Pourquoi les pauvres et les chômeurs sont-ils de moins en moins considérés comme des victimes mais plutôt comme des incapables ou des paresseux ? Qu’est-ce que cela révèle des sociétés contemporaines ? A ces questions dérangeantes, le sociologue Serge Paugam apporte des réponses qui interrogent la société tout entière. Auteur avec Nicolas Duvoux de La régulation des pauvres, il analyse également la décentralisation de la politique sociale, le RSA etc.
Pourquoi parlez-vous de "régulation" des pauvres ?
On parle souvent de lutte contre la pauvreté, de combat contre la pauvreté. Parler de la régulation des pauvres, c’est faire le constat que les pauvres ne sont pas en dehors de la société mais bien à l’intérieur. Pris en compte par la société, par des institutions qui visent à leur assurer une existence et une place spécifique. Selon les orientations politiques, selon la conjoncture, la façon dont on traite les pauvres change considérablement. C’est la raison pour laquelle on peut parler de régulation des pauvres, au sens où on peut modifier sensiblement le statut social des pauvres à l’intérieur de la société, en faisant jouer à cette catégorie une fonction sociale précise. On peut donc réguler la pauvreté, lui donner un sens différent selon ce que l’on souhaite pour les pauvres. On peut souligner que la pauvreté est une catégorie créée par la société. La pauvreté a les contours qu’on veut bien lui donner. Par exemple, on peut appréhender la pauvreté à partir de la catégorie des titulaires du RMI. Or, cette catégorie n’a pas toujours existé.
Dans l’ouvrage « La régulation des pauvres », vous parlez d’un durcissement de la société vis-à-vis des pauvres et des chômeurs.
C’est ce qui ressort des analyses que j’ai pu faire à l’échelon européen. Il y a une forte différence entre la décennie 90 et les années 2000. La décennie 90 était plus portée à la compassion dans un climat économique dégradé. Il y avait l’idée que les pauvres devaient être aidés par la société. Il n’était pas concevable de remettre en question cette politique de générosité envers ceux que l’on considérait comme les victimes de l’injustice sociale. Au cours de cette période, on a déployé des moyens pour aider cette catégorie, lui donner accès à des droits. Dans la décennie 2000, lorsque la conjoncture économique s’améliore, que le chômage diminue, il y a une inversion de l’attitude vis-à-vis des pauvres. L’opinion se retourne, devient plus critique à l’égard des pauvres et des chômeurs. Et en vient à mettre en avant la responsabilité du pauvre : il ne serait plus tout à fait une victime mais avant tout une personne suspectée de profiter de l’assistance et que l’on pourrait même voir comme une personne paresseuse.
La notion de mérite est souvent mise en avant depuis quelque temps. Qu’en pensez-vous ?
En mettant en avant la notion de mérite, on a tendance à oublier la notion de responsabilité sociale qui est fondatrice de la solidarité dans notre pays. Si on a mis en place des politiques de solidarité à la fin du XIXème siècle, c’est que l’on considérait qu’il y avait une sorte de dette sociale vis-à-vis des plus défavorisés. Pour mettre en place une politique de solidarité à l’échelle d’un pays, il est nécessaire de faire prendre conscience que les individus sont des associés solidaires et que c’est ensemble qu’ils peuvent lutter contre des risques majeurs comme le chômage, la maladie, la vieillesse etc.
Aujourd’hui, la mise en avant permanente de la responsabilité individuelle – qu’il ne faut pas nier pour autant - a tendance à remettre en cause la responsabilité sociale. Et c’est ainsi que lorsqu’on parle de « pauvres méritants », il peut être tentant de considérer que tous les autres n’ont aucun mérite. On va ainsi gommer la difficulté objective de leurs difficultés, de leurs problèmes de santé.
Je crois qu’il s’agit là d’une éthique contraire d’une éthique de la solidarité. Il y a une suspicion vis-à-vis de ceux qui ne s’en sortent pas. Mais qui a pris le temps de réfléchir à l’usure morale, mentale, psychologique provoquée par le chômage et qui va conduire un individu à douter ou perdre ses capacités ? On va dire qu’il est paresseux. Or, il est victime d’un processus qui l’a profondément disqualifié, qui lui a fait perdre le sentiment de son utilité sociale. Pour s’en sortir, on en appelle à sa responsabilité. C’est un discours réducteur et dangereux.
Dans une société où l’individu aspire à une forte autonomie, comment équilibrer responsabilité individuelle et responsabilité sociale ?
