Pierre Gilbert
Les cités sont-elles vraiment des « quartiers de relégation » dont les habitants sont captifs ? Habiter ces quartiers n’a-t-il que des effets négatifs sur l’intégration sociale des individus (voir "Les grands ensembles : nouveaux ghettos français ?" sur metropolitiques.eu) ? Pierre Gilbert rappelle que les enquêtes empiriques existantes sont loin de démontrer la validité de cette représentation véhiculée par l’usage du terme « ghetto ». Pourtant c’est elle qui fonde la réorientation de la politique de la ville depuis une dizaine d’années et le programme de rénovation urbaine qu’elle met en œuvre.
Les Minguettes © P. Gilbert
Y a-t-il ou non des « ghettos » en France ? Cette querelle agite les sciences sociales depuis plus de vingt ans. Ces dernières années, elle marque un tournant : le recours à cette notion devient de plus en plus fréquent dans les champs médiatique, politique et scientifique [1]. Le terme vise à souligner la dimension territoriale de la pauvreté contemporaine : la ségrégation aurait atteint un tel degré que la concentration spatiale des pauvres et des immigrés serait désormais une des causes majeures de leur exclusion sociale. Dans les sciences sociales, cette thèse s’appuie sur deux grands arguments : d’une part, les mécanismes régissant l’accès au logement produiraient une « relégation » spatiale des catégories les plus précaires de la population et de la majeure partie des immigrés ; d’autre part, cet isolement spatial amènerait la population de ces quartiers à développer un mode de vie spécifique, qui, à travers les valeurs qu’il transmet et les ressources qu’il offre, aurait essentiellement des effets néfastes pour l’intégration sociale des habitants de ces quartiers. Sans revenir sur l’ensemble des arguments et des prises de position de cette controverse [2] , on peut toutefois s’interroger sur la représentation des quartiers populaires véhiculée par la figure du ghetto et sur les effets politiques de sa généralisation. Comme on peut s’en apercevoir en discutant des deux mécanismes au cœur de ces analyses (la relégation et les effets de quartier), cette vision de la réalité s’appuie sur des bases empiriques partielles et discutables. Or, le choix des mots pour désigner ces quartiers n’a pas qu’un effet descriptif : il produit en retour des effets réels sur ces territoires, contribuant à l’orientation des politiques publiques les concernant. Cette représentation propose une explication spatiale de la pauvreté et de l’intégration sociale, qui s’est traduite dans la dernière décennie par une réorientation radicale des politiques de la ville avec la rénovation urbaine.
La relégation spatiale, pilier des théories du ghetto, reste pourtant à l’état de postulat et repose sur un raisonnement discutable. La plupart du temps, l’affirmation du caractère captif des habitants de ces quartiers s’appuie simplement sur l’observation de la ségrégation. D’après Marchal et Stébé, sa persistance démontrerait que les cités HLM ne constituent pas des « sas d’adaptation à la société » (2010, p. 44) permettant l’intégration progressive des immigrés, mais des « ghettos » où les habitants sont enfermés. On pourra d’abord objecter que, bien qu’elle ait légèrement augmenté depuis le début des années 1980, la ségrégation sociale et ethnoraciale en France conserve un caractère relativement modéré, sans aucun rapport avec la situation américaine (Wacquant, 2006 ; Préteceille, 2006, 2009). Surtout, l’outil utilisé pour démontrer cette captivité apparaît peu adapté. L’étude de la ségrégation consiste traditionnellement à mesurer la répartition de la population dans l’espace selon le lieu de résidence à un moment donné [4]. Cette approche ne dit rien de la mobilité résidentielle des habitants. Or, un même territoire peut être marqué à la fois par une forte ségrégation et par un turn-over important de ses habitants. Le renouvellement de la population peut alors expliquer le maintien de la pauvreté du quartier, sans que cela empêche les habitants quittant le quartier de connaître des trajectoires sociales ascendantes.
