À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

09/03/2011

Aux dîners du Siècle, l’élite du pouvoir se restaure

François Denord, Paul Lagneau-Ymonet et Sylvain Thine

Publié aux Etats-Unis en 1956, en pleine guerre froide, L’Elite du pouvoir de Charles W. Mills a suscité d’intenses controverses. Ce livre démontrait en effet que le pays censé incarner le pluralisme démocratique était en réalité contrôlé par une étroite minorité d’individus juchés aux postes de commande des plus puissantes institutions de la société moderne (Etat, grandes entreprises, armée, médias, etc.). Le sociologue reconnaissait que « l’élite du pouvoir » se laisse difficilement circonscrire : « Les hommes des sphères supérieures sont impliqués dans un ensemble de “bandes” qui se recoupent et de “cliques” unies entre elles par des liens compliqués (1). » Dans la France contemporaine, les choses sont plus simples : un mercredi par mois, vers 20 heures, l’élite du pouvoir s’attable dans les salons cossus de l’Automobile Club de France pour le dîner du Siècle.
De l’aveu même de l’ancien président de cette association, on y mange plutôt mal (2). Mais qu’importent les mets et les breuvages. De l’avis d’un habitué, M. Jean-Louis Beffa, ancien président de Saint-Gobain devenu conseiller auprès de la banque Lazard, « on va aux dîners du Siècle pour le pouvoir (3) ». Non pas le pouvoir élu, l’autre — quoiqu’un large pont relie les deux : les agapes mensuelles se déroulent place de la Concorde ; l’Assemblée nationale se trouve juste de l’autre côté de la Seine.

Les « importants » autour d’une table

Créé en 1944, Le Siècle n’est ni un groupe de réflexion, ni un club mondain. En favorisant un dialogue réglé entre patrons, journalistes, politiques, hauts fonctionnaires et, dans une moindre mesure, universitaires ou artistes, cette association cherche à produire du consensus plutôt qu’à constituer des antagonismes politiques. Elle réunit des gens « importants » pour ce qu’ils font, plutôt que pour les affinités ou les goûts qu’ils partageraient.
L’initiative de fonder ce cénacle revient à Georges Bérard-Quélin (1917-1990), un journaliste radical-socialiste, éphémère secrétaire de rédaction en 1940 de La France au travail, un journal collaborationniste, avant d’épouser la cause de la Résistance. Homme de réseaux, « BQ », comme on le surnomme, est aussi le patron de la Société générale de presse, une agence dont le fleuron éditorial porte les mêmes initiales que lui : le Bulletin quotidien. Les fondateurs du Siècle et de la Société générale de presse se donnent pour mission de bâtir, grâce à ces deux instruments, « un pont entre des mondes qui s’ignorent trop en France (politiques, hauts fonctionnaires, journalistes, industriels, banquiers) ».
D’un côté, l’association entend faire se rencontrer les puissants et participer à leur renouvellement générationnel, indépendamment des organigrammes industriels et financiers, des hiérarchies administratives ou des honneurs institués. De l’autre, le périodique a pour fonction de fournir à ces mêmes dirigeants un digest de l’actualité économique et politique. C’est sur cette base que le BQ s’impose d’abord comme la gazette coûteuse (en 2011, 25 euros par jour) d’une amicale guindée, avant que son lectorat ne s’élargisse progressivement aux rédactions, administrations et états-majors politiques et patronaux.
Dans l’immédiat après-guerre, de profonds clivages fragmentent la classe dominante : résistants contre collaborateurs ou vichyssois ; patrons — libéraux ou corporatistes — discrédités contre hauts fonctionnaires planificateurs ; partis politiques désunis contre un Parti communiste au plus haut de ses résultats électoraux. Bérard-Quélin et ses associés œuvrent à réconcilier les élites, communistes exceptés. Avec un certain succès. Alors que les premiers gouvernements de la Ve République comptaient 20 % de membres du Siècle dans leurs rangs, cette proportion n’a fait que croître durant les années 1960 et 1970, pour atteindre les 58 % en 1978  (4). Depuis lors, elle oscille entre le tiers et la moitié des ministres (quelle que soit leur orientation politique), avec un pic de 72 % entre 1993 et 1995, sous le gouvernement de M. Edouard Balladur...
A l’occasion de l’hommage rendu au fondateur du Siècle après son décès, son ami Pierre Moussa, un inspecteur des finances reconverti dans la banque (fameux pour avoir tenté de soustraire Paribas à la nationalisation en 1982), se félicitait du chemin parcouru. Le petit cercle des années 1940-1950 a en effet progressivement intégré les principales personnalités politiques françaises (de François Mitterrand, un proche de Bérard-Quélin, à Georges Pompidou en passant par Pierre Mendès France) et a su réunir en un seul réseau grands patrons du public et du privé. « Aujourd’hui, concluait M. Moussa, pas seulement bien sûr grâce au Siècle, mais — je le pense sincèrement — en partie grâce à lui, la situation a changé totalement ; reste à entretenir cette communication entre secteurs d’activité ; reste aussi une tâche permanente, qui est de faire communiquer entre elles les générations successives. »
Le Siècle rassemble désormais environ sept cents membres et invités, soigneusement cooptés par son conseil d’administration, lui-même composé d’une quinzaine de personnes renouvelées pour moitié chaque semestre. La cheville ouvrière de l’organisation s’appelle Etienne Lacour, rédacteur en chef de la Société générale de presse, où il travaille depuis une quarantaine d’années. Il a d’ailleurs remplacé Jacqueline Bérard-Quélin dans l’élaboration des plans de table. Une tâche cruciale dans une organisation où l’on ne fait que dîner : répartir plusieurs centaines de personnes sur des tables de sept ou huit, de telle sorte que tous les secteurs d’activité soient représentés et sans froisser les susceptibilités individuelles, relève de la pure alchimie sociale.
On ne demande d’ailleurs pas à entrer au Siècle : on y est invité, grâce au parrainage de deux membres au moins. Le conseil d’administration ne vote l’admission définitive, à la majorité qualifiée, qu’au terme d’une période probatoire d’un ou deux ans. Dès lors, l’enjeu pour le futur impétrant consiste à se montrer, aux dîners, courtois, informé, intéressé, affable, capable de mots d’esprit et discret — les propos tenus à table ne doivent pas être divulgués.

