La question se pose avec plus ou moins d’intensité selon les contextes économiques. Mais est-ce une « bonne » question ? Pourquoi parler de pauvretés ? Pourquoi ce terme ? Que nous dit-il sur la façon de regarder les inégalités sociales ?
La rhétorique des « nouveaux pauvres »
À chaque période de crise, de « nouveaux pauvres » apparaissent. La presse ne manque pas de le relever. En 1982, par exemple, nous pouvions lire dans le Bilan économique et social du Monde : « La récession a plongé un peu plus dans l’indigence les "pauvres de toujours" et a engendré des groupes divers de "nouveaux pauvres", malgré des secours qui équivalent souvent à une pure et simple assistance » [1].
Dans les années 90, malgré la mise en place du revenu minimum d’insertion, de nouvelles catégories de « pauvres », appelés désormais les « exclus », ressurgissent. Martine Aubry, Ministre de l’emploi et de la solidarité au moment des débats sur la loi relative à la lutte contre les exclusions, présente le fait en ces termes : « Les procédures d’insertion n’ont pas fonctionné comme elles auraient dû et, le nombre de bénéficiaires s’accroissant, ainsi que la durée de perception du RMI, nous avons vu apparaître de nouvelles catégories d’exclus. (...) Il est vain aussi de croire que la croissance seule permettra de dégager des marges de manœuvre suffisantes pour que chacun retrouve une place dans la société » [2].
Un constat et un aveu d’impuissance. Le constat : il y a encore de nouveaux « exclus », l’aveu : le plein emploi obtenu par la relance économique est une chimère. Pour que les individus « retrouvent une place dans la société », il ne reste plus qu’à sécuriser la précarité par la Couverture médicale généralisée (CMU), par des emplois aidés, et garantir un droit au logement. C’est ce dernier point qui fera l’objet de l’affirmation de l’existence, au cours des années 2000, d’une nouvelle catégorie : « le pauvre travailleur ». Là encore, un consensus moral semble se faire jour pour les désigner. Comme le note Jean-Luc OUTIN, chercheur au centre d’économie de l’université Paris I – La Sorbonne : « La pauvreté en emploi est un phénomène relativement nouveau, beaucoup plus choquant que la pauvreté liée à une situation de non-emploi » [3]. Outre la hiérarchie qu’il établit entre une pauvreté choquante et une autre qui le serait moins, ce qui mériterait en soi un décryptage des représentations qu’elle contient, il alerte sur l’émergence d’une pauvreté qui ne serait plus directement liée au chômage.
Mais qui sont ces « pauvres travailleurs » ? sont-ils si nouveaux ? En revenant en arrière, à une époque où l’enjeu de la désignation était aussi un acte politique, les travailleurs pauvres étaient situés sans ambiguïté dans la hiérarchie sociale. Quand le chansonnier de la Commune de Paris Jean-Baptiste Clément espérait voir « le temps des cerises », c’est parce qu’il ne voyait pas seulement des travailleurs pauvres, mais surtout des ouvriers exploités : « De nos jours, lorsqu’on met la pioche dans un vieux quartier pour l’embellir et l’assainir, croyez-le bien, il n’entre pas, dans l’idée de ceux qui en ont conçu le plan, qu’ils auront à y loger les terrassiers et les maçons qu’ils emploieront. (…) Je l’affirme, sans craindre un démenti, les travailleurs sont aussi mal logés qu’ils sont mal instruits, mal vêtus, mal chaussés, mal nourris. Ceux qui ne sont pas dans ce cas sont des exceptions, et je n’en connais pas beaucoup. En est-il de même des autres, de ceux qui sont nés riches par hasard ou qui le sont devenus en exploitant le travail, l’intelligence et l’adresse des besoigneux chargés de famille et nés pauvres par hasard aussi ?… Non ! » [4].
Évidemment, présenter les choses ainsi, c’est mettre au premier plan que les inégalités sociales sont le fruit d’une exploitation qu’il s’agit de stopper. Il ne s’agissait pas d’aboutir à une meilleure justice sociale au sein de l’ordre existant, mais bien de mettre un terme à un ordre économique et social fondamentalement injuste, construisant la valeur de l’individu sur son mérite à produire de la richesse par l’exploitation des « classes laborieuses ».
Mais aujourd’hui, qu’en est-il des classes sociales ? Dans les deux dernières décennies, les chercheurs en sciences sociales ont fortement insisté sur l’émergence d’une société d’individus. Ils ont privilégié des approches visant à montrer les différences de modes de vie au sein du monde ouvrier et du monde employé, et à présenter les effets du management d’entreprise sur la fragmentation de ces mondes. En se centrant sur les individus et non plus sur les transformations du rapport entre le travail et le capital, combiné avec le rapport de genre, les chercheurs ont contribué à l’effacement de la notion de classes, même construites « sur le papier », au profit d’une lecture individualisante de la pauvreté. Celle-ci devient plurielle. Il s’agit alors, pour la comprendre, d’étudier les parcours singuliers, d’en faire des cas-types, à partir de la distance objective et subjective vis-à-vis du monde du travail, de la dépendance aux services sociaux, et des structures familiales.