Pour démontrer ou infirmer la thèse de la relégation, il faudrait ainsi analyser les trajectoires résidentielles des habitants. Le chapitre consacré à l’étude approfondie de la mobilité résidentielle entre 1990 et 1999 dans les « zones urbaines sensibles » (ZUS) du rapport de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (Onzus) de 2005 est l’une des rares études à mettre en œuvre une telle approche. Or, ses conclusions sont plutôt surprenantes. De tous les secteurs urbains, c’est dans les ZUS que la mobilité résidentielle est la plus élevée : 61 % des habitants ont déménagé (contre 51 % en moyenne ailleurs), les deux tiers vers des zones résidentielles plus valorisées. Les auteurs concluent que, toutes choses égales par ailleurs, « le fait d’habiter en ZUS ne constitue pas un blocage dans les trajectoires résidentielles : il est possible d’en partir et d’emménager dans d’autres quartiers » (Onzus, 2005, p. 124). Ces départs sont souvent associés à des trajectoires professionnelles et résidentielles ascendantes dans lesquelles le quartier joue un rôle de tremplin. Loin de l’image de l’enfermement dans des ghettos, ces résultats suggèrent que, pour une part importante de la population, le fonctionnement des cités se rapproche de celui des quartiers de transition, sur le modèle, fondé par l’école de Chicago, des quartiers de première installation jouant un rôle transitoire dans le processus d’intégration des immigrés.
Ce rapport apporte également de sérieuses nuances à l’idée selon laquelle habiter une cité résulte uniquement de contraintes résidentielles objectives et est toujours vécu subjectivement comme une déchéance. Dans la majorité des cas, l’arrivée en ZUS correspond au contraire à une amélioration des conditions de logement (en confort ou en superficie), en particulier pour les ménages quittant le parc privé (p. 125). Malgré la dégradation de l’image de ces quartiers, on trouve là une certaine continuité avec le rôle de promotion résidentielle qu’ont pu jouer les grands ensembles dans les années 1960 et 1970 pour les ménages issus des bidonvilles et des quartiers insalubres. Est ainsi battue en brèche l’idée selon laquelle l’arrivée en cité HLM correspond nécessairement à une forme de déclassement résidentiel et social. Par ailleurs, malgré les contraintes auxquelles ils font face, les habitants disposent toujours de marges de manœuvre sur le marché du logement, l’arrivée dans un domicile ne se présentant jamais, y compris pour les plus démunis, comme le seul résultat de contraintes mais toujours comme le fruit d’ajustements complexes entre une série de contraintes et la réalisation de choix (Authier et al., 2010). Ces arbitrages peuvent nourrir un certain attachement au quartier. Enfin, si l’arrivée en ZUS ne se présente pas uniquement comme le résultat d’une contrainte, c’est que certains peuvent tout simplement souhaiter y habiter. La recherche de l’entre-soi n’est pas seulement le fait des classes supérieures et la propension à habiter dans un environnement familier, à proximité des réseaux amicaux et familiaux, est depuis longtemps établie comme une caractéristique des catégories populaires (Bozon, 1984 ; Hoggart, 1970 ; Bacqué et Sintomer, 2002 ; Bonvalet, 2003).
L’analyse des trajectoires résidentielles amène ainsi à formuler de sérieuses réserves sur la thèse de la relégation spatiale. C’est pourtant sur ce présupposé de l’enfermement d’une population déshéritée dans ces territoires que repose le second versant des analyses du ghetto : l’existence de quartiers pauvres aurait des effets essentiellement négatifs.
Cette manière de décrire les modes de vie dans les cités s’inscrit dans le prolongement de travaux publiés au début des années 2000, dans lesquels le terme « ghetto » sert à désigner les conséquences néfastes de la ségrégation spatiale sur la santé, la réussite scolaire ou l’insertion professionnelle (Maurin, 2004 ; Fitousssi, Laurent, Maurice, 2004). Ces approches s’inspirent directement des travaux américains sur les « effets de quartier », qui « appréhendent […] le quartier (pauvre) et ses effets sous le seul registre du handicap » (Authier, 2006, p. 208) et reposent sur deux principaux arguments : des réseaux de sociabilité handicapants (un capital social négatif) et une sous-culture faisant obstacle à l’intégration sociale. Or, comme le rappellent Marie-Hélène Bacqué et Sylvie Fol (2006), les recherches menées outre-atlantique ne permettent pas de conclure à un effet négatif du capital social des habitants de l’inner city sur leur insertion professionnelle. La conception négative des effets de quartier occulte ainsi les nombreuses ressources que l’ancrage local peut offrir aux milieux populaires (Retière, 1994 ; Renahy, 2005).
