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01/03/2010

« Y aller ou pas ? ». Le sociologue critique face aux émissions politiques sur l’insécurité

Gérard Mauger, sociologue

Savoir/Agir : Comment arrive-t-on dans ces émissions ? Comment avez-vous pu être invité dans C dans l’air ? Comment se passe la prise de contacts, quelles sont les logiques à l’œuvre ?

Gérard Mauger : Avant de répondre, quelques considérations générales sur le fonctionnement du monde des sciences sociales me semblent nécessaires, plus précisément sur les classements ordinaires qui y ont cours entre « experts », « intellectuels médiatiques » (hétéronomes) et « chercheurs purs » (autonomes) [2]. Il me semble que la notion de « champ » permet d’éviter de réifier ces catégories et de mieux comprendre les processus qui sous-tendent leur construction. Dans l’univers où j’ai travaillé, tout chercheur en sciences sociales était plongé dans un champ « relativement autonome », dans la mesure où nous n’avions pas vraiment de comptes à rendre à d’autres qu’à des pairs (la commission compétente du CNRS, les comités de rédaction des revues, etc.). Je dis relativement autonome, parce que chaque chercheur y était soumis à trois forces.

D’abord, une force d’attraction « étatique » qui risquait toujours de conduire à une position d’« expertise ». Pour mener des enquêtes de terrain, il faut trouver des financements « extérieurs » (CORDES, ministère de l’Équipement, MIRE, ministère du Travail, naguère, ANR et DG 12 à Bruxelles aujourd’hui). Tenant pour essentielle la pratique de l’enquête, j’ai donc bénéficié comme d’autres de financements ministériels. Cela fonctionnait comme une incitation à l’enquête mais pouvait aussi conduire à une dérive vers une forme d’expertise. La recherche sur contrats est-elle nécessairement synonyme de « soumission aux diktats » de l’institution qui finance ? En la matière, tout dépend, en fait, des interlocuteurs et des rapports de force : les boulons sont plus ou moins serrés et ils l’étaient sans doute moins autrefois qu’aujourd’hui.

La situation étant la même pour tous, la distinction entre « experts » et « sociologues purs » apparaît relative. On peut se laisser capter par ce qu’on appelait alors « la demande sociale » (par exemple « ministérielle »), jusqu’à se voir proposer d’intégrer un cabinet ministériel (j’ai été confronté une fois à cette situation) mais rien n’oblige à céder à cette force d’attraction et aux profits spécifiques qui y sont associés.

Le chercheur est aussi soumis à la force qu’exerce « le monde des pairs ». Elle invite à participer à un autre jeu social : le jeu « proprement scientifique » ‒ celui des publications, des colloques, etc. ‒ avec les profits de reconnaissance scientifique qu’il procure. Ce jeu est d’ailleurs double : proprement scientifique (« la science pour la science »), mais aussi institutionnel (« diriger un laboratoire », « passer 1ère classe », devenir « doyen », « président d’université », etc). Chacun peut être confronté au choix : se consacrer exclusivement à la recherche, participer à l’administration de la recherche.

La troisième force est la force d’attraction « médiatique ». Elle s’exerce inégalement selon les sujets sur lesquels on travaille. Si vous travaillez sur des « problèmes de société » finançables, donc plus ou moins inscrits dans « l’air du temps », alors vous avez quelque chance d’être sollicité. Comment réagir dans ce cas ? Celui qui écrit des livres le fait avec l’espoir d’être lu. Les sociologues ont ensuite des raisons particulières d’être animés par une sorte de « pulsion civique » qui les incite à « participer au débat public ». Le sentiment d’avoir travaillé, enquêté, lu, réfléchi, et de rester totalement inaudible alors que pérorent des « experts » plus ou moins autoproclamés, y invite nécessairement. Un chercheur en sciences sociales peut difficilement prétendre travailler exclusivement « pour la science », car l’objet même des sciences sociales ‒ la représentation du monde social ‒ est proprement politique. Même à leur corps défendant, les chercheurs en sciences sociales sont donc inévitablement parties prenantes du jeu politique. Reste la question des « profits de notoriété » liés aux médias. Elle est d’ailleurs la même pour les « experts ».

On peut penser que chacun réagit selon trois forces, en fonction de son habitus (son ethos), de sa notoriété et des opportunités inégalement distribuées que cela procure.

