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07/03/2011

Le communautarisme, ce « gros concept » de classes

Olivier Esteves

Dans le ghetto noir de Chicago, en 1974 (John H. White/Archives nationales/Wikimedia Commons).
« Les valeurs de l'identité nationale sont-elles compatibles avec le communautarisme ? » : ainsi se déclinait une des 200 questions du débat français sur l'identité nationale en 2009.
La routinisation du terme « communautarisme » est devenue telle qu'aucune définition ne semble désormais nécessaire, et qu'en outre on puisse évoquer « le » communautarisme sans pointer une communauté en particulier, même s'il est clair que derrière la critique « du » communautarisme en général ce sont les musulmans qui apparaissent les premiers visés.
D'ailleurs, ce terme est sans doute le seul à faire florès à travers l'échiquier politique français, de l'extrême droite à l'extrême gauche. Cela va jusqu'à inclure des musulmans eux-mêmes, qui s'infligent une forme de violence symbolique par le recours à un mot dont l'usage vise principalement à disqualifier, en la rendant suspecte, tout ou partie de leur communauté.
La logique d'ensemble est ici la même que lorsque des élus syndicaux français déplorent publiquement « le dégraissage » dans certaines entreprises, anticipant « une forte grogne » parmi les employés.

Les logique capitalistes du marché immobilier

On peut essayer d'éclairer ce « gros concept » en effectuant un détour par la Grande-Bretagne et les Etats-Unis. Outre-Manche, une violente critique du « communautarisme » existe également, même si la langue anglaise (cela vaut aussi outre-Atlantique) ne possède pas de mot unique à la puissance d'évocation aussi forte que celui de « communautarisme », notamment car le terme « communauté » (community) qui en constitue la racine est généralement connoté très positivement, malgré son caractère flou.
Historiquement, cette perception d'un communautarisme parmi les minorités visibles précède en réalité la constitution de quartiers estampillés « ethniques », comme le fit remarquer la sociologue Ruth Glass dès 1961. A l'époque, on déplorait que les Caribéens demeurent entre eux, ne se mélangent pas, alors même qu'ils étaient largement éparpillés dans différentes grandes villes, avant que s'affirme la forte concentration ethnique à Brixton (Londres) ou Handsworth (Birmingham).
Cette concentration résidentielle est d'ailleurs au moins autant le signe d'une volonté de demeurer entre immigrés, chez les Pakistanais de Birmingham ou Bradford par exemple, que la résultante concrète des logiques capitalistes d'un marché immobilier où, avec l'arrivée d'immigrés de couleur, des ouvriers blancs prennent peur pour la valeur de leur propriété chèrement acquise, vendent très vite, ce qui fait baisser les prix, donc attire davantage d'immigrés pauvres, et ainsi de suite.

L'Irak, revendication de l'attentat de Londres

Aujourd'hui, de Gordon Brown à David Cameron, on corrèle volontiers extrémisme (et même terrorisme) à ce que l'on voit comme le communautarisme résidentiel des musulmans. Dans la réalité pourtant, les rares données disponibles semblent indiquer que les personnes arrêtées par Scotland Yard sont loin de tous être issus de supposés « ghettos » musulmans.
En fait, pointer « l'auto-ségrégation » des musulmans comme la cause du terrorisme permet surtout d'occulter des choix de politique étrangère désastreux. Comme l'atteste la vidéo postée par Muhamad Sidique Khan, le chef des kamikazes anglais lors des attentats de Londres, c'est l'Irak qui a été la première cause des attaques terroristes. (Voir la vidéo)

C'est également le cas pour des attentats ou tentatives d'attentats commis, depuis 2004, à Madrid, au Caire, Sharm-El-Sheikh, Amsterdam, Chicago, Odense, Glasgow.

La faute au communautarisme… des Blancs

Aux Etats-Unis également, il est de bon ton de pointer le communautarisme des Noirs, qui aiment à rester entre eux, et celui des Latinos, qui s'obstinent à utiliser la langue espagnole.
Eduardo Bonilla-Silva évoque plutôt un communautarisme ethnique et social des Blancs qui serait la cause elle-même d'une perception, chez ces derniers, d'un communautarisme au sein des minorités. Il s'agit selon lui d'une projection classiquement freudienne : ainsi, habitants des beaux quartiers de Londres, New York ou Paris symboles d'un entre-soi de classe liraient dans The Spectator, L'Express ou Newsweek des articles pointant avec angoisse la dérive communautariste de minorités, notamment musulmanes.
Rien de bien original ou de nouveau à travers ce schéma : dans l'étude classique de Norbert Elias sur les structures de l'exclusion sociale, on découvre les antagonismes entre habitants respectables d'un « village », et ceux d'une zone de relégation appelée le « lotissement ». Au détour d'une analyse portant sur la fonction des commérages, on y découvre que le groupe installé frappe d'ostracisme les marginaux du lotissement en les empêchant, à coup de potins dépréciatifs, de prendre leur part à la vie de la communauté. Sans oublier que les « villageois » font ensuite grief aux gens du lotissement de cultiver le repli sur soi.