Le second argument des « effets de quartier » (la sous-culture) n’est pas moins problématique. Il repose sur l’idée que les difficultés d’intégration de la population, notamment des jeunes, seraient liées à l’absence dans le voisinage de modèle positif de réussite sociale auquel s’identifier et à l’existence de normes locales à contre-courant de celles permettant l’insertion sociale (role model). Bien que les recherches peinent à établir de façon empirique l’existence d’un tel mécanisme (Kleinhans, 2004 ; Bacqué et Fol, 2006 ; Kirzsbaum, 2008), il est néanmoins présent en toile de fond dans les travaux français : les descriptions du ghetto ne sont finalement pas très éloignées de la thèse d’une sous-culture alternative amenant les habitants à reproduire leur propre exclusion sociale. Alors que de nombreuses dimensions de la vie sociale de ces quartiers sont ignorées, les formes culturelles retenues par ces analyses apparaissent ainsi exclusivement comme des propriétés négatives, contraires aux valeurs républicaines (violence, économie souterraine, culture de rue, sexisme...). Cette vision de l’ordre social des cités contient au final de fortes tendances misérabilistes : les habitants y sont définis soit par leurs manques, soit par des dispositions faisant obstacle à leur intégration sociale.
S’il est encore tôt pour mesurer pleinement les effets de la rénovation urbaine, les premières enquêtes indiquent, là encore à l’encontre de la thèse de la « captivité », que la très grande majorité des habitants touchés par les démolitions est marquée par une « aspiration à rester » sur place (Lelévrier, 2010). Ces premiers résultats soulignent les risques de fragilisation des ménages qui se voient contraints de quitter ces quartiers, mais aussi de ceux qui y restent – le renouvellement de la population pouvant déstabiliser les ressources liées à l’insertion dans des réseaux sociaux ancrés dans le quartier. Ce sont donc les ressources de la proximité, si importantes pour les milieux populaires, que la rénovation urbaine tend à déstabiliser.
Avec l’objectif louable d’alerter sur les difficultés de cette population, la notion de ghetto tend à se banaliser. Les arguments sur lesquels elle repose (la relégation et les « effets de quartier ») paraissent pourtant fragiles. Au lieu de souligner la forte mobilité des habitants et l’ambivalence des effets des cités HLM sur leur trajectoire sociale, la notion de ghetto offre un point de vue statique et essentiellement négatif. La représentation qui en résulte tend au final à renforcer la vision déjà fort répandue de ces quartiers comme des univers sociaux séparés où se développeraient des modes de vie présentant un danger pour le corps social [8]. Plutôt que de renforcer cette représentation et risquer d’accentuer la stigmatisation de ces territoires, il nous semble que la tâche des sciences sociales est au contraire de mettre au jour les dimensions moins visibles de la réalité de ces quartiers. Pour cela, plusieurs outils épistémologiques sont à disposition. La recherche d’un certain équilibre dans la manière d’aborder ces territoires constitue un premier pas : elle amène à se détacher d’une approche centrée sur les phénomènes et les populations les plus visibles (les jeunes hommes occupant les espaces extérieurs ou impliqués dans la délinquance) et à s’interroger autant sur les contraintes que sur les ressources attachées au fait d’habiter dans ces quartiers. C’est déjà le cas de nombreux travaux, notamment ethnographiques, qui décrivent souvent l’intensité des relations sociales locales et l’ambivalence des rapports au quartier des habitants. Le développement récent d’un ensemble de recherches mobilisant le concept de « capital d’autochtonie » poursuit cette voie de façon très convaincante [9]. Mais, on l’a vu, le problème découle en grande partie du caractère statique des enquêtes sur les cités. Parallèlement, il faudrait donc encourager la mise en place de recherches étudiant de façon dynamique les trajectoires sociales et résidentielles des personnes ayant habité à un moment dans ces quartiers. C’est l’une des conditions pour rompre avec le mythe du ghetto.
« Quartiers de relégation » : des habitants « captifs » ?