Pierre Bourdieu était assurément un « chercheur pur » en sciences sociales. Pour autant, il n’a pas toujours fui les médias : Vincent Goulet a reconstitué récemment sa trajectoire médiatique [3]. En fin de carrière, Pierre Bourdieu a tenté de négocier les conditions de ses interventions. Si certaines ont provoqué des esclandres, c’est parce qu’il a parfois voulu parler, en guise de préambule, des conditions du débat. Or c’est sans doute la chose la plus inacceptable qui soit pour l’univers médiatique. On peut le regretter, car il ne s’agit pas tant d’« une guerre » menée par les chercheurs contre les journalistes que d’un débat sur les conditions de possibilité d’un débat, ce que les journalistes refusent, sans doute parce qu’ils sont pris dans les logiques propres au champ médiatique, qui ne leur permettent pas d’appréhender l’organisation d’un débat comme un service public d’information. Ces logiques s’imposent à eux comme les logiques propres au champ sociologique s’imposent à moi.

Savoir/Agir : Votre passage à C dans l’air, n’était pas une première pour vous...

GM : Il m’est arrivé de participer depuis longtemps, avec des fréquences variables, à des émissions et des débats médiatiques. Je n’ai évidemment pas fait de statistiques, mais, le plus souvent, j’ai participé à des émissions plutôt confidentielles sur France Culture parce que c’est là qu’on invite « les intellos » [4]. Les émissions d’Antoine Spire, puis de Sylvain Bourmeau me semblaient être des lieux où il était possible de se faire entendre, tant du point de vue du temps de parole que des questions posées [5].

Je suis aussi allé à la télévision [6]. Mais je ne l’ai fait de façon relativement intensive ‒ une demi-douzaine d’interventions en moins de deux mois ‒ qu’au début de cette année en raison d’une conjoncture particulière. J’ai travaillé en effet sur un « problème de société » par excellence : « la délinquance juvénile », « les banlieues », « les jeunes des cités », dès les années 1970, puis, dans une perspective délibérément comparative, au début des années 2000. Jusqu’en 2006, j’ai publié des rapports de recherche (de la littérature « grise ») et des articles dans des revues académiques, « confidentielles » par définition. Mais vient un moment où on se dit que si on n’écrit pas maintenant ces livres virtuels auxquels on a pensé, on ne les écrira jamais. J’ai donc écrit trois livres pour mettre en perspective les enquêtes que j’avais menées [7], sur « L’émeute de novembre 2005 » [8] à la suite d’une proposition d’Attac puis sur la Sociologie de la délinquance juvénile [9] . Ce dernier livre était pour moi une occasion de faire le point, à l’intention d’un public étudiant ou professionnel, sur ce que j’ai appris et compris sur ce sujet. Sur « l’émeute », cette tentative de « sociologie de l’actualité » était loin d’aller de soi à mes yeux. Si je l’ai faite, c’est parce qu’on me l’a demandé, parce qu’il s’agissait d’un monde que je pensais connaître mieux que d’autres qui s’autorisaient à en parler et que j’ai pu aborder le sujet sous un angle qui permettait d’échapper à l’essayisme en me « calant » sur une enquête (le dépouillement aussi méthodique que possible, au jour le jour, des archives de ce que j’ai appelé « l’émeute de papier » qui se déroulait parallèlement à « l’émeute des cités »)

Savoir/Agir : C’est la Sociologie de la délinquance juvénile qui a suscité le plus de sollicitations du champ médiatique. Alors que vous parlez davantage des médias dans L’émeute de novembre... Pourquoi ?

GM : Ce Repères est publié début 2009. Il paraît donc fortuitement « au bon moment » parce que deux faits divers repris par les médias ‒ une bande qui pénètre dans un établissement scolaire à Gagny et des CRS qui se font « caillasser » aux Mureaux ‒ sont saisis au bond par l’ex-ministre de l’Intérieur devenu président de la République. Les élections européennes ne sont pas loin : il profite de l’occasion pour refaire un show qu’il n’avait pas fait depuis longtemps, mais dont il pense, sans doute, qu’il lui est profitable dans « l’opinion publique » telle que la fabriquent les sondages. Il annonce un énième projet de loi sur les bandes à un moment où un rapport des Renseignements Généraux en dénombre 222 : pas une de plus, pas une de moins !... Du coup, toute la presse s’empare de ce retour du « problème des bandes ». Il manque un élément pour comprendre que je sois alors sollicité par les médias : l’attachée de presse de La Découverte fait méthodiquement la promotion du livre qui vient de sortir. Je figurais peut-être en effet dans les carnets d’adresses de quelques journalistes de la presse écrite ou de la radio, mais pas de la télévision.