On peut l’envisager si on met d’abord l’accent sur la responsabilité sociale. Cela se traduit dans le cas de la lutte contre la pauvreté par autre qu’une réponse à l’urgence. La responsabilité sociale, c’est être capable de mettre en place de véritables politiques de prévention, de long terme : assurer une formation qualifiante à chacun tout au long de la vie, conserver un haut niveau de protection sociale etc. La protection sociale ne doit pas être remise en cause régulièrement et doit assurer une redistribution verticale [entre les riches et les pauvres]. A partir d’un socle de protection élevé, on peut imaginer de prendre en compte la responsabilité de l’individu, d’être plus exigeant à son égard. C’est ce qu’ont réussi les pays scandinaves, qui concilient un très haut niveau de protection sociale, une très forte exigence en terme de qualification de la main d’œuvre et une politique active en matière de recherche d’emploi.
En France, on a le sentiment que l’on va réduire de plus en plus le socle de protection sociale en créant des inégalités de plus en plus manifestes et en même temps, on a tendance à renforcer la responsabilité individuelle. C’est un processus d’essence libérale, qui est proche de celui qui a été mis en place il y a trois décennies au Royaume Uni par Margaret Thatcher.
Vous dites qu’il est nécessaire d’assurer une formation tout au long de la vie. Le problème pour les pauvres n’est-il pas l’accès à la formation ?
La formation en entreprise est très inégale. Certaines entreprises n’ont pas toujours envie de se priver d’une main d’œuvre peu chère… Il y a des carences manifestes dans l’information à laquelle les salariés ont accès en matière de formation. Il est possible de faire beaucoup mieux : pourquoi ne fait-on pas de grandes campagnes de sensibilisation sur la formation, sur les droits auxquels les salariés peuvent prétendre ? L’Etat incite régulièrement la population à réduire sa consommation d’alcool ou à rouler moins vite. Il pourrait le faire dans d’autres domaines comme la formation.
Dans "La régulation des pauvres", vous observez la décentralisation des politiques sociales et en critiquez certains aspects. Qu’est-ce qui ne va pas ?
On peut s’interroger sur la pertinence de l’échelon départemental. Or, c’est celui qui a été choisi pour développer les politiques sociales. Le département est devenu une sorte de « département providence ». D’une part, alors que la département devient l’acteur principal des politiques sociales, on voit se développer un acteur régional qui devient plus puissant à qui on a donné une responsabilité plus grande en matière économique et notamment en matière de formation.
C’est absurde : il faut articuler l’économique et le social. Je doute de la cohérence de ce processus.
D’autre part, on observe l’émergence d’attentes qui se situent à un échelon plus local que celui du département. On le voit autour de questions urbaines ou de logement : on observe une mobilisation des acteurs pour assurer à l’échelon de la commune ou de l’agglomération de communes une certaine paix sociale, un intérêt pour reconstituer du lien social à l’échelon local. Les élus de gauche et de droite sont attentifs à cette demande de création d’un espace solidaire à l’échelon local. Les citoyens ont envie de peser sur les choix qui pèsent sur leur cadre de vie.
Avec Nicolas Duvoux, vous parlez de la situation difficile dans laquelle les travailleurs sociaux sont placés.
Ils disposent de peu de marges de manœuvre : ils sont parfois dans une gestion administrative du social. Le travailleur social est devenu un agent administratif comme un autre au détriment de la qualité du suivi. Le travailleur social en est rendu à mettre les individus dans des dispositifs, à faire un travail de classement.
L’idée que les pauvres doivent être mieux insérés sur le marché du travail ne fait pas débat mais de quelle insertion professionnelle parle-t-on ? Est-ce que c’est un emploi qui intègre professionnellement ou est-ce que c’est un emploi qui disqualifie ? On ne se pose pas suffisamment la question de la pérennité d’une insertion professionnelle. Il y a en effet des formes d’intégration professionnelle qui disqualifient les individus, qui ne leur assurent pas de protections, qui ne renforcent pas le sentiment de leur utilité. On a tendance à gommer cet aspect pour en arriver à considérer que le pauvre a intérêt à accepter n’importe quel emploi parce que ce sera mieux que la situation dans laquelle il se trouve.
Avec le RSA, il y a un risque majeur d’institutionnaliser un sous salariat. Celui-ci existait déjà avant la mise en place du RSA. Sauf que c’est la première fois qu’on rend possible, de manière indéterminée, le cumul d’un revenu d’assistance avec quelques heures de travail. Ce statut pourrait conduire à la constitution progressive d’un segment du marché de l’emploi qui correspondrait au destin des moins qualifiés dans notre société. Et qui pourrait concerner une frange non négligeable de la population. Dans la période de crise dans laquelle nous entrons, il y a de forts risques que ce soit un point d’arrivée pour de nombreux individus qui pourraient ne jamais sortir de ce statut hybride dont les droits restent inférieurs à ceux des autres salariés.
Au moment du CPE, il y a pourtant eu une forte mobilisation pour éviter de créer un statut spécifique pour les jeunes. Or le RSA, qui est une autre forme de sous-salariat, est passé comme une lettre à la poste.
UNSA Education - 12.03.09
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