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28/05/2011

Le projet d’Areva contesté en Inde: Atome contre biodiversité à Jaitapur

Praful Bidwai

Dans les villages reculés de la chaîne de montagnes du Sahyadri, sur la côte ouest de l’Inde, les noms de l’entreprise nucléaire française Areva et de son modèle de réacteur européen à eau pressurisée (EPR) sont passés dans le langage courant, de même que les termes « radioactivité », « plutonium » et « déchets nucléaires ». Ces villages d’une frappante beauté qui entourent Jaitapur, à quelque quatre cents kilomètres au sud de Bombay, appartiennent à l’un des dix plus grands « points chauds de biodiversité » de la planète (1). Areva projette d’y construire prochainement six réacteurs nucléaires de 1 650 mégawatts (MW).
Le partenaire d’Areva, la Nuclear Power Corporation of India Ltd (NPCIL), veut faire de Jaitapur « le plus grand complexe nucléaire du monde ». Contrôlée par le gouvernement, la société envisage pour cela de déraciner les quarante mille résidents qui vivent des ressources naturelles et des produits de cet écosystème : riz, millet, lentilles, légumes, herbes, poissons et fruits, parmi lesquels la fameuse mangue Alphonso.
Le gouvernement du Maharashtra, l’Etat où est située Jaitapur, soutient ce projet. Son premier ministre, M. Prithviraj Chavan, occupait encore récemment le poste de ministre indien des sciences et technologies. Membre de la Commission indienne de l’énergie atomique, il s’est rendu à Jaitapur le 27 février pour un meeting destiné à démontrer les vertus du projet. Sur les huit mille personnes présentes, une seule a pris la parole pour défendre l’initiative : il s’agissait d’un propriétaire qui, depuis longtemps, réside loin de la ville.

« Il faudra construire cette centrale
sur mon cadavre »

L’agitation antinucléaire se cantonne à un pacifisme exemplaire. Qu’à cela ne tienne : la police a raflé vingt-deux militants désormais inculpés de plusieurs crimes, dont une tentative de meurtre. En dépit des manipulations, la population de Jaitapur reste unie dans son opposition au projet. Affiches, manifestations, marches et actes de désobéissance civile : depuis quatre ans, elle mène campagne. Sur place, la force du mouvement impressionne : « Il faudra construire cette centrale nucléaire sur mon cadavre, déclare M. Milind Desai, un médecin ayurvédique du village de Mithgavane. En aucune façon je n’abandonnerai ma terre, mon peuple et ce magnifique environnement. » Le 3 mars, à son tour, le médecin a été arrêté avec onze autres militants.
Les expropriations en cours sont menées au nom d’une loi sur les acquisitions de terres datant de l’époque coloniale. Plus de 95 % des propriétaires concernés ont refusé l’indemnisation offerte par le gouvernement ; la majeure partie de ceux qui l’ont acceptée sont des propriétaires non résidents. Même en multipliant les prix par sept — à 2,5 millions de roupies l’hectare (40 000 euros) —, le gouvernement n’a pas trouvé preneur. Dans les villages que nous avons visités, nous n’avons pas trouvé un seul résident qui juge le projet acceptable — ou qui lui accorde la moindre valeur d’intérêt général.
Les opposants arguent que le projet ne répond pas à leurs besoins et craignent les émissions routinières de matériel radioactif — sans même parler d’accident catastrophique, comme à Fukushima, au Japon. Les habitants savent, à partir des données présentées par des chercheurs indiens indépendants, comme Surendra Gadekar, que l’incidence des cancers et des malformations génétiques est anormalement élevée dans le voisinage des réacteurs nucléaires du Rajasthan, plus au nord, et des mines d’uranium du Jharkhand, à l’est. Ils s’inquiètent aussi de la production et du stockage sur le site de déchets hautement radioactifs, qui resteraient dangereux durant des siècles.
« Je refuse que mes enfants et petits-enfants naissent avec une tête minuscule ou un moignon de jambe », dit M. Praveen Gavankar, un résident de Madban, le plus grand village de la zone. S’opposer au projet, estime-t-il, « constitue la seule façon de préserver notre vie et notre intégrité physique ».
Au fil des ans, les villageois se sont renseignés sur les risques et les coûts des réacteurs nucléaires. M. Gavankar n’ignore pas que le modèle EPR d’Areva a connu de sérieux revers en Finlande, où Olkiluoto 3, le premier réacteur européen mis en chantier depuis la catastrophe de Tchernobyl, est toujours en cours de construction. Avec quarante-deux mois de retard et un dépassement budgétaire de 90 %, ce réacteur est embourbé dans un contentieux amer entre Areva et l’opérateur finlandais. Olkiluoto 3 était pourtant présenté comme le premier réacteur européen « fondé sur les principes du marché », avec un coût fixe de 3 milliards d’euros. On ignore qui paiera le surcoût.
« Il est honteux, s’insurge M. Gavankar, que l’Inde envisage d’importer un modèle non testé, qui n’a été approuvé nulle part, et au sujet duquel les inspecteurs finlandais, britanniques, américains et même français ont relevé plus de trois mille problèmes de sécurité ! » A. Gopalakrishnan approuve. L’ancien président de la commission de contrôle de l’énergie atomique (AERB), l’organisme chargé par le ministère de l’énergie atomique d’étudier la sécurité des installations nucléaires civiles en Inde, explique : « De par sa taille, l’EPR engendre un flux important de neutrons. Comparé aux réacteurs normaux de 500 MW à 1 000 MW, il produit beaucoup plus de radionucléides corrosifs et toxiques tels que l’iodine-129, avec des conséquences en cas de fuite sur l’intégrité du combustible et sur la santé humaine. Les problèmes de sécurité de l’EPR semblent extrêmement sérieux. Je crains qu’aucune agence n’existe en Inde qui puisse évaluer cette technologie et en certifier la sûreté. En tout état de cause, l’AERB n’a pas cette compétence. »