La façon de s’interroger n’est pas sans effet sur la façon d’agir
En insistant sur le caractère pluriel de la pauvreté, en posant le regard sur des parcours individuels sans les replacer dans le cadre des rapports sociaux fortement inégalitaires, on a renforcé l’idée que la lutte contre les pauvretés passe par une action au plus près des personnes « pauvres ». Être pauvre serait la conséquence de mauvais choix. Cela peut arriver à « tout le monde », mais il est nécessaire que la collectivité, dont les instruments sont l’Etat et les collectivités territoriales, encadre l’individu pour le « responsabiliser ». S’il peut bénéficier d’un droit, il doit en contrepartie accepter un accompagnement visant à lui offrir une aide adaptée, et s’engager à tout mettre en œuvre pour s’en sortir. Si dans tous les textes relatifs à la lutte contre la pauvreté, la collectivité s’impose une obligation, celle d’apporter les moyens de « l’insertion sociale et professionnelle », aucun de ces textes ne prévoit de sanctions spécifiques lorsque la collectivité ne respecte pas ce devoir. Pour l’individu qualifié « d’exclu », de « pauvre » ou de « pauvre travailleur », il en est tout autrement. Il est contraint de faire ce qui est attendu par la collectivité, au risque de perdre ses droits. L’irresponsabilité de la collectivité, qui consiste à ne pas offrir à tous les moyens de vivre dignement en ayant un emploi, ou de vivre dignement lorsque l’emploi vient à manquer, se transmute en une irresponsabilité du « pauvre ».
Pourtant, objectivement, les pauvres d’hier comme d’aujourd’hui sont ceux qui sont situés dans les positions sociales les plus dominées. Même s’ils n’apparaissent plus aujourd’hui dans un ensemble identifiable, les exploités d’hier comme d’aujourd’hui, sont :
Plutôt des migrants venus chercher de quoi survivre : migrants italiens, portugais ou espagnols d’hier, migrants d’Afrique, d’Asie, d’Europe de l’Est d’aujourd’hui. Ce sont des femmes qui sont employées à des travaux plus précaires que les hommes, devant être plus souvent à temps partiel, devant assumer une double journée, celle du salariat et celle du travail domestique. Ce sont plutôt des personnes faisant un travail ouvrier ou employé, un travail qui est physiquement plus fatigant, (bruits, position debout, vibrations, soumission aux contrôles, etc.), et dont la seule gratification reçue dans l’entreprise est un salaire de l’ordre de 1 000 euros par mois quand il s’agit d’un temps plein.
Ce sont globalement des personnes qui ne peuvent plus faire communauté de travailleurs, qui n’ont plus qu’une seule source de reconnaissance de leur travail, celle de leur famille qui leur reconnaît leur capacité à ramener le nécessaire pour vivre et à avoir accès aux biens de consommation. La famille est l’espace de protection face à un extérieur violent. Toutefois, cette protection ne résiste pas au coup de l’exploitation. Quand l’emploi manque ou que l’emploi n’est pas dans l’entreprise une source de reconnaissance, cela peut détériorer les relations familiales. Que signifie exister quand on n’est reconnu en aucun lieu ?
Combattre les pauvretés est au mieux une intention généreuse, au pire une volonté de maintenir les dominations, si cela se résume à des actions sur les individus. Combattre les exploitations génératrices de toutes les formes de pauvreté passe par l’affirmation du devoir de la collectivité d’apporter non seulement le nécessaire pour vivre, mais également d’apporter du temps pour s’épanouir, pour s’enrichir des autres et vice-versa. Thomas More l’affirmait en ces termes : « la Constitution vise uniquement, dans la mesure où les nécessités publiques le permettent, à assurer à chaque personne, pour la libération et la culture de son âme, le plus de temps possible et un loisir affranchi de tout assujettissement physique. En cela réside le bonheur véritable » [5]. Un bonheur qui ne s’obtiendra pas sans luttes sociales.
Alain Thalineau, sociologue, Université François Rabelais de Tours, auteur de "L’individu, la famille et l’emploi", éd. L’Harmattan, 2004.
[1] "Bilan économique et social", le Monde, janv 1982, p 167
[2] Martine Aubry, Assemblée Nationale, 5 mai 1998
[3] Outin, 2008, propos tenus sur Arte http://www.arte.tv/fr/accueil/2296898.html
[4] Jean-Baptiste Clément, Questions sociales à la portée de tous, 1887, p 55
[5] Thomas More, l’Utopie, 1987, Flammarion, p 154, (1516)
Obervatoire des Inégálités - 20.03.09
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