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19/02/2011

"Les quartiers populaires sont perçus et traités comme une menace"

GRAND ENTRETIEN avec Renaud Epstein, politologue

Le comité interministériel des villes s'est tenu vendredi 18 février en la présence de François Fillon et de Maurice Leroy. Un comité que Fadela Amara n'avait guère réussi à mettre en place. Alors quoi de nouveau pour les quartiers populaires ? A entendre le premier ministre et le ministre de la Ville, pas grand chose ! Les différents programmes lancés par le plan Espoir Banlieue (internats d'excellence, contrat d'autonomie, cordées de la réussite) se poursuivent, sans régler les questions d'inégalités croissantes entre les territoires.
Pour faire un point sur les politiques de la ville et établir un bilan de celle engagée par le gouvernement, nous avons interrogé Renaud Epstein, professeur de sciences politiques à l'université de Nantes. Spécialiste des politiques urbaines, il a rendu en octobre 2010, une étude sur l'évaluation des aides aux quartiers défavorisés (1). Il dresse un bilan très mitigé de la rénovation urbaine, pointe les effets contre-productifs de la loi Borloo et dénonce une gestion néoconsérvatrice des quartiers. Entretien.
 
Dans son rapport 2010, l’Observatoire de zones urbaines sensibles (ONZUS) montre une fois encore un accroissement des inégalités. Etes-vous surpris ?
Renaud Epstein. Non. Je ne vois pas ce qui aurait pu inverser une dynamique qui conduit les observateurs et les acteurs de la politique de la ville à faire régulièrement le constat de son échec. Seul le programme national de rénovation urbaine (PNRU) semble échapper à la critique, les élus de tous bords mettant systématiquement en avant les changements visibles qu’il produit. Certes, quand on remplace des tours et des barres dégradées par des petits immeubles neufs, c’est visible. Dans bien des cas, ces opérations de démolition-reconstruction sont nécessaires. Il y a des quartiers qui ont été mal conçus, mal entretenus, sur lesquels aucun investissement d’importance n’a été fait depuis vingt ou trente ans. Si on avait investi en continu dans ces quartiers comme on le fait dans les centres-villes, on n’en serait pas là. Mais les changements, s’ils sont visibles, ne résolvent pas les problèmes sociaux. Il est donc paradoxal de célébrer la rénovation urbaine, qui mobilise une bonne part des moyens de la politique de la ville depuis 2003 : si la politique de la ville est en échec, la rénovation urbaine est aussi en cause. Pourtant, de tous les programmes dirigés vers les quartiers populaires, c’est le plus couteux qui parait résister à toute mise en débat.
 
 Sept ans après le lancement du chantier de la rénovation urbaine, il semble donc possible d’établir un bilan de l’Anru…
 
Renaud Epstein. La loi Borloo prévoyait que le PNRU s’achève en 2008. On est en 2011, il n’est pas absurde de faire un premier bilan. D’autant plus qu’au moment de l’examen de sa loi en 2003, Borloo a justifié la remise à plat de toute la politique de la ville sous l’angle de la simplification administrative et de l’accélération des procédures. Force est de constater qu’en la matière, cette grande réforme néo-managériale n’a pas produit le surcroit de « performance » attendu. Cela me parait important à souligner dans une période d’accumulation des réformes de l’Etat et des services publics, systématiquement défendues sur le registre de la simplification et de la performance.
Il est d’autant plus légitime d’amorcer un bilan que la loi Borloo avait fixé un objectif précis : réduire les inégalités entre 750 Zones urbaines sensibles et le reste du territoire. Jusqu’alors les objectifs de la politique de la ville étaient définis localement. Les maires et leurs partenaires pouvaient définir d’autres objectifs. Par exemple, certains mettaient l’accent sur le renforcement ou la transformation des services publics dans les quartiers populaires. Depuis 2003, il s’agit de normaliser ces quartiers en s’appuyant sur la démolition-reconstruction, avec l’idée que la transformation de l’habitat entrainera celle de la population. Le développement social a été laissé de côté dans la loi Borloo, qui a rabattu la politique de la ville sur la rénovation urbaine et l’exemption fiscale, avec les zones franches urbaines qui ont été prolongées alors même que leur efficience est très limitée.
 
Comment a été réparti le budget dévolu au plan Borloo ?
 
Renaud Epstein. En 2009, l’ensemble des crédits dédiés à la politique de la ville s’élevaient à 3,7 milliards d’euros, soit 0,96 % des crédits de paiement du budget de l’Etat. Sur ces 3,7 milliards, 38 % vont à la dotation de solidarité urbaine (DSU) ; 27% à l’Anru ; 19% à diverses exonérations fiscales, et moins de 17% au reste. Autrement dit, moins d’un cinquième des crédits de la politique de la ville vont à son volet social. Les bénéficiaires directs de la politique de la ville sont d’abord les collectivités, les bailleurs sociaux et les entreprises, bien plus que les habitants des quartiers.
 
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Quels sont les enjeux de la politique de la ville ?
 