Premier argument des théories du ghetto, la thèse de la relégation repose sur le constat de la concentration d’immigrés et de membres des classes populaires dans des territoires cumulant une série d’indicateurs négatifs (chômage, échec scolaire, etc.) [3]. En référence à la ségrégation des Afro-américains aux États-Unis, le terme « ghetto » souligne le caractère subi de la situation résidentielle de ces habitants disposant de faibles ressources sur le marché du logement.La relégation spatiale, pilier des théories du ghetto, reste pourtant à l’état de postulat et repose sur un raisonnement discutable. La plupart du temps, l’affirmation du caractère captif des habitants de ces quartiers s’appuie simplement sur l’observation de la ségrégation. D’après Marchal et Stébé, sa persistance démontrerait que les cités HLM ne constituent pas des « sas d’adaptation à la société » (2010, p. 44) permettant l’intégration progressive des immigrés, mais des « ghettos » où les habitants sont enfermés. On pourra d’abord objecter que, bien qu’elle ait légèrement augmenté depuis le début des années 1980, la ségrégation sociale et ethnoraciale en France conserve un caractère relativement modéré, sans aucun rapport avec la situation américaine (Wacquant, 2006 ; Préteceille, 2006, 2009). Surtout, l’outil utilisé pour démontrer cette captivité apparaît peu adapté. L’étude de la ségrégation consiste traditionnellement à mesurer la répartition de la population dans l’espace selon le lieu de résidence à un moment donné [4]. Cette approche ne dit rien de la mobilité résidentielle des habitants. Or, un même territoire peut être marqué à la fois par une forte ségrégation et par un turn-over important de ses habitants. Le renouvellement de la population peut alors expliquer le maintien de la pauvreté du quartier, sans que cela empêche les habitants quittant le quartier de connaître des trajectoires sociales ascendantes.
Pour démontrer ou infirmer la thèse de la relégation, il faudrait ainsi analyser les trajectoires résidentielles des habitants. Le chapitre consacré à l’étude approfondie de la mobilité résidentielle entre 1990 et 1999 dans les « zones urbaines sensibles » (ZUS) du rapport de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles (Onzus) de 2005 est l’une des rares études à mettre en œuvre une telle approche. Or, ses conclusions sont plutôt surprenantes. De tous les secteurs urbains, c’est dans les ZUS que la mobilité résidentielle est la plus élevée : 61 % des habitants ont déménagé (contre 51 % en moyenne ailleurs), les deux tiers vers des zones résidentielles plus valorisées. Les auteurs concluent que, toutes choses égales par ailleurs, « le fait d’habiter en ZUS ne constitue pas un blocage dans les trajectoires résidentielles : il est possible d’en partir et d’emménager dans d’autres quartiers » (Onzus, 2005, p. 124). Ces départs sont souvent associés à des trajectoires professionnelles et résidentielles ascendantes dans lesquelles le quartier joue un rôle de tremplin. Loin de l’image de l’enfermement dans des ghettos, ces résultats suggèrent que, pour une part importante de la population, le fonctionnement des cités se rapproche de celui des quartiers de transition, sur le modèle, fondé par l’école de Chicago, des quartiers de première installation jouant un rôle transitoire dans le processus d’intégration des immigrés.
Ce rapport apporte également de sérieuses nuances à l’idée selon laquelle habiter une cité résulte uniquement de contraintes résidentielles objectives et est toujours vécu subjectivement comme une déchéance. Dans la majorité des cas, l’arrivée en ZUS correspond au contraire à une amélioration des conditions de logement (en confort ou en superficie), en particulier pour les ménages quittant le parc privé (p. 125). Malgré la dégradation de l’image de ces quartiers, on trouve là une certaine continuité avec le rôle de promotion résidentielle qu’ont pu jouer les grands ensembles dans les années 1960 et 1970 pour les ménages issus des bidonvilles et des quartiers insalubres. Est ainsi battue en brèche l’idée selon laquelle l’arrivée en cité HLM correspond nécessairement à une forme de déclassement résidentiel et social. Par ailleurs, malgré les contraintes auxquelles ils font face, les habitants disposent toujours de marges de manœuvre sur le marché du logement, l’arrivée dans un domicile ne se présentant jamais, y compris pour les plus démunis, comme le seul résultat de contraintes mais toujours comme le fruit d’ajustements complexes entre une série de contraintes et la réalisation de choix (Authier et al., 2010). Ces arbitrages peuvent nourrir un certain attachement au quartier. Enfin, si l’arrivée en ZUS ne se présente pas uniquement comme le résultat d’une contrainte, c’est que certains peuvent tout simplement souhaiter y habiter. La recherche de l’entre-soi n’est pas seulement le fait des classes supérieures et la propension à habiter dans un environnement familier, à proximité des réseaux amicaux et familiaux, est depuis longtemps établie comme une caractéristique des catégories populaires (Bozon, 1984 ; Hoggart, 1970 ; Bacqué et Sintomer, 2002 ; Bonvalet, 2003).
