Michèle Cros*
Août 2006. Un entretien comme un autre ou presque. Nous sommes au Burkina Faso. Je pose mes questions au devin-guérisseur et il me répond en esquivant l'essentiel. Il est ailleurs et me semble mille fois plus intéressé par les allées et venues de l'enfant blanc qui m'accompagne. Mon enfant perturbe la précieuse prise de notes. Je lui précise qu'il vient juste de dépasser l'âge de raison et qu'il pourrait chasser les margouillats et autres merveilles animales hors de mon « périmètre d'actions ethnographiques ». Il n'a que faire de ces invectives et le devin-guérisseur loin de le rabrouer m'invite à plus de mansuétude. « Cet enfant va te fatiguer, mais il faut bien le traiter, il est venu pour te fatiguer, c'est son nom ».
Mon enfant porte un nom de fétiche. Ce nom, je ne l'ai pas choisi, on me l'a donné. Puisque mon ventre tardait à s'arrondir, un devin-guérisseur au début des années quatre vingt-dix s'est décidé à intervenir. Plus tard, beaucoup plus tard, « lorsque l'enfant finira par arriver, tu lui donneras ce nom, fille ou garçon, aveugle ou lépreux, il devra porter ce nom ».
« Le petit blanc, c'est un bandit » m'explique-t-on aujourd'hui. « C'est son nom qui le rend comme cela, il est né avec » . Et l'enfant qui entend sans écouter se met à rire et nous fait remarquer : « Je suis pas un bandit, je suis un panda : je suis une espèce protégée ». Et il repart aussitôt dans sa bruyante quête animalière.
« Une espèce protégée » ?
« On ne doit pas le contrarier, c'est le fétiche qui lui donne la force ». « Il voit, toi qui est simple, tu ne peux pas voir ». « Il faut être gentil avec, ne pas le contrarier : c'est l'enfant du fétiche ». « Il voit ce que tu ne peux pas voir, lui il voit car c'est le fétiche qui lui montre ». « L'enfant va te fatiguer, mais je vais m'arranger pour qu'il ne te fatigue pas trop » me précise mon interlocuteur dont j'apprendrai plus tard qu'il portait ce même nom avant d'être initié, d'accéder à l'âge d'homme. « C'est aussi fatigant pour lui tu sais car il voit beaucoup de choses en rêve » . Ils s'échangent un regard complice et le devin-guérisseur m'invite à «rire avec mon petit qui n'est pas petit ».
Un matin, cet enfant qui n'est donc pas tout à fait un enfant, me fait remarquer qu'il ne lui manque plus qu'une femme africaine pour vivre tout le temps en Afrique. « Je cultiverais la terre et j'aurais mille et un animaux et puis je vais être tout ce que j'ai envie, vétérinaire, explorateur et »… Il cherche et retrouve enfin son troisième futur « métier » : « J'aiderais à sortir les petits animaux du ventre de leur mère » . Et en attendant, il lui faut prendre soin d'une minuscule tortue, trouvée dans un bas-fond. On vient de la lui montrer et il s'est empressé de l'adopter. Il pleut. Il pleut vraiment et il persiste à rester sous la pluie avec « sa » tortue .
- « Je fais prendre un bain d'eau naturelle à ma tortue ».
Une mère de famille passe, entend cette phrase-réponse qui m'était destinée et lui fait remarquer que les tortues aiment « l'eau bonne » et pas « l'eau sale ». Alors il tente de remédier à cette situation. Il va et vient de flaque en flaque et finit par trouver une vieille bassine qu'il aménage avec les moyens du bord. Je l'entends maugréer : « Mais c'est impossible de garder l'eau propre ».
- « Qu'est-ce que tu fais » s'enquiert un grand-frère qui passe devant notre maison?
- « Je fais un paradis pour ma tortue ».
- Un autre grand-frère, déjà papa, constate qu'il est en train de « salir le coin », c'est-à-dire le devant de notre habitation où de fait s'entassent toutes sortes d'herbes, de cailloux et débris divers ramassés ça et là, à l'occasion de ses incessantes pérégrinations.
- « Il faut ramasser».
- L'enfant répond par la négative. Impossible, il a besoin de tous ces trésors pour « faire un paradis ».
- Le très grand-frère remarque mi narquois, mi philosophe :
- « C'est très difficile pour faire un paradis ».