Savoir/Agir : Comment cela se passe-t-il ? Est-ce Yves Calvi qui vous contacte ? Ou l’attachée de presse de La Découverte ?

GM : L’attachée de presse me prévient qu’une émission cherche à me joindre et les assistantes des journalistes me contactent. En deux mois j’ai ainsi été sollicité par C dans l’air, Mots Croisés, I-télé, Revu et corrigé (Paul Amar sur France 5), France Inter (la matinale de Patricia Martin [10])... J’ai participé à cinq ou six émissions.

Lorsqu’on m’appelle, on ne me demande pas seulement si j’accepte de participer mais aussi ce que j’ai l’intention de dire. Tout indique qu’il s’agit, en fait, d’une sorte de test préalable, une sorte de casting des invités pressentis pour l’émission. Le cas de France Inter est particulier : Patricia Martin était sans doute la seule à avoir lu le livre et nous en avons discuté ensemble pendant une demi-heure.

Savoir/Agir : Est ce que vous avez pu avoir à chaque fois à l’avance la liste précise des invités présents sur le plateau en même temps que vous ?

GM : Plus ou moins. Mais, en général, elle était très approximative. Je ne pense pas que le flou soit intentionnel. C’est vraisemblablement une conséquence de la préparation dans l’urgence ‒ la veille ou l’avant-veille ‒ par les équipes des émissions. Sans doute ne savent-ils ni qui va venir, ni s’ils vont maintenir l’invitation. On peut supposer qu’il s’agit de composer un plateau « équilibré », compte tenu de ceux qu’ils ont sous la main. Je savais donc qu’il y aurait un magistrat, un policier [11] et... que je n’aurais pas beaucoup de temps. Fallait-il y aller ou pas ? J’ai hésité : était-il possible de placer trois mots de sociologie dans ce cadre ? Je savais que c’était tout sauf évident... Je pense que j’ai finalement accepté pour deux raisons. Je le devais je pense à mon éditeur qui se défonçait pour vendre le livre. Et, surtout, il y avait surtout l’aspect « défi politique » : « Est-ce que je pourrai en placer une entre un policier, un magistrat et un représentant de l’Observatoire de la délinquance ? »

Savoir/Agir : Que peut-on dire en général de la composition des plateaux ?

GM : Il me semble que deux schèmes organisent ‒ au moins implicitement ‒ le casting des émissions. Le premier oppose « les praticiens » (« les hommes de terrain ») et « les théoriciens » (les chercheurs, « les intellectuels »). Les théoriciens, il en faut, mais les praticiens sont essentiels car « je » (en tant que journaliste) veux être compris et entendu par le grand public. Yves Calvi fait cela très bien. Il endosse le rôle de « monsieur tout le monde », en d’autres termes, il incarne « le sens commun ». En fait, il faudrait plutôt dire qu’il incarne la représentation qu’Yves Calvi ‒ journaliste, diplômé [12] ‒ se fait du « sens commun ». S’agissant de la délinquance, pour les journalistes de télévision, les gens de terrain ce sont d’abord les policiers, puis les magistrats et, le cas échéant, les maires de « banlieues difficiles ». Quant aux « théoriciens », censés a contrario être étrangers au « terrain », ils ont le droit et le devoir d’élever le débat. Ainsi le sociologue de service est-il implicitement cantonné à la « théorie », à « la philosophie », à la rigueur à « la profondeur historique » de l’actualité et censé ne rien connaître au terrain.

Le deuxième schème qui sous-tend l’organisation du plateau est le clivage politique droite-gauche. Pour faire « un bon plateau », il faut donc à la fois des « hommes de terrain » et des « théoriciens », des « gens de droite » et des « gens de gauche ». Il faut sans doute ajouter un critère proprement médiatique, scénique, théâtral si l’on veut. Il faut aussi « bien passer à la télé », c’est-à-dire ne pas trop bafouiller, ni s’embarquer dans des « tunnels » incompréhensibles. Je pense que je remplissais pour eux deux cases pour composer le plateau : « théoricien de gauche », pouvant faire l’affaire...

Savoir/Agir : Est-ce que l’on vous dit avant l’émission que l’on vous interrogera plutôt sur telle ou telle problème ?