Renaud Epstein. Plusieurs lectures des enjeux coexistent dans cette politique depuis sa naissance. Aujourd’hui l’approche dominante est jacobine, centralisatrice et normalisatrice. Les quartiers sont considérés comme des lieux de concentration de handicaps. Dans cette perspective, l’enjeu est de réduire les écarts statistiques résultant de la concentration spatiale des pauvres et des minorités visibles. Pour cela, la politique de la ville peut jouer sur les stocks ou sur les flux. Soit on prend les pauvres là où ils habitent et on met plus de moyens, notamment dans les services publics, dans une logique de discrimination positive. Soit on fait partir des habitants de ces quartiers pauvres et colorés, pour y faire venir des moins pauvres, si possible –mais cela reste implicite– moins colorés. C’est l’option qui a été retenue dans la loi Borloo, en rupture avec ce qui se faisait jusque là : l’Etat n’imposait pas de solution toute faite, renvoyant aux acteurs locaux la charge de définir les contours du problème. Logiquement, les réponses apportées variaient en fonction des villes. Car les enjeux ne sont pas les mêmes dans une grande agglomération de province, une petite ville isolée ou une commune de banlieue parisienne. Et les ressources financières et techniques disponibles pour agir non plus.
 
Les quartiers ont-ils déjà été considérés positivement par les politiques ?
 
Renaud Epstein. Aux débuts de la politique de la ville, dans les années 80, les quartiers n’étaient pas seulement perçus sous l’angle du handicap, mais aussi des ressources. Il s’agissait alors de prendre appui sur les solidarités, les initiatives et les compétences qui existaient dans les quartiers, de les soutenir pour amorcer une dynamique de développement endogène. La politique de la ville finançait toutes sortes d’initiatives individuelles et associatives, sans exiger des porteurs de projets qu’ils fassent la preuve de leur performance. On soutenait alors les associations au moins autant pour ce qu’elles étaient –des collectifs d’habitants mobilisés pour agir– que pour ce qu’elles faisaient. Au début des années 1990, une toute autre approche s’est imposée, correspondant à une autre lecture des quartiers : ceux-ci étaient considérés comme les symptômes de problèmes plus globaux, dont les causes se trouvent dans le fonctionnement des villes, des services publics, des entreprises... La politique de la ville se fixait alors pour objectif de transformer, par des expérimentations, un système producteur d’exclusion.
Depuis 2007, on voit monter en puissance une nouvelle lecture, qu’on peut qualifier de néoconservatrice : les quartiers populaires ne sont plus considérés sous l’angle du symptôme, de la ressource ou du handicap, mais de la menace. Ces quartiers seraient des zones de non-droit, sous la coupe de dealers, de caïds et de barbus qui menaceraient la République. On en revient alors à une logique de maintien de l’ordre public et de l’ordre social, fondée sur l’exfiltration des méritants et la punition des autres. Ce basculement est clair dans les discours de Sarkozy et Amara sur la racaille, l’islam radical ou la polygamie, qui contribuent au renforcement des discriminations quotidiennes dont souffrent particulièrement les hommes des quartiers, qui sont perçus aux travers de ces stéréotypes stigmatisants. Les chiffres de l’ONZUS en témoignent : le chômage des jeunes hommes résidant en ZUS explose depuis 2007. On est en train de produire énormément de ressentiment et de rage dans les quartiers.
 
Chaque secrétaire d’Etat à la ville vise la coopération entre ministères pour améliorer le sort des quartiers populaires. Pourquoi ça ne fonctionne pas ?
 
Renaud Epstein. Les enjeux de la politique de la ville sont à la fois urbains, sociaux, économiques, scolaires... Personne n’a la baguette magique pour résoudre ces problèmes dans leur ensemble. C’est pourquoi la politique de la ville cherche, depuis ses origines, à agir conjointement sur différents leviers. Mais sans soutien du sommet de l’exécutif, la capacité d’un ministre de la Ville à mobiliser les autres ministères est très réduite. L’existence de la politique de la ville a même pu inciter au désengagement de certains ministères. D’autant plus que depuis 2001, avec la LOLF (loi relative aux lois de finances), le budget de l’Etat est structuré en programmes, déclinés en objectifs chiffrés. Cette logique néo-managériale bouleverse l’action publique et rend plus difficile une approche transversale des problèmes.
 
Les politiques convoquent souvent la mixité sociale comme outil pour régler les problèmes des quartiers populaires. Mais, au fond, qu’est-ce que la mixité ?
 