- L'enfant conteste vivement : « C'est très facile » et il persistera plusieurs heures durant, dans cette vaste et noble entreprise. Beaucoup de ses petits camarades, de même âge, ne tarderont pas à venir découvrir cet éden aquatique pour une tortue qu'ils ne penseront plus à faire griller avant de s'en délecter.
La tortue choyée ne restera pas seule. Depuis une semaine, chaque matin ou presque, les enfants de notre famille africaine viennent en apporter une nouvelle. Le « petit blanc » en a déjà 5 ou 6 avec lesquelles il ne cesse d'entretenir de forts bon rapports. Il est très occupé. Devenir le gardien du paradis des tortues prend du temps mais illumine le quotidien lorsqu'on a huit ans. Le soleil brille et il se dessine en train d'en cajoler deux, une dans chaque main, l'air radieux.
Dessin 1 (France, 2007)
Un jour, un autre grand-frère en amène une de bien plus grosse taille et l'enfant agit avec elle comme à son habitude. Il ne cesse de l'observer en tous sens, lui fait prendre un bain à sa façon, la regarde marcher sur la terre ferme, lui fait franchir quelques obstacles en lui prodiguant des conseils avisés, pense enfin à lui donner à manger en découvrant la circonférence de sa bouche. Il ira déterrer des vers et en attendant, entrouvre délicatement cet orifice insolite, écarquille ses beaux yeux, lui tend son index et… à sa très grande surprise se fait mordre. La stupeur-douleur est si grande que sur le dessin-souvenir qu'il vient d'effectuer, son doigt saigne pris en étau par une tortue féroce, son chapeau de paille s'envole, il ne sourit plus du tout, ses yeux se sont fermés et la pluie tombe.
Dessin 2 (France, 2007)
Une espèce dont il faut se protéger
Autrement dit, tout protégé qu'il soit, l'enfant du fétiche peut se faire mordre par une tortue saisie en flagrant délit de manducation inappropriée. A l'échelle de notre maisonnée l'affaire fait grand bruit. Le petit est décontenancé. La blessure bénigne s'avère sans commune mesure avec l'atteinte narcissique. Ses amis accourent et livrent une estocade radicale à l'ingrate tortue. Elle sera grillée comme il en aurait été de façon plus expéditive en temps ordinaire. On se délectera de sa chair délicate et sa carapace ne tardera pas à être donnée à un devin-guérissseur pour sa chambre des fétiches. L'ancien protecteur des tortues ne trouve rien à redire à cet acte de vengeance collective opérée par le groupe d'enfants dont il fait bel et bien partie pendant ces étranges vacances en brousse. Il n'ira pas jusqu'à en manger, son ventre est plein mais il regarde, observe et vient me demander mon appareil photo afin d'immortaliser ce juste repas. L'enfant du fétiche est aussi un enfant d'ethnologue. Force est pour lui de vivre cette relativité des us et coutumes en matière de protection animale. Ne l'avait-on pas prévenu ? Oui, sans doute mais de manière discrète, détournée et presque amusée. Son paradis des tortues suscitait un étonnement plaisant et non inquiétant. On laissait faire en se souvenant à coup sûr de l'année passée, lorsqu'il avait noué sans encombre des relations bien plus troublantes avec des caméléons.
Lorsqu'on le voyait alors, aller et venir avec son petit sceau bleu, en train de promener ses nouveaux amis dans cet abri de fortune, chacun allait de son commentaire anxieux. La simple vision du caméléon met mal à l'aise. Ses propres yeux sont extraordinaires. « Placés à l'endroit des oreilles », ils lui permettraient une sorte de vision totale. « C'est pour les prédateurs » m'explique l'enfant. « Tu sais, ses yeux changent aussi de couleur et même ses paupières, il reste droit et il voit même derrière ».