GM : Non, je pense d’ailleurs que c’est délibéré. L’improvisation est probablement perçue comme la condition sine qua non d’un débat « vivant ». Les participants ne savent même pas précisément de quoi il sera question, au delà d’une indication du genre : « Il y a eu ces deux faits divers », ou « On va revenir sur la déclaration de Sarkozy ». Pour l’émission C dans l’air consacrée au procès Fofana, je ne voulais pas y aller parce que je trouvais que c’était un sujet idiot. Mais l’assistante qui m’a téléphoné m’a répondu exactement ce qu’il fallait me dire pour me convaincre de venir (c’est son métier) : « Mais venez dire ça, venez dire que c’est idiot ! ». C’est ainsi que j’y suis allé pour dire que c’était un mauvais sujet, un fait divers tragique sans intérêt sociologique. Mais, en définitive, je pense que je m’en suis mieux tiré que la seconde fois...

Savoir/Agir : Pourquoi cela ?

GM : Si on reprend la métaphore théâtrale, sur un plateau de débat télévisé, il faut non seulement, une distribution, mais aussi un texte, improvisé certes, mais néanmoins indispensable. Il faut que les participants aient quelque chose à dire sur le sujet ! Or, après que j’eus délibérément laissé la parole au magistrat pour qu’il s’exprime sur la pertinence juridique de la création d’un nouveau délit de « participation à une bande », alors que le délit d’ « association de malfaiteurs » existe déjà dans le Code pénal, il n’avait plus grand chose à dire... De même, après que le policier de service, « homme de terrain » supposé qui a en réalité tout du permanent syndical qui n’est pas allé en intervention depuis quinze ans, eut tenu le discours corporatiste de défense des « flics qui ne veulent pas être mitraillés » ‒ et sur lequel on ne peut que le suivre ‒, il avait à peu près épuisé ce qu’il avait à dire sur le sujet. Comme l’émission dure à peu près une heure, je me suis trouvé alors être à peu près le seul à avoir quelque chose à dire. C’est une des failles du dispositif qu’il est parfois possible d’exploiter. Pour jouer une scène, il faut des répliques : quand les autres intervenants n’ont rien à dire, vous pouvez occuper le terrain.

La situation était très différente dans les autres émissions auxquelles j’ai participé. Il y avait sept ou huit invités, sans compter les reportages qui entrecoupent le débat : vous êtes alors réduit à deux fois trois minutes de parole. Si vous parlez plus de trois minutes, vous avez l’impression de « faire un tunnel ». Quasi systématiquement, pour tenter de faire passer un message sociologique, il faut d’abord reformuler la question qui vous est posée, avant d’essayer d’y répondre, mais le temps passe très vite...

Savoir/Agir : Quelle serait selon vous la bonne façon de procéder pour faire passer ses idées à un large public ?

GM : Il faudrait pouvoir négocier les conditions de sa participation à un débat public, mais c’est sans doute utopique... « À quoi bon écrire un article pour le prochain Monde diplomatique où on ne prêche qu’à des convaincus ? » devient alors une bonne question. L’accès aux médias de grande audience est stratégique dans le scientifico-politique. Je ne pense pas qu’on puisse faire ce métier en se disant « Je souhaite surtout que personne ne m’écoute ». Ce serait céder à une vision « intellectualo-centrée » narcissique et finalement confortable du combat intellectuel et de la vie politique.

Il faut donc en passer par là tout en sachant que les conditions d’organisation du débat politique sont telles qu’il est à peu près impossible de s’y faire entendre. À peu près impossible, mais pas totalement impossible... Peut-être devrions-nous essayer collectivement de négocier des conditions d’intervention dans les médias ? La caution intellectuelle, savante, est en effet une ressource pour les médias. Collectivement, car cela évitera à un sociologue-expert ou un sociologue-médiatique de se porter candidat individuellement. La question est donc : « Comment se faire entendre ? » et non pas renoncer à se faire entendre, qui serait est un non-sens politique.

Savoir/Agir : Dans la deuxième émission de C dans l’air, vous commencez par expliquer que l’affaire Fofana est « un mauvais exemple sociologique », qu’on ne peut rien construire à partir de là. Michel Wieviorka avance l’idée contraire que « cela pourrait être un bon exemple sociologique, à condition de faire de la bonne sociologie ». Est-ce qu’il n’y a pas une forme d’importation des querelles scientifiques sur les plateaux et est-ce que la lutte pour une certaine forme de sociologie ne doit pas se mener là aussi ?

