La culture, mot et concept est d’origine romaine. Le mot "culture" dérive de « colere » - cultiver, demeurer, prendre soin, entretenir préserver - et renvoie primitivement au commerce de l’homme avec la nature en vue de la rendre propre à l’habitation humaine. En tant que tel, il indique une attitude de tendre souci, et se tient en contraste marqué avec tous les efforts pour soumettre la nature à la domination de l’homme
Hannah Arendt, La crise de la culture.
La crise actuelle de la culture s’est ouverte en 2003 avec la contre-réforme des annexes 8 et 10 de l’Unedic. Il s’agissait pour ses initiateurs de casser un dispositif supposé pernicieux de solidarité mutualiste, qui se trouvait être aussi un modèle d’évitement de la subordination salariale classique, créateur d’autonomie artistique à l’égard des institutions. Dans le droit-fil de Mai 1968, l’intermittence avait permis l’éclosion de pratiques de production artistiques, et plus largement de modes de vie, jusqu’alors réservés à une élite.
Faut-il voir dans ces pratiques et modes de vie, ce bouleversement de la production culturelle, le modèle du travailleur idéal prôné par les néolibéraux de droite comme de gauche - l’intermittent du spectacle créatif, indépendant et flexible, qui n’hésite pas à créer sa propre entreprise ? Ce serait oublier que dans un contexte de précarisation généralisée, le dispositif social qui accompagnait l’intermittence avant 2003 permettait à ses ayants droit et usagers de jouir d’une certaine autonomie et d’un espace-temps nécessaires à l’organisation collective et à la production de projets parfois peu rentables. Il constituait, autrement dit, un rempart possible à la société entreprise et à la guerre de tous contre tous, au management entrepreneurial qui tend à s’infiltrer partout, des grosses entreprises jusqu’aux plus petites, dans la gestion des droits sociaux (assurance-chômage, RSA) et jusque dans l’ensemble de la vie. Nous en voyons tous les jours les effets dans la disparition des solidarités au sein des entreprises et dans l’angoisse et l’incertitude imposées aux usagers (et employés) de Pôle emploi.
La Coordination des intermittents et précaires a proposé en 2003 un nouveau modèle d’indemnisation pour les salariés intermittents, ouvert à tous les salariés qui ne sont pas employés en CDI, ou pas exclusivement employés en CDI (à l’exemple de ces intermittents qui donnent quatre heures de cours hebdomadaires en CDI et effectuent par ailleurs des heures d’intermittence). Ce modèle se veut une base ouverte pour repenser les droits sociaux, au delà du seul secteur culturel, et offrir des garanties à la production collective de la société. « Pas de culture sans droits sociaux » doit s’entendre aussi : la démocratie n’est qu’une coquille vide sans l’égalité, et a minima, l’égalité des droits, l’accès de tous à de meilleures conditions d’existence.
Nous n’y parviendrons pas, c’est certain, sans un mouvement large. Le néolibéralisme est en passe d’achever la destruction de tout ce qui avait fondé les droits sociaux en France à la suite des grèves de 1936 et du Conseil national de la Résistance. Partout où il y a de la solidarité, l’État néolibéral, aidé de certains syndicats, instaure comme valeur exclusive de gouvernance une soi-disant rationalisation économique, l’inégalité comme moteur économique et social d’une concurrence sans cesse réimposée. Tous les secteurs y sont passés les uns après les autres, et jusqu’à la santé ou l’éducation, où d’autres institutions culturelles - l’hôpital et l’école - sont soumises à un même type de restructuration. La question des valeurs passe à la trappe au crible épurateur d’une pauvre et triomphante raison comptable. C’est bien fondamentalement une culture au sens large qui est visée et, quant au monde de la culture au sens restreint, il ne pourra résister seul à la machine néolibérale. Il faut, aujourd’hui comme hier, tisser des liens avec ceux qui s’opposent à ces logiques mortifères.
L’application de la réforme des annexes 8 et 10 de l’Unedic a été retardée par l’ampleur du mouvement de grève, l’annulation des festivals de 2003 et une exceptionnelle continuité de formes de lutte et de résistances plus diffuses ou ponctuelles (Cf. les divers fonds transitoires alloués aux intermittents exclus par la réforme). La bataille aurait été toute différente si le mouvement ne s’était trouvé clivé avec des représentants d’institutions à la détermination fluctuante. Quoi qu’il en soit, cette réforme a effectivement été mise en œuvre avec le protocole de 2006, autrement dit dans le courant de l’année 2007. C’est alors que s’est mise en marche la deuxième mâchoire du piège actuel. Après les individus, il s’agissait de briser les collectifs qui les rassemblaient, les compagnies.
Trop d’intermittents travaillaient quand ils le voulaient, trop de compagnies travaillaient comme elles le voulaient. On brandit le spectre de la qualité comme on avait auparavant utilisé le chiffon rouge du déficit de l’Unédic. Il s’est alors trouvé de bons esprits pour répandre ce lieu commun selon lequel il y avait trop de compagnies médiocres. À la Coordination des intermittents et précaires, nous répondons que nous militons pour que des personnes qui produisent des spectacles que nous considérons (subjectivement) comme mauvais puissent continuer à les produire.