Dessin 3 (Burkina-Faso, 2006)
L'enfant a capté son regard vif et l'a fixé sur son cahier de dessins effectués au Burkina Faso. A l'encontre des réactions habituelles (les miennes comprises), l'enfant semble entrer en sympathie avec ce caméléon qu'il compare à un petit dinosaure d'aujourd'hui . Comment s'attacher à prolonger ce type d'échange sans ressentir un certain trouble ? Au Burkina Faso, on n'attrape pas un caméléon même pour le relâcher deux ou trois jours plus tard. On ne s'amuse pas à observer ses changements de robe. On ne lui fait pas exécuter des exercices d'acrobatie sur un bâton même en ne cessant de s'extasier sur son habileté. On ne laisse pas aller sa main sur sa peau rugueuse. On ne le laisse pas monter sur son épaule y compris s'il semble apprécier ce contact et ne pas chercher à fuir. Les autres enfants finirent par s'habituer à cette drôle de cohabitation mais aucun ne prit vraiment part à ces échanges. Quand ils en étaient témoins, les grands-frères et les parents exprimaient d'abord leur crainte et demandaient à l'enfant de cesser au plus vite ces contacts rapprochés. Le caméléon mord, chacun le sait et ne saurait ainsi s'exposer. De retour en France, alors que je rédige ces lignes qui constituent les premières traces d'un ouvrage en gestation, portant sur ce vécu insolite d'un terrain revisité à la lumière de cette observation participante trans-générationnelle, l'enfant me confirme la peur des uns et des autres :
- « Là-bas ils ont peur de la morsure du caméléon, ils disent qu'il a du venin. Pourtant j'en ai eu cinq et ils ne m'ont jamais mordu ».
- « Mais alors comment faisais-tu pour les attraper» ?
- « Je prenais plusieurs couches de feuilles d'arbre dans mes mains et voilà car les caméléons ont des griffes bien plus pointues que celles des aigles. Elles transpercent ta peau en deux secondes. C'est ça qui fait mal ».
Et l'enfant se dessine en train de tendre au caméléon un insecte coincé entre ces fameuses couches de feuilles qui protègent ses mains. Le soleil brille à nouveau, son chapeau est bien vissé sur sa tête et il semble plus que ravi. La longue langue gluante du caméléon réussira l'exploit. L'insecte sera attrapé et lui, il a tout vu. Les échanges de regards nous interpellent y compris d'un dessin à l'autre, du caméléon à l'enfant… Lorsqu'en France, il me commente cet épisode relaté avec fierté, il me précise qu'il s'agissait alors d'un insecte géant, comme il n'en existerait qu'au Burkina Faso. « Ce sont de véritables mini-rhinocéros » ! Le caméléon a réussit à s'en emparer mais il n'a pu l'avaler, sa bouche n'était pas assez grande et lui, il a vu sa longue, très longue langue, « de plusieurs mètres tu sais, enfin presque ».
Dessin 4 (France, 2007)
De fait, au Burkina Faso, l'enfant persistait dans son commerce ludique et amical avec cette gent animale. Le temps s'écoulait, un caméléon était adopté quelques jours puis relâché, un autre était trouvé et ainsi de suite. Tout se passait pour le mieux, la docilité sinon la complicité était patente. A la crainte générale succéda un succédané d'explication pré-étiologique. L'enfant n'était pas mordu en raison de son nom. Un nom dont je ne commencerais à mesurer la portée que l'année d'après et dont j'ignore encore toutes les multiples retombées.
L'enfant porte un nom de fétiche, un simple nom de reconnaissance pensais-je. Aux yeux de ceux qui m'accueillent depuis si longtemps, sa venue résulterait de son action bienveillante et inutile de sur-interpréter. J'étais d'autant plus confortée dans cette simple vision qu'elle s'accompagnait de toute une vulgate écologiquement sympathique où il était question d'un arbuste qui semblait à jamais desséché et qu'une première pluie venait arracher à l'inertie. Et la vie reprenait le dessus. Le fétiche portait le nom de cet arbuste et les enfants qui tardaient à venir en étaient, en somme, les tendres bourgeons. Dans ce texte, nous n'irons pas beaucoup au-delà de l'exposé de cette prime interprétation que la nature des relations nouées entre l'enfant et les caméléons vint alors complexifier en l'absence de toute investigation spécifique. L'observation participante a ses limites et son rendu tout autant.
Repartons en lieu connu et retrouvons des bribes de connaissance ethnologique. Que savons-nous des caméléons dans le contexte de la société étudiée ? Je consulte un vieux cahier de terrain, datant de 1984 que j'avais alors intitulé: Médecine et divination . Il y est question des œufs de caméléon qui permettraient de « photographier » les doubles et que tout devin-guérisseur se doit de déposer au fond de son canari de divination empli d'eau de la Volta. Ce sont notamment ces œufs de caméléons qui assurent la capture du double des enfants revenants-experts en camouflages et autres métamorphoses… en permettant de visualiser le lieu où il se cache et que le devin-guérisseur repère à la surface de l'eau de son canari. Découvrir ces œufs en brousse n'est pas anodin, ils auraient le pouvoir de rendre riche ou de vous faire attraper une redoutable « maladie de la tête » souvent incurable. Tout dépend de la chance de celui qui se retrouve en pareille situation. Et comme il semble hasardeux de présager de la chance dont on peut être porteur, personne ici ne souhaite pareille rencontre fortuite. Est-ce pour cela que la vue d'un caméléon met aussi mal à l'aise ?