L’analyse des trajectoires résidentielles amène ainsi à formuler de sérieuses réserves sur la thèse de la relégation spatiale. C’est pourtant sur ce présupposé de l’enfermement d’une population déshéritée dans ces territoires que repose le second versant des analyses du ghetto : l’existence de quartiers pauvres aurait des effets essentiellement négatifs.
Des « effets de quartier » uniquement négatifs ?
Les analyses du ghetto procèdent souvent en généralisant des observations faites sur une minorité de la population (les jeunes hommes impliqués dans l’économie souterraine ou dans la « culture de rue ») [5]. Elles décrivent alors un univers où les relations sociales de l’ensemble des habitants sont organisées et dominées par la violence et l’économie souterraine. Fruits d’enquêtes minutieuses, ces descriptions éclairent une partie de la vie sociale de ces quartiers. Elles sont pourtant loin de suffire à l’épuiser. Par exemple, lorsque Lapeyronnie (2008) décrit le « contre-monde » des cités HLM, conséquence du processus structurel de relégation, il le définit essentiellement comme un « ordre social » régi par la culture de rue, la violence endémique, l’économie souterraine et une forme radicale de domination masculine. Ce faisant, c’est à partir d’observations établies sur une minorité qu’il analyse les relations sociales de l’ensemble des habitants. Or, s’il ne s’agit pas de nier l’existence de ces phénomènes et les effets qu’ils peuvent avoir sur la vie du quartier, considérer que la vie de l’ensemble des habitants de cités est structurée par ce qui se passe dans les cages d’escalier est tout autant problématique. Les recherches qui se focalisent sur d’autres espaces ou d’autres types de relations – le logement, les associations, l’école, etc. – offrent un tout autre regard sur la vie sociale des cités (Beaud, 2002 ; Faure, Thin, 2007 ; Schwartz, 1990). En proposant un point de vue finalement très sombre sur ces quartiers, les analyses du ghetto laissent ainsi dans l’ombre les nombreuses ressources positives et les formes plus ordinaires d’existence qui peuvent s’y déployer. Or, si elles sont moins dérangeantes ou moins visibles que les pratiques juvéniles délinquantes, les pratiques sportives, culturelles ou cultuelles de ces habitants, les sociabilités locales, les relations de famille ou les formes d’échange et de solidarité méritent-elles pour autant d’être moins étudiées ? Parce qu’il a pour vocation de dénoncer l’enfermement des habitants dans ces quartiers, tout se passe comme si le recours au terme ghetto ne pouvait déboucher que sur une description négative des formes de vie sociale locale qui s’y déroulent.Cette manière de décrire les modes de vie dans les cités s’inscrit dans le prolongement de travaux publiés au début des années 2000, dans lesquels le terme « ghetto » sert à désigner les conséquences néfastes de la ségrégation spatiale sur la santé, la réussite scolaire ou l’insertion professionnelle (Maurin, 2004 ; Fitousssi, Laurent, Maurice, 2004). Ces approches s’inspirent directement des travaux américains sur les « effets de quartier », qui « appréhendent […] le quartier (pauvre) et ses effets sous le seul registre du handicap » (Authier, 2006, p. 208) et reposent sur deux principaux arguments : des réseaux de sociabilité handicapants (un capital social négatif) et une sous-culture faisant obstacle à l’intégration sociale. Or, comme le rappellent Marie-Hélène Bacqué et Sylvie Fol (2006), les recherches menées outre-atlantique ne permettent pas de conclure à un effet négatif du capital social des habitants de l’inner city sur leur insertion professionnelle. La conception négative des effets de quartier occulte ainsi les nombreuses ressources que l’ancrage local peut offrir aux milieux populaires (Retière, 1994 ; Renahy, 2005).