Entrer dans le débat sur le « trop » - trop d’intermittents, trop de compagnies, trop de théâtres - c’est admettre que nous serons un jour ou l’autre sur la liste de ces surnuméraires. Qui aujourd’hui est prêt à prendre le pari qu’il ne sera jamais considéré comme « de trop » ?
En réalité, l’art est le dernier des soucis des défenseurs de l’excellence culturelle au pouvoir actuellement. L’art, on ne sait pas ce que c’est, et cette incertitude est le cauchemar à ciel ouvert des pouvoirs. Leur modèle est économique. Pour eux, le rôle de l’État n’est pas d’insuffler quoi que ce soit, il est de réguler par la concurrence les acteurs d’un système économique. Pour sanctionner le mérite des producteurs culturels, le plus simple (et le plus juste, nous expliquera-t-on) est d’utiliser des critères quantifiables : nombre de spectateurs, taux de remplissage, nombre de représentations, coût par fauteuil, pourcentage d’aide publique, etc. L’État ne disparaît pas, son rôle se transforme : on constate en effet que son désengagement financier s’accompagne d’une inflation du travail administratif demandé aux compagnies comme aux théâtres pour justifier l’octroi des subventions. Posséder la technicité administrative pour demander une subvention devient le premier critère d’élimination des demandes. Au reste, on remarquera que l’État n’est pas isolé dans cette pratique et que les administrations locales comme les sociétés de perception de droits, bref tous ceux qui ont pour mission de distribuer des subventions, utilisent ce critère simple et supposé irréfutable qui permet d’éliminer les plus faibles sans avoir à leur expliquer la raison du refus.
Les contrôles commandités avec plus ou moins d’empressement selon les régions par Pôle emploi (contrôles mandataires, contrôle sur les métiers, sur les heures déclarées, etc.) obéissent à cette même logique : éradiquer tout ce qui serait censé fausser la concurrence entre les chômeurs, débusquer les fraudeurs, c’est-à-dire ceux qui aménagent un compromis possible entre leurs besoins et désirs et les circulaires d’application de Pôle emploi. Si tout le monde n’est pas poursuivi, chacun doit se sentir coupable.
Dans cette concurrence de tous contre tous, la solidarité n’est plus une solution mais un problème. Les intermittents précarisés voient alors la deuxième mâchoire du piège se refermer. Devant la menace des contrôles, bien des théâtres ou des compagnies répugnent à effectuer les gestes de solidarité jusqu’alors usuels, supposés aujourd’hui être des abus : déclarer en cachets les heures d’atelier, allonger les dates déclarées pour permettre à un intermittent d’atteindre ses heures à l’instant fatidique. Les théâtres, et les producteurs en général, se sont pour nombre d’entre eux suradaptés à l’administration, allant, mus par la crainte, au-delà de ce que prévoit la réglementation. La « marge artistique » s’en trouve réduite d’autant : devant la baisse ou le gel des subventions, ils cessent de produire les spectacles les plus fragiles ou les plus atypiques. Depuis quelque temps, on écourte leurs saisons. À présent, se pose la question de parvenir à maintenir ou remplacer les postes permanents...
Doit-on se résigner à cette glaciation ? À cette dispersion des projets, des désirs, des trajets ? À cette transformation politique, cette révolution du quotidien qui nous fait insensiblement devenir les entrepreneurs, les concurrents, les adversaires que nous refusons d’être ? Devons-nous nous résigner à l’apathie, l’indifférence, la méfiance, la peur ?
Le champ de l’industrie culturelle n’est pas anodin. Il s’agit d’un des laboratoires d’expérimentation politique où se dessine l’avenir de la société dans son ensemble. Il importe de se lancer avec détermination et pertinence dans ce combat et d’y défendre concrètement les valeurs de solidarité, d’égalité et d’émancipation individuelle et collective.
Rappelons-nous d’autre part que les subventions (soutiens financiers et institutionnels pour la création contemporaine), basées sur un système de concours impliquant l’élimination de la majorité des postulants, sont forcément discrétionnaires, et que seul l’examen de situation (les annexes 8 et 10) ouvrant droit aux indemnisations, permet de garantir des revenus indépendants, et donc de préserver la liberté de travail des artistes et des techniciens.
Pour que la culture puisse être un lieu d’invention du quotidien, de rencontre, d’expérimentation, d’ouverture et de partage, il faut donc commencer par y instituer le système de mutualisation que nous appelons de nos vœux depuis 2003, c’est-à-dire le Nouveau Modèle d’indemnisation de l’emploi discontinu, dont on retrouve les bases dans la plate-forme du Comité de suivi de l’intermittence à l’Assemblée nationale, signée par des syndicats représentatifs et des députés de tout bord. Autrement dit : « une date anniversaire fixe, une période de référence de 12 mois et une indemnisation sur l’ensemble de cette période de référence ». Autrement dit encore : un jour chômé = un jour indemnisé. Et pas à 23 euros, minimum actuellement en vigueur, mais bien avec un plancher au SMIC jour.
C’est dans ce cadre cohérent, et en centrant nos luttes sur ce front essentiel, qu’une mobilisation forte pourra se développer, un mouvement capable de lancer le monde de la Culture dans un combat effectivement porteur d’avenir, et susceptible d’être gagné.
http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=4990
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