marre de se faire insulter par les plus hautes sphères de l’Etat, alors que la science française se porte bien. Un syndicat n’aurait pas fait une manif comme ça, sans revendication précise. »
VISIBILITE
SLR en est conscient : beaucoup de ses modes d’action ont été empruntés à des groupes comme Act Up, qui l’a d’ailleurs conseillé en 2004 sur ses pratiques activistes, jamais déconnectées d’un travail d’expertise puissant. Ces happenings « peuvent servir à alerter, poursuit Isabelle This Saint-Jean. Mais il faut ensuite créer un rapport de force. D’où un travail d’analyse qui se construit avec des chiffres, sur les notes budgétaires… Cela nous permet de demander des moyens en toute crédibilité. »
L’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) s’est essayée à un autre type de grève, moins spectaculaire, via l’opération « Changeons le programme ». « Nous avons tenté de nous appuyer sur nos propres armes : nos séminaires ont été transformés en moments de réflexion ouverts à tous sur le mouvement et les réformes, en faisant des parallèles avec des situations comme la casse de la justice et de l’hôpital public », explique Sylvain Piron, historien médiéviste. « Cette opération intéresse de nombreux enseignants, y compris les moins attendus. Il se passe quelque chose. Il y a une sorte de libération de la parole. »
Si les chercheurs ont su se rendre visibles, la PJJ a encore du mal à se faire entendre. Ce service de suivi judiciaire des jeunes se retrouve pourtant au cœur des politiques sécuritaires. Mais avec un nombre restreint d’agents, il faut trouver des solutions pour peser. « On risque d’user les gens à force de faire toujours la même chose, souligne un personnel de la PJJ. Et c’est plus difficile d’arrêter l’outil de travail, quand on travaille avec des humains. » Alors, c’est au quotidien qu’ils désobéissent : « Il faut mener des actions à haute teneur symbolique qui ne nécessitent pas d’être très nombreux. On a ainsi décidé de quitter la prochaine réunion annuelle avec les magistrats – moment primordial dans le suivi de la PJJ – après une prise de parole. » Attitudes que leur hiérarchie ne manque pas de stigmatiser. Ailleurs, un directeur d’école vient d’être démis de ses fonctions après avoir refusé d’enregistrer des informations dans la banque de données « base élèves ».
CONFLITS DANS LES DOM, LE COLONIALISME NE PASSE PAS
Grève générale, blocages routiers, approvisionnements stoppés, le mouvement social contre la « Pwofitasyon » lancé le 20 janvier dernier par le collectif LKP en Guadeloupe est d’une ampleur sans précédent, par sa durée et sa popularité. C’est évidemment le coût de la vie si chère dans les Antilles qui a mis le feu aux poudres, exacerbé par la crise actuelle. Déjà en novembre, des manifestations avaient eu lieu à la Réunion contre le prix de l’essence. Mais si la mobilisation s’est répandue dans l’ensemble des départements d’Outre-Mer, dans des rapports de force différents, c’est aussi notamment en raison de l’attitude de la métropole et du gouvernement. Yves Jégo attend 12 jours pour se déplacer en Guadeloupe et n’hésite pas à revenir sur un accord quasiment signé, après l’arbitrage négatif de Matignon et de Sarkozy. Michèle Alliot-Marie, alors même qu’elle est le ministre de l’Outre-Mer, a pour seule réponse son silence et l’envoi de contingents policiers. Au lendemain de l’annonce d’un plan d’aide de 580 millions d’euros par Nicolas Sarkozy sur l’antenne RFO, Christiane Taubira s’est dite « extrêmement sévère sur les fautes qu’il commet et les silences qu’il nous impose comme ça a été le cas notamment en Guadeloupe ». De l’aumône dans une main, des forces de l’ordre dans l’autre, voilà la réponse de la métropole après un mois de contestation. La gestion coloniale des DOM est loin d’avoir cessé et on fait mine de s’étonner que cela soit au cœur des contestations actuelles. Sans parler du PS qui, alors même qu’il dirige deux conseils régionaux, celui de Guadeloupe et celui de la Guyane, il n’avait pas trouvé utile de nommer son délégué à l’Outre-Mer.
Dans son numéro d’avril, Regards reviendra longuement sur le mouvement dans les DOM. E.C.
PIRATER L’EVALUATION
Il faut aussi trouver des actions qui ne plombent pas trop la fiche de paie. Tout en évitant l’exaspération que peut susciter la répétition d’un mouvement. « D’autres modes de lutte et de grève sont discutés, même si ça ne remplace pas les formes traditionnelles, explique Christian Mahieux, secrétaire fédéral de Sud Rail. La grève de 59 minutes, utilisée à Saint-Lazare, n’est pas nouvelle. Des grèves d’une, quatre ou huit heures ont toujours eu cours à la SNCF. Ce qui est nouveau, c’est que cela a tenu dans la durée et était porté par les conducteurs. Quant aux cheminots de l’équipement, qui travaillent sur la maintenance et la signalisation, ils arrêtaient le travail une heure avant la fin de leur service et n’assuraient pas ensuite l’astreinte du week-end.»
Autre idée qui circule tout doucement à la PJJ : bloquer l’outil informatique afin de contrer la « dictature des chiffres » : « On a un logiciel qui permet de connaître le nombre de jeunes suivis, leur âge, les mesures judiciaires dont ils font l’objet, explique-t-on à la PJJ. Tous les mois, on nous demande d’évaluer le “flux”. On obtient nos moyens budgétaires à l’aune de ces statistiques. On a parlé de mettre un virus dans le logiciel, pour le “gripper”. Mais on rencontre encore une certaine frilosité. » Le piratage comme outil de contestation ? Cela pourrait en inspirer d’autres, comme les magistrats qui refusent de se plier à une gestion comptable des jugements rendus. « C’est un bel exemple ! Mais jamais un syndicat ne pourra prendre une telle responsabilité, estime Guy Groux, chercheur au CEVIPOF. En revanche, ce type d’idées pourrait se répandre. »
Certains anticipent une radicalisation du mouvement, comme Isabelle This Saint-Jean : « L’état de colère est fort. Le décret (1) a déclenché l’incendie, mais le mécontentement va bien au-delà. Si le gouvernement n’entend pas, nous allons nous radicaliser. » Même sentiment chez ceux qui luttent contre la loi Bachelot réformant l’hôpital public. « Même si nous avons gagné des combats contre des fermetures d’établissements, la casse se généralise, souligne Michel Antony, président de la Coordination nationale des comités de défense des hôpitaux et maternités de proximité. Si la loi Bachelot passe, les restructurations, les regroupements, les fermetures de services de proximité vont se multiplier. Et les luttes avec… » E.C., S.L. et M.R.
1. Sur les statuts des enseignants-chercheurs.
Regards n°60, mars 2009
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