Le second argument des « effets de quartier » (la sous-culture) n’est pas moins problématique. Il repose sur l’idée que les difficultés d’intégration de la population, notamment des jeunes, seraient liées à l’absence dans le voisinage de modèle positif de réussite sociale auquel s’identifier et à l’existence de normes locales à contre-courant de celles permettant l’insertion sociale (role model). Bien que les recherches peinent à établir de façon empirique l’existence d’un tel mécanisme (Kleinhans, 2004 ; Bacqué et Fol, 2006 ; Kirzsbaum, 2008), il est néanmoins présent en toile de fond dans les travaux français : les descriptions du ghetto ne sont finalement pas très éloignées de la thèse d’une sous-culture alternative amenant les habitants à reproduire leur propre exclusion sociale. Alors que de nombreuses dimensions de la vie sociale de ces quartiers sont ignorées, les formes culturelles retenues par ces analyses apparaissent ainsi exclusivement comme des propriétés négatives, contraires aux valeurs républicaines (violence, économie souterraine, culture de rue, sexisme...). Cette vision de l’ordre social des cités contient au final de fortes tendances misérabilistes : les habitants y sont définis soit par leurs manques, soit par des dispositions faisant obstacle à leur intégration sociale.
Les effets politiques de la représentation du « ghetto »
L’image du ghetto s’est imposée dès les années 1990 dans le champ politique. Elle s’inscrit dans la tendance à la « spatialisation des problèmes sociaux » (Poupeau et Tissot, 2005), qui a conduit à préférer aux politiques sociales et économiques menées jusque-là des politiques agissant sur les territoires et leur peuplement, notamment autour de l’objectif de mixité sociale [6]. Or, comme on l’a vu, la pauvreté persistante des territoires ne signifie pas forcément le maintien de la pauvreté des habitants. Inversement, leur mixité ne se traduit pas mécaniquement par la mobilité ascendante des habitants pauvres. La rénovation urbaine, dont le principe avait été défini par le gouvernement Jospin à la fin des années 1990 et qui est devenue le levier principal des politiques de la ville depuis la loi Borloo de 2003, résulte ainsi directement de la représentation véhiculée par l’image du ghetto [7]. Ce tournant repose sur un constat d’échec des politiques de la ville telles qu’elles avaient été menées jusque-là. Or, comme on l’a vu, ce constat est fort discutable : fondé sur des indicateurs décrivant uniquement de façon statique la situation des habitants de ces territoires, il ne prend pas en compte le grand nombre de ménages qui ont habité pendant un temps dans ces quartiers et qui, avant d’en partir, ont pu y bénéficier des politiques de développement social local.S’il est encore tôt pour mesurer pleinement les effets de la rénovation urbaine, les premières enquêtes indiquent, là encore à l’encontre de la thèse de la « captivité », que la très grande majorité des habitants touchés par les démolitions est marquée par une « aspiration à rester » sur place (Lelévrier, 2010). Ces premiers résultats soulignent les risques de fragilisation des ménages qui se voient contraints de quitter ces quartiers, mais aussi de ceux qui y restent – le renouvellement de la population pouvant déstabiliser les ressources liées à l’insertion dans des réseaux sociaux ancrés dans le quartier. Ce sont donc les ressources de la proximité, si importantes pour les milieux populaires, que la rénovation urbaine tend à déstabiliser.
Avec l’objectif louable d’alerter sur les difficultés de cette population, la notion de ghetto tend à se banaliser. Les arguments sur lesquels elle repose (la relégation et les « effets de quartier ») paraissent pourtant fragiles. Au lieu de souligner la forte mobilité des habitants et l’ambivalence des effets des cités HLM sur leur trajectoire sociale, la notion de ghetto offre un point de vue statique et essentiellement négatif. La représentation qui en résulte tend au final à renforcer la vision déjà fort répandue de ces quartiers comme des univers sociaux séparés où se développeraient des modes de vie présentant un danger pour le corps social [8]. Plutôt que de renforcer cette représentation et risquer d’accentuer la stigmatisation de ces territoires, il nous semble que la tâche des sciences sociales est au contraire de mettre au jour les dimensions moins visibles de la réalité de ces quartiers. Pour cela, plusieurs outils épistémologiques sont à disposition. La recherche d’un certain équilibre dans la manière d’aborder ces territoires constitue un premier pas : elle amène à se détacher d’une approche centrée sur les phénomènes et les populations les plus visibles (les jeunes hommes occupant les espaces extérieurs ou impliqués dans la délinquance) et à s’interroger autant sur les contraintes que sur les ressources attachées au fait d’habiter dans ces quartiers. C’est déjà le cas de nombreux travaux, notamment ethnographiques, qui décrivent souvent l’intensité des relations sociales locales et l’ambivalence des rapports au quartier des habitants. Le développement récent d’un ensemble de recherches mobilisant le concept de « capital d’autochtonie » poursuit cette voie de façon très convaincante [9]. Mais, on l’a vu, le problème découle en grande partie du caractère statique des enquêtes sur les cités. Parallèlement, il faudrait donc encourager la mise en place de recherches étudiant de façon dynamique les trajectoires sociales et résidentielles des personnes ayant habité à un moment dans ces quartiers. C’est l’une des conditions pour rompre avec le mythe du ghetto.
