Jean-Paul Pierrot
Ce n’est pas le travail qui fait souffrir, mais sa perversion au profit des actionnaires.
Combien sont-ils, ces salariés
dont l’estomac se serre, dont
la gorge se noue quand ils entrent dans leur entreprise ? Qui redoutent
la commande capricieuse d’un supérieur, une tâche irréalisable qui bouleversera la journée. Qui ont la conscience honteuse de devoir abuser de la confiance d’un client en lui vendant des produits financiers ruineux. Qui enragent de voir dénaturer l’éthique de leur métier. Qui tremblent avant la séance d’évaluation qui tournera
à l’humiliation. Qui s’apprêtent à subir la phrase assassine d’un chef.
Pour des dizaines de milliers d’hommes et de femmes, la journée est un chemin de souffrance. Le stress, dit-on pudiquement, quand il faudrait parler de harcèlement et de mauvais traitements. Prise d’antidépresseurs, vies familiales abîmées, maladies sont quelques-uns des symptômes du mal qui parfois tue. Régulièrement, un homme, une femme, sombre au fond du désespoir et du sentiment de solitude au point d’attenter à sa propre vie, n’en pouvant plus de se sentir déconsidéré, dévalorisé, déclassé.
Cette violence patronale frappe toutes les
catégories de salariés,
de l’ouvrier exténué par des charges de travail
qui augmentent au même rythme que les profits versés aux actionnaires, jusqu’aux cadres et ingénieurs à qui on s’efforce d’inculquer
une culture d’entreprise, faite de soumission à la volonté du PDG, que l’on s’efforce d’anticiper. C’est ainsi
que trop souvent l’on dirige des hommes, les ravalant
à la fonction d’exécutants, de rouages dans la mécanique de la machine à exploiter les travailleurs et à extorquer des dividendes.
Ces managers, comme on dit maintenant dans le sabir de l’entreprise, spéculent sur la haute idée que le travailleur se fait de sa tâche. Le travail n’est pas seulement une contribution à la production de biens ou de services pour la société. C’est le lien qui rattache l’homme aux autres hommes. S’attaquer à ce lien, par
le chômage, la précarisation ou l’exploitation outrancière, c’est mettre en danger la vie des hommes. Au cours de ces dernières années, la souffrance au travail – mieux vaudrait dire la souffrance de l’exploitation capitaliste –, qui conduit certains à mettre fin à leurs jours, est sortie
de la sphère privée. L’action des syndicats, des inspecteurs du travail, l’acharnement des avocats spécialisés en droit social ont fait reconnaître non seulement ce phénomène grave et en pleine croissance, mais la responsabilité
des patrons. Le jugement rendu hier par la cour d’appel de Versailles à l’encontre de la direction de Renault doit être salué comme une victoire du droit. En confirmant
la « faute inexcusable » du constructeur automobile dans le suicide d’un ingénieur du Technocentre de Guyancourt en 2006, les magistrats mettent en garde les directions d’entreprise, qui doivent avoir conscience du danger auquel elles exposent leurs salariés.
Ce n’est pas le travail qui fait souffrir, mais sa perversion par un management soumis aux exigences de rentabilité financière immédiate du capital.
Il n’y a donc aucune fatalité à ce que des salariés meurent à l’usine ou au bureau, en renonçant jusqu’à l’action collective, qui est pourtant le seul moyen d’imposer
au patronat le respect du travail… et du travailleur.
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