Qui, à la CIA, connaît les différences entre islam chiite et sunnite ?

On peut de façon simplement démographique retourner l'argument du communautarisme contre les majorités des pays ici considérés : en effet, dans les liens de socialisation quotidiens, au travail, dans la rue, dans les transports en commun, les minorités ethniques quelles qu'elles soient ont, par leur simple statut de minorités, beaucoup plus de chance d'interagir avec des membres de la minorité blanche que l'inverse.
Ainsi, en Angleterre, une vaste étude du Citizenship Survey montre que plus de 50% des Blancs déclarent ne pas avoir d'amis non-Blancs, tandis que 20% des minorités ethniques en moyenne (cela inclut les Pakistanais et Bangladais) déclarent n'avoir que des amis au sein de leur minorité.
A un niveau plus strictement religieux, un musulman pratiquant a davantage de chances d'être familiarisé avec la religion chrétienne que l'inverse. Il y a une raison simplement historique à cela : l'islam est né plusieurs siècles après le christianisme dont il s'inspire.
La conséquence est simple : de nombreux musulmans sont pleinement conscients de tout ce qui les unit avec les chrétiens, si l'on pense à leur connaissance de récits comme celui d'Adam et Eve, de l'Arche de Noé, des Dix commandements, de David et Salomon, etc.
A l'inverse, combien de chrétiens pratiquants ou non ont conscience des préceptes les plus simples de l'islam ? Parmi les directeurs de la CIA, tous passés par les meilleurs campus américains, presque personne ne connaissait les distinctions les plus simples entre islam chiite et islam sunnite ni en 2000, ni en 2005.
De façon plus générale, les opinions publiques occidentales se sont trouvées dans une situation où, avant la révolution iranienne et l'émergence d'un nouvel ennemi international à l'issue de la guerre froide, elles ignoraient tout ou presque de l'islam et où, depuis lors, elle sont abreuvées de termes interprétés de façon strictement monovalente et systématiquement négative, qu'elles pensent peut-être connaître (par simple familiarité phonétique) mais qu'elles ne connaissent pas : imam, madrasa sans oublier bien sûr jihad, fatwa, charia.

Moins racistes, moins sexistes, plus élitistes

En fin de compte, et au-delà de tout débat sérieux touchant au repli sur soi de certains membres des minorités ethniques, l'antienne sur le communautarisme permet d'occulter les référents de classe, à l'instar d'ailleurs du concept de « diversité », introduit aux Etats-Unis dès 1978 et en vogue en France depuis quelques années. Tous deux s'apparentent à des slogans politiques ou des « gros concepts » qui, selon Deleuze, au lieu d'aider à penser les situations empêchent précisément de les penser.
Le « communautarisme » est un spectre hideux et vague, la « diversité » un terme très positif et qui peut rapporter gros à certaines entreprises, pas seulement parce qu'elle euphémise une discrimination raciale et de classe bien réelle.
Walter Benn Michaels avance que les universités américaines sont « moins racistes et sexistes qu'elles ne l'étaient il y a quarante ans et dans le même temps plus élitistes. L'un sert d'alibi à l'autre : quand on demande à ces universités plus d'égalité, elles répondent avec plus de diversité ».
Dans les campus londoniens, cette « diversité » peut être représentée par des étudiants indiens ou chinois fils de grands patrons, qui paient des frais d'inscription dix, vingt, trente fois supérieurs aux autres.
Pareille célébration d'une diversité dont on a quelques exemples en France (Rama Yade fille d'un professeur et diplomate proche de Senghor, Nicolas Sarkozy fils de riches immigrés hongrois) rappelle, indirectement, que si un communautarisme est nocif pour l'ensemble de nos sociétés, alors c'est bien un communautarisme de classe.
Photo : dans le ghetto noir de Chicago, en 1974 (John H. White/Archives nationales/Wikimedia Commons).

http://www.rue89.com/2011/03/05/le-communautarisme-ce-gros-concept-de-classes-193425

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