Pêcheurs et paysans
contre une électricité « plaquée or »

Le programme d’énergie nucléaire indien compte des modèles de réacteurs importés des Etats-Unis, du Canada et, plus récemment, de Russie. Gopalakrishnan assure que le coût en investissement de l’EPR — à supposer que le prix de l’Olkiluoto 3 n’augmente pas encore — est supérieur à 200 millions de roupies par mégawatt, à comparer aux 80 à 90 millions des réacteurs indiens et aux 50 millions des centrales à charbon. Selon lui, « l’EPR va générer de l’électricité “plaquée or”, qui ruinera les industriels en aval. Pis, il détournera l’Inde de son projet originel de programme nucléaire fondé sur un réacteur canadien à uranium naturel et eau lourde, dont elle a acquis la technologie. Emprunter la voie de l’EPR s’avérerait imprudent et irrationnel... » D’autres membres de l’establishment nucléaire indien, tel P. K. Iyengar, ancien président de la Commission de l’énergie atomique, partagent cet avis.
Egalement critiquée, la décision d’implanter ce projet au cœur d’un écosystème qui, selon les botanistes, possède la plus forte densité d’espèces de plantes endémiques du pays. La région est précieuse pour sa biodiversité et pour l’économie agri-horticole et halieutique prospère qui en dépend. La côte de Konkan, dans les Ghâts occidentaux, abrite plus de cinq mille espèces de plantes à fleurs, 139 de mammifères, 508 d’oiseaux et 179 d’amphibiens — dont 325 sont menacées au niveau planétaire (2). Deux grandes rivières, la Krishna et la Godavari, y prennent leur source. L’écosystème régional est donc exceptionnel.
La région abrite plus de cinq cents bateaux de pêche. A Nate, un village à majorité musulmane, M. Amjad Borker, pêcheur, souligne : « Nous gagnons suffisamment pour donner à nos travailleurs occasionnels une paie trois ou quatre fois plus élevée que le salaire minimum de bien des Etats indiens. Mais l’usine nucléaire va détruire notre économie. Nous ne savons rien faire d’autre que la pêche. L’usine nous tuera, comme ont été détruits les pêcheurs de Tarapur, la première station nucléaire indienne. Voilà pourquoi nous avons fait alliance avec les paysans pour combattre ce projet. »
Les pêcheurs craignent que la sécurité physique aux abords du complexe nucléaire, à travers des structures spéciales et via le déploiement de gardes-côtes, ne limite leur accès à la mer. De plus, les réacteurs vont relâcher chaque jour quelque cinquante-deux milliards de litres d’eau dans la mer, à une température de 5 °C plus élevée, risquant d’accroître la mortalité des poissons.
Plus grave, Jaitapur est sise dans une région sismique. Le 11 décembre 1967, un séisme de magnitude 6,3 avait frappé Koyna, à une centaine de kilomètres au nord de Jaitapur, tuant 177 personnes et faisant quelque cinquante mille sans-abri. « Au cours des vingt dernières années, relève l’organisation environnementale Greenpeace, Jaitapur a connu trois tremblements de terre dépassant le niveau 5 sur l’échelle de Richter ; celui de 1993, d’une intensité de 6,3, a tué neuf mille personnes. En 2009, un pont s’est effondré à Jaitapur à la suite d’une secousse. Rien de tout cela n’a été pris en compte lors du choix du site (3). » Or, la position du NPCIL n’est pas claire sur d’éventuelles modifications de la conception face au risque sismique.