Notre enfant blanc ignore tout de ces représentations mais il ne tarde pas à en mesurer quelques effets même si son jeune âge et sa couleur relativisent quelque peu la portée de ses actes. Un autre exemple en atteste, il aime siffler et ce soir là, à la nuit tombée, après avoir pris une douche sommaire sous les étoiles, il s'installe par terre, dans l'embrasure de la porte, face à la brousse et entame l'un de ses airs favoris. Un enfant de la maison voisine arrive aussi vite.
- « Faut pas siffler, c'est pas bon».
Un haussement d'épaules lui répond et il reprend son air là où il l'avait arrêté. Un grand-frère est plus explicite :
- « Arrête de siffler, il y a des kontee (génies de la brousse) ».
L'enfant est contrarié mais il persiste :
- « Je fais rien de mal, c'est juste la Marche turque ».
Un autre grand-frère se fait plus menaçant :
- « Ce sont les sorciers qui sifflent avant de se réunir ! Arrête et ne recommence pas ».
Avec fermeté, je le prie d'obtempérer cette fois-ci, Mozart ou pas.
Dans une rédaction intitulée : Les interdits au village , l'un de ces grands-frères reprend cet épisode : « Un jour, dans la soirée, il sifflait et je lui dis qu'on ne siffle pas la nuit et il me demande que pourquoi on ne siffle pas la nuit ? Parce que c'est pour appeler les reptiles, les mauvais esprits et les sorciers, parce que c'est très dangereux . Donc on évite ça tout le temps mais quand la personne ne sait pas et puis siffler ce n'est pas grave. Donc, c'est pourquoi je l'informe de ne plus recommencer ».
Une espèce à protéger
Serait-il un bandit malgré lui ? Qu'est-ce qu'un bandit en français-façon dans cette région d'Afrique ? Comme le souligne un énième grand-frère dans une autre rédaction : « Au fil du temps, il est considéré comme un bandit parce qu'il est seulement docile à sa mère et à D. » : le Père tout puissant de notre immense famille et maisonnée. De fait il n'obéit pas comme les enfants africains et nombre de ses grands-frères restent perplexes devant ces agissements et « mauvais comportements » selon l'expression de l'un d'eux. Un autre, avec lequel des contacts particulièrement chaleureux se sont noués en dépit de leur forte différence d'âge souligne : « C'est un petit blanc bandit car il n'a peur de personne, il cause avec les grands, ça ne lui fait pas peur. Il est fier d'être ici avec ses parents noirs. S'il restait longtemps ici, il va comprendre notre langue comme il cherche à connaître tout, lui, il va progresser».
De fait, tous ses nombreux frères ne sont pas sur la même longueur d'onde et ce, en fonction du degré de proximité qu'ils entretiennent avec lui ou avec moi en tant qu'ethnologue travaillant avec des devins-guérisseurs qui eux semblent enclins à une sorte de compréhension immédiate face à cet enfant curieux. Et de nouveau raisonne en nous cet étrange avertissement : « Cet enfant va te fatiguer, mais il faut bien le traiter» . En vérité, cet enfant nous fatigue tous au village et on ne sait comment le traiter. Son rapport de complicité avec les caméléons et le fétiche dont il porte le nom (et qu'il appelle, lors de certaines visites à des devins-guérisseurs, « son copain ») complexifie le paysage ambiant. Il observe maint rituels et assiste sans broncher à des scènes sacrificielles qui ne paraissent pas le troubler outre mesure. Ainsi dans son cahier d'Afrique, figure un dessin non achevé où on distingue une maison de facture traditionnelle à moitié colorée. Sur le toit terrasse se trouve une femme dont la tête n'a pas encore été dessinée. Plus bas, au premier plan un archer bande son arc. Au centre, un arbre avec un caméléon perché tire une langue immense face à une possible proie et au-dessous, juste en face, un homme effectue un sacrifice sur son autel. L'archer, le sacrifiant et le caméléon agissent en semblant afficher une sereine détermination. Il s'agit là d'un tableau ordinaire.