En savoir plus
Authier, Jean-Yves. 2006. « La question des « effets de quartier » en France. Variations contextuelles et processus de socialisation », in Authier, Bacqué, Guérin-Pace (dir.), Le quartier. Enjeux scientifiques, action politique et pratiques sociales, Paris : La Découverte, p. 206-216.
Authier, Jean-Yves, Bonvalet, Catherine, Levy, Jean-Pierre (dir.). 2010. Élire domicile. La construction sociale des choix résidentiels, Lyon : Presses universitaires de Lyon.
Beaud, Stéphane. 2002. 80 % au bac... et après ? Les enfants de la démocratisation scolaire, Paris : La Découverte.
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Notes
[1] Pour les sciences sociales, voir Maurin (2004), Lapeyronnie (2008), Marchal et Stébé (2010) ou encore Boucher (2010), mais également Wacquant (2006) dans le rôle de contradicteur. Hors champ scientifique, citons deux exemples récents : Bronner (2010) pour les médias ou Gerin (2007) pour le champ politique.
[2] Outre les ouvrages de Lapeyronnie (2008) et Wacquant (2006) qui expriment les deux options (présentées également par Kokoreff, 2009), nous renvoyons le lecteur à l’excellente synthèse de ces débats dans la note de veille du Centre d’analyse stratégique (Boisson, 2010).
[3] Voir par exemple les rapports annuels de l’Observatoire national des zones urbaines sensibles.
[4] Cette approche statique de la ségrégation est dominante en France depuis l’importation par Maurice Halbwachs des travaux de l’école de Chicago (Bacqué et Levy, 2009).
[5] Cette focalisation repose d’abord sur le choix des enquêtés : cette catégorie de population (et ses rapports avec la police) constitue l’objet unique du livre de Manuel Boucher (2010) et elle est surreprésentée dans la population enquêtée par Didier Lapeyronnie (2008), tout comme dans l’enquête de Luc Bronner (Mohammed, Mucchielli, 2010). Elle tient aussi à un raisonnement qui consiste à étendre à l’ensemble de la population les observations réalisées sur sa partie la plus « visible » (les adolescents occupants les espaces extérieurs) : la « culture de rue », la violence et l’économie souterraine régiraient ainsi non seulement la vie de ces jeunes, mais aussi celles de tous les habitants.
[6] Sur la mixité sociale, voir Éric Charmes : « Pour une approche critique de la mixité sociale. Redistribuer les populations ou les ressources ? » (http://www.laviedesidees.fr/Pour-une-approche-critique-de-la.html).
[7] Aux États-Unis, ce diagnostic a donné lieu à une politique massive de rénovation urbaine ainsi qu’à une politique de promotion de la mobilité résidentielle des pauvres. Les évaluations menées depuis concluent à des effets très mesurés des politiques favorisant la mobilité (Fol, 2009).
[8] En particulier, l’insistance dans les travaux sur le « ghetto » sur le poids de la violence et de l’économie souterraine dans l’organisation sociale de ces quartiers offre peu de support pour se détacher de la représentation courante de ces quartiers comme des « zones de non-droit ». La proximité avec le sens commun est d’ailleurs explicitement assumée par Marchal et Stébé : opposés au principe de la rupture épistémologique (qu’ils qualifient de « philosophie du « non » »), ils défendent une approche consistant à reprendre les notions du sens commun, à « se nourrir de schémas de perception largement partagés par le plus grand nombre pour les affiner conceptuellement et les travailler sociologiquement » (2010, p.1).
[9] Voir notamment Retière (2003), Renahy (2005) et le prochain numéro de la revue Regards sociologiques (à paraître en janvier 2011).
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