Des négociations soumises
à de rudes pressions

Pour tenter de diviser l’opposition, le gouvernement du Maharashtra va jusqu’à jouer la carte religieuse : il incite les dirigeants musulmans à s’engager en faveur du projet, essayant de leur démontrer que leurs intérêts ne sont pas ceux de la majorité hindoue. Il a aussi récemment empêché d’éminents citoyens, parmi lesquels un ancien juge de la Cour suprême, un ancien chef de la marine militaire, le secrétaire général du Parti communiste et plusieurs chercheurs en sciences sociales reconnus, de visiter la région. Au début de mars, il a interdit à un tribunal populaire de mener des auditions sur place et ordonné l’éloignement de plusieurs militants, dont un juriste qui devait y prendre part.
« Jaitapur est essentiel à la viabilité d’Areva, explique le physicien Vivek Monteiro, qui a suivi la trajectoire de la société française. Areva est en crise et attend une injection massive de capitaux. Si Jaitapur s’effondre, cette crise va se renforcer. La compagnie française mène donc un lobbying intense auprès du gouvernement indien pour qu’il poursuive ce projet, contre la volonté des habitants. »
Le 26 novembre 2010, moins de dix jours avant la visite en Inde du président de la République française Nicolas Sarkozy, le ministre de l’environnement indien avait donné son « feu vert environnemental » pour la construction des réacteurs. En octobre, le gouvernement avait fait adopter une loi sur le nucléaire délimitant les responsabilités des fournisseurs étrangers en cas d’accident — des négociations soumises à une forte pression d’Areva. L’explosion de l’usine chimique de Bhopal en 1984, qui avait fait au moins vingt mille morts et dont les victimes attendent toujours des indemnités, était dans toutes les têtes.
Au-delà des profits d’Areva, c’est le leadership mondial dans le domaine qui est en jeu. Si l’Inde et la Chine, puissances directrices montantes du nucléaire ayant pour projet de tripler ou de quadrupler leur production d’énergie, voient leurs plans échouer, le déclin mondial de l’industrie nucléaire risque de s’accélérer.

(1) Le concept de « point chaud de biodiversité » a été développé par l’organisation non gouvernementale Conservation International. Il s’applique à des zones contenant au moins mille cinq cents espèces de plantes endémiques et ayant perdu au moins 70 % de leur habitat originel.
(2) Norman Myers (sous la dir. de), « Biodiversity hotspots for conservation priorities », Nature, Londres, 24 février 2000.
(3) Greenpeace, « Jaitapur, India : EPR — a nuclear problem not an energy solution » (PDF), octobre 2010. 

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