Dessin 5 (Burkina Faso, 2006)
Au niveau du quotidien burkinabè, la santé de l'enfant est bonne mais il ne cesse de se mettre en danger, un jour en tendant son petit index à cette tortue affamée, une nuit en sifflant ou une autre nuit en partant seul à ma rencontre alors que je tarde à rentrer. Il ne prévient personne, marche longuement et on le retrouve en pleurs à proximité d'un endroit dangereux où roderaient bien souvent des génies de la brousse. Je connaissais le lieu-dit. On m'en avait parlé. J'avais enregistré et noté l'information. Je ne l'avais pas vécue. Ma voisine, détentrice de cette vieille bassine transformée en paradis des tortues, doit bien savoir de quoi il retourne. Je me souviens de ses espoirs, façon Arlequin, au début des années quatre-vingts. Elle était rayonnante, elle allait prendre la route pour l'ex-eldorado Ivoirien. Elle est à nouveau parmi nous et suite à un toute une série de micro-évènements dont je me retrouve témoin et acteur bien malgré moi, je sais que l'un de ses derniers petits serait un enfant-revenant. Sa fatigue est grande mais elle l'aime et a appris à composer, à imaginer ses visions, à l'entendre rêver sa vie d'ancêtre et à mettre si souvent en péril la sienne et - lui aussi - celle de notre grande famille.
Retour à ce que mon panda bi-colore appelle une aventure ou une petite bêtise: son escapade en brousse à la nuit tombée. On a eu peur pour lui, on le sermonne en lui montrant que ce faisant nous nous sommes tous retrouvés en situation très délicate et selon les versions des uns et des autres, les dangers encourus permettent à l'ethnologue une plongée en apnée dans les abîmes des causes des infortunes les plus diverses. Un autre de ses grands-frères, que je considère comme mon fils aîné, se décide à entreprendre sa véritable éducation en le sensibilisant au monde des génies, à ces animaux qui n'en sont pas vraiment et donc à cette brousse dans laquelle il ne faut jamais pénétrer seul, y compris, voire surtout lorsqu'on porte son nom, dès que la nuit tombe etc. etc…
Il commence par reprendre le cas exemplaire de la grosse tortue :
- « Elle ne t'a pas provoqué, c'est toi qui l'a provoquée. La tortue a pensé que tu voulais attraper sa langue et après elle ne peut pas manger. Les dents de la tortue, c'est sa main. Une semaine avec elle, elle ne t'aurait pas mordue. Avec les caméléons, tu ne faisais pas la force » !
Quelques secondes de silence, et il rajoute :
- « Ce n'est pas pareil pour le serpent. Le serpent : ça tue, blanc comme noir, quand le venin te prend tu es foutu».
L'enfant conteste :
- « Si un serpent me pique, je serais toujours vivant, j'ai l'aspi-venin » !
- « Je ne crois pas trop à ça, à l'aspi-venin. C'est à la minute, après, c'est trop tard. Ici il y a aussi des serpents maudits. Si c'est des serpents naturels, que Dieu a créé, alors oui. Mais si ce sont des sorciers, alors l'aspi-venin ne fait rien, c'est pour créer des problèmes aux autres. Quand tu es un homme tu as des ennemis, même le fils de Dieu, il a été cloué, mais il a quand même un pouvoir, il est ressuscité. Il faut croire sans avoir vu » !
L'enfant se retrouve à court d'argument. Je demeure tout autant troublée devant un tel luxe de précisions qui lui sont ainsi livrées, à chaud, presque dans l'urgence, tel un vade-mecum de survie en monde autre. A la lueur de la lampe-tempête, l'empathie est palpable. S'il faut croire sans avoir vu, voir ne dispenserait pas non plus de regarder et d'écouter toutes ces paroles de grands-frères au sein d'une famille très nombreuse où chacun se doit de veiller sur la santé de tous. Et celui dont nous sommes si proche, que j'ai connu alors qu'il commençait à faire ses premiers pas et avec lequel aujourd'hui je puis commenter et reprendre sans façon la myriade de surprises de ce quotidien animé, en conclut : « Je ne veux pas que vous soyez tristes . Les conseils ça peut blesser, ça fait pas mourir, ça rougit les yeux mais ça ne les crève pas ».
Note :
* Université Lumière-Lyon 2
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