GM : Oui, le désaccord était patent, mais je n’ai toujours pas compris pourquoi, ni sous quel angle, « l’affaire Fofana » pourrait être un cas sociologiquement pertinent... Qu’est ce qu’un sociologue peut bien avoir à dire sur l’affaire Fofana ? Ledit « gang des barbares » ne me semble « significatif » ni de la délinquance professionnelle du crime organisé ‒ même s’il s’y apparente sous certains aspects ‒ ni surtout de la « bande de banlieue » ordinaire. Telles sont, en tout cas, les raisons pour lesquelles je pense que « l’affaire Fofana » n’est pas un cas sociologiquement intéressant, mais un fait divers tragique... Je n’ignore évidemment pas que certains, dont sans doute Michel Wieviorka, ont voulu y voir une illustration d’une montée présumée de l’antisémitisme en banlieue. Mais, on ne peut pas se contenter de l’affirmer, il faudrait, d’une part, l’établir ‒ ce qui ne saurait se faire à travers « un cas », si tragique soit-il ‒ et, d’autre part, montrer ‒ à supposer qu’on ait pu l’établir ‒ que « l’affaire Fofana » serait « significative » de ce phénomène social.

Savoir/Agir : En reprenant la conclusion de l’article de Julie Sedel dans ce numéro, on pourrait vous poser la question : « Est-ce qu’en définitive, en participant à ces débats, vous ne participez pas à la construction du problème public de l’insécurité, à la solidification d’un débat public sur les banlieues en servant de “caution de gauche” » ?

GM : Oui, bien sûr, mais la construction médiatico-politique du « problème de l’insécurité » se passe de sociologues critiques. À mon sens, la question qui se pose est plutôt celle-ci : « Est-il possible pour la sociologie critique de peser un tant soit peu sur ce débat ? »

Quant au style d’intervention sur le plateau, il est vrai qu’il faudrait travailler. Je n’ai jamais regardé ces émissions après y avoir participé : j’ai sans doute tort... Mais il faudrait au moins essayer de « casser le dispositif » en disant, par exemple, qu’un sociologue n’est pas « un théoricien éthéré » qui ne voit le monde social que depuis la BNF, et que « le terrain » fait partie de son métier. Il faudrait dire aussi que le clivage « droite-gauche » n’est pas nécessairement pertinent : il y a des « faits sociaux » qui ne sont ni de droite, ni de gauche... Mais, tout cela relève du savoir-faire, du sens de l’à-propos, de compétences scéniques : il faut savoir se saisir au bon moment des opportunités, quand elles se présentent. Ce n’est pas, en tout cas, un jeu facile, parce que ce n’est pas un jeu fait pour les sociologues, assignés d’emblée à une place « préconstruite ». Il n’est pas vraiment facile d’en sortir, surtout si on critique le dispositif et si on casse le jeu... Il faudrait non seulement s’entraîner, mais aussi négocier les conditions de la mise en scène du débat public.

Savoir/Agir : Est-ce que vous avez eu, après les débats, des échanges avec les participants de ces émissions ?

GM : Non, à peu près rien. Je suis resté dans le carnet d’adresses d’Yves Calvi, car il a dû trouver que je pouvais faire l’affaire dans le rôle du « sociologue de gauche ». On m’a ainsi rappelé récemment pour une émission sur le verdict du procès Fofana, mais j’ai refusé d’y participer en ajoutant que c’était, à mon avis, une très mauvaise idée d’émission. Mais, je terminerai sur une anecdote à propos de celle à laquelle participait Alain Bauer. Avant l’émission, il est venu bavarder avec moi en me donnant du « cher collègue ». Au cours de l’émission, j’ai eu l’impression ‒ il faudrait vérifier ‒ qu’il ne s’adressait qu’à moi. Sauf erreur de ma part, tout se passait comme si j’exerçais sur lui un effet de censure qui lui imposait de contrôler ce qu’il disait et lui interdisait de déraper. Je ne pense pas que ce soit une vue de l’esprit de dire que c’était là un effet secondaire de ma présence. Au-delà de l’anecdote, il y a là, je pense, un effet possible et involontaire de la présence de chercheurs dans le débat public. Un agent multi-positionnel, comme Alain Bauer, ne peut pas se discréditer totalement aux yeux de quelqu’un qu’il considère comme un représentant légitime du champ scientifique. C’est une raison de plus de penser qu’il n’est peut-être pas complètement inutile « d’y aller »... même si je reste conscient de toutes les limites que nous venons d’évoquer.