Unité de genre,
conformité de classe

Etre membre du Siècle témoigne, d’abord, d’une insertion réussie au sein de la classe dominante. Aux côtés des patrons du CAC 40, des responsables des bureaucraties d’Etat et des bobardiers de renom, l’association regorge de personnalités de droite, comme MM. Nicolas Sarkozy, François Fillon, Jean-François Copé, respectivement chef de l’Etat, premier ministre et secrétaire général du parti majoritaire. La gauche parlementaire n’est cependant pas en reste. « J’aime beaucoup le Siècle, dit ainsi Mme Martine Aubry. J’ai cessé d’y aller en 1997 lorsque je suis devenue ministre. C’était très intéressant. Je me retrouvais à des tables avec des gens extrêmement différents (...). L’initiative peut être perçue comme totalement élitiste, mais cela reste un vrai lieu de rencontre. J’y ai beaucoup appris. Car, pour moi, la vraie intelligence, c’est d’essayer de comprendre des gens qui ont une logique différente (5). » L’ancien bras droit de M. Jacques Delors, M. Pascal Lamy, actuel directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), explique sa présence par une forme d’entrisme : « Il est important que les hommes de gauche ne laissent pas les décideurs être en contact seulement avec la droite. » D’autres, comme M. Pierre Moscovici, reconnaissent sans détour que Le Siècle se révèle « un réseau social très influent (6) ».
Plutôt de droite, de centre ou de centre gauche ? En 1995, quelques mois avant le plus important conflit social survenu en France depuis 1968, le conseil d’administration du Siècle faisait figure de boudoir paisible. Mme Aubry y voisinait avec M. Jérôme Monod, grand patron connu pour sa proximité avec MM. Jacques Chirac et Alain Juppé ; Pierre Rosanvallon, l’ancien théoricien de la Confédération française démocratique du travail (CFDT) devenu secrétaire général de la Fondation Saint-Simon, y bavardait avec M. Jean-Claude Casanova, inlassable promoteur du giscardo-barrisme ; Olivier Duhamel, le médiatique professeur de droit public, y côtoyait M. Didier Pineau-Valencienne, le très libéral président-directeur général de Schneider.
Si l’on s’intéresse non plus à l’étiquette politique des membres du Siècle mais à leurs caractéristiques sociales, on saisit alors une image fort différente de celle officiellement promue. Plutôt qu’un « tremplin pour des éléments brillants que la naissance ou le milieu ne prédisposent pas à se constituer un tissu de relations dans les antichambres du pouvoir (7) », l’association fait surtout se rencontrer les sachems des affaires, publiques et privées. On s’y félicite d’avoir repéré Mmes Rachida Dati ou Fadela Amara, ou d’avoir perçu précocement les talents de M. Stéphane Courbit, l’ancien patron d’Endemol France, qui n’a pas fréquenté des écoles aussi prestigieuses que les autres convives. Mais l’unité de genre, l’uniformité d’âge, la monotonie des diplômes scolaires, l’homogénéité des origines et la conformité de classe restent absolument confondantes.
Les membres du Siècle sont très majoritairement des hommes (85 %), âgés de plus de 55 ans (80 %), fils de patrons, de hauts fonctionnaires ou de professionnels libéraux (55 %), diplômés d’un institut d’études politiques (50 %) et, pour nombre d’entre eux, énarques (40 %), quand ils n’ont pas usé les bancs des grandes écoles d’ingénieurs ou de commerce (25 %).