Renaud Epstein. La notion de mixité sociale est d’autant plus consensuelle qu’elle est floue. Comment définir la mixité ? Quelle est la bonne échelle pour la mesurer? A l’échelle de la ville, du quartier, de l’immeuble, de la cage d’escalier ? Il y a aussi un problème de catégories descriptives : doit-elle s’apprécier en termes générationnels, de classes sociales, d’origines, de revenus... Et à partir de quel niveau de présence d’ouvriers ou de minorités visibles estime-t-on qu’un territoire n’est plus mixte ? Plutôt que de répondre à ces questions, les responsables politiques se sont contentés d’arrêter un objectif de 20% de logements sociaux dans chaque commune. Or il ne suffit pas de construire des HLM dans une commune pour que des catégories populaires y accèdent. Par ailleurs, comme le rappellent régulièrement les spécialistes de la ségrégation, les quartiers les plus homogènes sur le plan social, ce sont les quartiers riches. Ce n’est pourtant pas à leur propos que l’on déplore l’absence de mixité, mais au sujet des quartiers de grands ensembles alors même que leur population est bien plus diversifiée. S’ils sont effectivement spécialisés, c’est surtout sur le plan ethno-racial. Finalement, c’est Brice Hortefeux qui a le mieux rendu compte de l’idée sous-jacente à l’objectif de mixité sociale : « Quand il y en a un, ça va, c’est quand il y en a beaucoup qu’il y a des problèmes ». Autrement dit, ce qui pose problème, c’est la concentration des immigrés et de leurs descendants.
 
Quelles sont les conséquences néfastes de la rénovation urbaine ?
 
Renaud Epstein. Les opérations de rénovation urbaine sont bien moins brutales que celles des années 1960. Dans l’ensemble, les ménages relogés sont plutôt satisfaits, même si les loyers des logements neufs leur font perdre des mètres carrés. Mais pour financer la rénovation urbaine, on a pris dans les caisses du 1% logement et dans les budgets du logement social. De ce fait, il n’y a plus d’argent pour intervenir dans d’autres quartiers. On crée de facto la géographie prioritaire de demain
 
img 3658Les nouveaux logements construits par l’Anru induisent de nouvelles problématiques. Lesquelles ?
 
Renaud Epstein. Les ménages qui accèdent à ces logements sont les principaux gagnants de la rénovation urbaine, mais ils sont peu nombreux. Pour la majorité des habitants des quartiers, le bénéfice est plus limité. Les grands perdants, ce sont tous les ménages qui attendent un logement social. Dans la politique de l’ANRU, il y a une sorte de tare originelle : la démolition des logements sociaux s’est amorcée dans les années 90, dans un contexte de forte vacance dans le parc social. Elle s’est fortement accélérée à partir de 2003, dans une période de fortes tensions sur les marchés du logement. En démolissant des grands logements à bas loyer qu’on remplace par des petits logements plus chers, on réduit l’offre accessible aux grandes familles à bas revenus. C'est-à-dire d’abord aux familles immigrées. Plus globalement, la rénovation urbaine a des effets sur l’ensemble de la chaine du logement. Pour pouvoir démolir un immeuble, il faut d’abord reloger les locataires. Or construire du neuf, ça prend du temps. Les relogements s’opèrent donc en grande partie dans le parc HLM existant. L’impératif de relogement des habitants des barres démolies a contribué à l’allongement des files d’attentes du logement social, condamnant certains ménages à se reporter vers un parc privé plus couteux, voire vers des copropriétés dégradées ou des marchands de sommeil.
 
Beaucoup d’associations critiquent le manque de concertation citoyenne pour la rénovation urbaine. Qu’en pensez-vous ?
 
Renaud Epstein. Rares sont les élus qui se sont donné les moyens d’impliquer les habitants dans l’élaboration des projets de rénovation urbaine. La concertation se réduit souvent à quelques réunions publiques pour informer les habitants de ce qu’on a décidé pour leur bien. Cette pratique paternaliste est en partie imputable à l’organisation institutionnelle de la rénovation urbaine, qui a renforcé la mise à l’écart des habitants dans les processus de décision. Elaborer un projet urbain de façon participative, cela prend plusieurs années. Or l’ANRU a mis la pression sur les villes pour qu’elles lui soumettent rapidement leur projet. En outre, conduire une démarche participative peut être risqué pour un maire quand le pouvoir de décision est à Paris. Car si l’ANRU exige du maire qu’il modifie un projet élaboré avec les habitants, il se retrouve en porte-à-faux vis-à-vis de ces derniers. On touche là une des limites de la centralisation opérée par la loi Borloo. C’est d’autant plus regrettable que la participation des habitants est la condition pour que de telles opérations aient des effets sociaux. En mobilisant des groupes d’habitants dans l’élaboration et la conduite de ces projets, on peut amorcer une dynamique de développement social, et en même temps changer la nature de la relation entre gouvernants et gouvernés. La rénovation urbaine aurait pu être l’occasion de rétablir la confiance. L’occasion a été ratée.
 
Entretien réalisé par Ixchel Delaporte
photos I.D
(1) Rapport d'information co-réalisé avec le sociologue Thoms Kirszbaum, au nom du comité d'évaluation et de contrôle des politiques publiques sur l'évaluation des aides aux quartiers défavorisés, commandé par François Goulard et François Pupponi.

http://quartierspop.over-blog.fr/article-des-quartiers-per-us-comme-une-menace-67525505.html

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