Raison d’agir



[1] Gérard Mauger a successivement participé aux émissions C dans l’air du 26 mars 2009 (« Les bandes hors-la-loi »), Mots Croisés du 30 mars 2009 (« Violences : face aux bandes »), Revu et corrigé du 18 avril 2009 (« Bandes : un phénomène inquiétant »), Arrêt sur Info sur I>télé le 21 avril 2009 (« Sécurité, un nouveau plan d’action »), C dans l’air du 29 avril 2009 (« Les barbares : c’est peu de le dire ! », le jour de l’ouverture du procès de Youssouf Fofana).

[2] Sur ce sujet, cf. Gérard Mauger, « Pour une sociologie de la sociologie : notes pour une recherche », L’homme et la société, janvier-mars 1999, n° 131, pp. 101-120.

[3] Vincent Goulet, « Pierre Bourdieu et la télévision », in Gérard Mauger (dir.), Rencontres avec Pierre Bourdieu, Broissieux, Éditions du Croquant, 2005, p. 655-671.

[4] Une recherche dénombre 44 participations de Gérard Mauger à des émissions de radio de 1995 à avril 2009, dont 33 à France Culture, 5 à France Inter, 3 à Radio France International, 1 à Europe 1 et 2 à France Info.

[5] Sur 33 participations à France Culture, 5 avec Antoine Spire et 17 avec Sylvain Bourmeau.

[6] La Polémique intitulée « Bandes et délinquance, faut-il en avoir peur ? », sur « i>télé » le 5 septembre 2007, avec le rédacteur en chef de Marianne et le secrétaire général du syndicat de police Synergie-officier.

[7] Gérard Mauger, Les bandes, le milieu et la bohème populaire. Études de sociologie de la déviance des jeunes des classes populaires, Paris, Éditions Belin, Coll. « Sociologiquement », 2006.

[8] Gérard Mauger, L’émeute de novembre 2005. Une révolte protopolitique, Broissieux, Éditions du Croquant, 2006.

[9] Gérard Mauger, La sociologie de la délinquance juvénile, Paris, Éditions La Découverte, Coll. « Repères », 2009.

[10] Rubrique L’invité de l’émission matinale « le 5/7 », diffusée le 13 avril 2009.

[11] Pour C dans l’air du 26 mars 2009, il y avait, outre Gérard Mauger, un avocat général auprès la Cour d’appel de Paris », un policier président d’une association « d’insertion » par le sport et un « criminologue » membre de l’Observatoire nationale de la délinquance. Pour Mots Croisés, il y avait le maire socialiste de Sarcelles, le maire UMP de Montfermeil, Alain Bauer, le secrétaire général de Synergie-officiers, un chanteur et producteur de rap, également président d’une association de banlieue. Pour Revu et corrigé, deux jeunes responsables politiques de l’UMP et du PS, et un ancien chef de « bande », auteur d’une autobiographie, dans Arrêt sur Info, le directeur de la sécurité publique de Seine-St-Denis et le secrétaire général du syndicat de police Synergie-officier. Lors de C dans l’air du 29 avril 2009, il y avait, outre Gérard Mauger, Michel Wieworka, le secrétaire général du syndicat de police SGP-FO et le chroniqueur judiciaire d’Europe 1. Hormis les syndicalistes policiers, les journalistes et les responsables politiques présents, tous les autres invités ont publié un livre récemment ou s’apprêtent à le faire.

[12] Yves Calvi, de son vrai nom Yves Krettly, est issu d’une famille de grands musiciens. Descendants du capitaine Élie Krettly, trompette-major dans la garde de Napoléon Bonaparte, deux grandes tantes, un grand oncle et le grand-père Robert d’Yves Calvi sont lauréats du premier prix du Conservatoire de musique de Paris. Son père, Grégoire Élie Krettly (alias Gérard Calvi), a décroché le grand prix de Rome de composition. Il a notamment composé des musiques pour Édith Piaf. Voir le chapitre « présentation », in Yves Calvi et Gilbert Bodinier (2003), Souvenirs historiques du capitaine Krettly, Nouveau monde éditions, Paris, pp. 9-13.

http://www.fondation-copernic.org/spip.php?article308

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