Le Siècle n’est cependant pas un simple lieu de rencontre où chacun de ces happy few ferait un pas pour sortir de son monde et côtoyer ses pairs en pouvoir. De la société de cour au Commissariat général du Plan, « l’élite » a toujours sécrété des instances de coordination. Mais la mise en relation qui s’y effectue n’est jamais réciproque ; elle dépend des rapports de forces entre les différentes fractions de la classe dominante. Quand ils vont au Siècle, certains transgressent plus que d’autres : les rares syndicalistes attablés avec des patrons ; les journalistes banquetant avec les politiciens préférés de leurs employeurs (et refusant d’informer le public de ces rencontres...) ; des hommes et quelques femmes politiques commensaux de leurs adversaires électoraux. En revanche, l’industriel ou le banquier qui bavarde avec un journaliste célèbre, entreprend une figure de la majorité comme de l’opposition, échange avec un syndicaliste, voire devise avec un haut fonctionnaire qui, dans quelques années peut-être, deviendra l’un de ses collaborateurs ne se commet pas. Il ne sacrifie rien. Il a même tout à gagner à la domestication de représentants d’univers sociaux qui se sont constitués historiquement contre les puissances de l’argent (syndicalistes et milieux intellectuels) ou se doivent, si l’on en croit les déclarations de principe, d’en être indépendants (journalistes, hauts fonctionnaires et personnel politique).
Malgré le halo de mystère qui nimbe ses rencontres, Le Siècle n’est pas une assemblée de comploteurs. Rien de crucial ne s’y conclut et les exemples de transactions nouées entre deux coups de fourchette sont si peu nombreux que la presse les répète inlassablement : « On raconte (...) que la révolution de palais suscitée par le transfert de Franz-Olivier Giesbert du Nouvel Obs au Figaro, en septembre 1988, se noua lors d’un dîner du Siècle, en présence de Philippe Villin, alors bras droit du papivore Robert Hersant. On dit encore que l’entrée d’Edouard de Rothschild au capital de Libération s’est jouée place de la Concorde (8). »
Les décisions capitales pour le pays se prennent dans les instances internationales ou communautaires, à l’Assemblée nationale et au Sénat, au conseil des ministres et dans les conseils d’administration. En revanche, elles font suite à des rencontres et à des conversations. Elles impliquent une manière commune de poser les problèmes politiques ou d’appréhender la marche des affaires privées, que Le Siècle facilite, en marge des instances légitimes de décision qui fondent une véritable démocratie économique et sociale.
A l’automne 2010, des entrefilets dans les journaux ont annoncé l’accession de Mme Nicole Notat à la présidence du Siècle, en remplacement de M. Denis Kessler. L’ancienne secrétaire générale de la CFDT, reconvertie dans le conseil auprès de grandes entreprises, succède ainsi à un ancien dirigeant du Mouvement des entreprises de France (Medef), fossoyeur assumé des conquêtes sociales promues par le Conseil national de la Résistance (9). Le croisement de leurs trajectoires met au jour la fonction principale du Siècle : réunir les élites pour qu’elles œuvrent de concert à la reproduction de l’ordre social. Et M. Kessler d’ironiser : « Nicole Notat me succède. Après un patron, une syndicaliste. La preuve d’une certaine ouverture, non (10)  ? »

 (1) Charles W. Mills, L’Elite du pouvoir, Maspero, Paris, 1969, p. 16.
(2) Denis Kessler, « Le Siècle face à ses injustes critiques », Le Monde, 16 décembre 2010.
(3) Cité par Jean-François Polo dans « Les patrons et l’opéra, une relation particulière », Les Echos, Paris, 19-20 novembre 2010.
(4) Jean Bothorel, La République mondaine, essai sur le giscardisme, Grasset, Paris, 1979, p. 54.
(5) Les Echos, 21 mars 2008.
(6) Le Parisien - Aujourd’hui en France, 22 août 2010.
(7) Brochure commandée par le conseil d’administration du Siècle à l’historienne Agnès Chauveau, 31 décembre 2000, p. 14, reprise par Anne Martin-Fugier, « Le Siècle (1944-2004), un exemple de sociabilité des élites », Vingtième Siècle, n° 81, janvier-mars 2004.
(8) Stratégies, 14 avril 2005.
(9) Challenges, 4 octobre 2007.
(10) L’Expansion, 1er décembre 2010.

http://www.monde-diplomatique.fr/2011/02/DENORD/20132

Sem comentários:

Related Posts with Thumbnails