Pour ce faire, nous allons nous pencher sur la question de l’institutionnalisation de la gestion de risques dans les grandes écoles et plus particulièrement dans cette fraction des établissements d’enseignement supérieur que Pierre Bourdieu nomme les « écoles du pouvoir » [2]. Dans un premier temps, nous évoquerons la dynamique de professionnalisation de la gestion de risques, processus qui a conduit à l’ouverture de postes de pouvoir susceptibles d’attirer les fractions dominantes. Cela nous conduira à aborder dans un second temps la question de l’imposition de la problématique du risque dans les écoles du pouvoir. Nous montrerons que c’est la concurrence entre elles ‒ et donc entre fractions dominantes ‒ qui explique leur volonté d’institutionnaliser cette question en leur sein. Enfin, nous nous intéresserons à ceux que certains désignent du néologisme de « risquologues » [3], c’est-à-dire à ces penseurs, souvent proches du pouvoir (auquel ils sont associés à travers les grandes écoles), qui font leur miel de cette « société du risque » dont ils contribuent à imposer l’image au détriment de représentations alternatives du monde social. Nous mettrons à jour les invariants de la « pensée du risque » et qui, derrière les apparences de la neutralité technique, dissimulent un discours de légitimation typique des écoles du pouvoir.
La professionnalisation de la gestion de risques : une affaire de dominants
Au cours des dernières années, la question du risque a gagné en visibilité et en légitimité [4]. La gestion de risques s’est quant à elle caractérisée par une forte tendance à la professionnalisation [5]. Jusque-là associée de manière indistincte à d’autres activités, elle a en effet tendu à s’instituer en une pratique spécifique basée sur des savoirs propres. Il faut attendre les années 1970-1980 pour qu’elle donne lieu en France à un métier à part entière, prenant pour objet non plus tel ou tel type de risque par rapport auquel elle se définirait, mais le risque lui-même, envisagé comme le commun dénominateur de réalités très différentes. Et ceci malgré des pétitions de principe déjà anciennes [6] et le fait que le processus remonte, aux États-Unis, à l’entre-deux-guerres. Cette dynamique n’est pas le résultat d’une augmentation objective des risques, mais d’une politique d’unification symbolique menée par des agents issus des régions dominantes de l’espace social (et plus particulièrement des grandes écoles d’ingénieurs), qui avaient intérêt à ce que s’impose le métier de risk manager et la représentation de la société qui lui est associée [7]. Cet intérêt croissant pour la gestion de risques peut s’expliquer par de multiples facteurs. Les plus importants sont sans doute la crise du secteur des assurances (dont le point culminant est le 11 septembre 2001), la sensibilisation croissante de l’opinion publique (notamment du fait d’une couverture médiatique plus importante des risques [8]) et la multiplication de législations spécifiques encourageant le développement de la gestion des risques, que ce soit dans le secteur industriel (directives Seveso), bancaire et financier (accords Bâle I et II) ou assuranciel (réformes Solvabilité I et II). En quelques années, ce thème est ainsi devenu l’un des enjeux majeurs de la gouvernance des entreprises aussi bien que de l’État (l’introduction du principe de précaution dans la Constitution en a constitué le point d’orgue).
Ce processus de professionnalisation, qui s’articule autour de quelques grandes étapes (développement de théories et de pratiques distinctes, dissociation par rapport aux activités limitrophes telles que l’assurance, construction d’une identité commune, constitution de réseaux, reconnaissance par le droit, etc.) débouche sur la mise en place d’institutions spécifiques qui voient à peu près toutes le jour dans la seconde partie des années 1990. Certaines sont des associations professionnelles se donnant pour objectif de réunir les risk managers (Association pour le management des risques et des assurances de l’entreprise-AMRAE, Centre européen de prévention des risques, Association des titulaires du diplôme d’associé en risk management). D’autres sont des institutions de recherche plus ou moins tournées vers le monde de l’entreprise (Institut de management des risques, Centre national de prévention et de précaution) ou des politiques publiques (Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie, Institut national de l’environnement industriel et des risques). Ces institutions s’organisent en réseaux qui ignorent les frontières entre public et privé et entre types de risques.
De telles évolutions ont profondément affecté le champ du pouvoir et cela de différentes manières. L’imposition de la problématique du risque contribue d’abord à une transformation dans les principes de légitimation des fractions dominantes qui, de plus en plus, ont recours à l’expertise pour justifier leur pouvoir. Mais surtout, la professionnalisation du risk management a conduit à l’ouverture de nouvelles positions à haute responsabilité susceptibles d’attirer des agents issus des fractions dominantes, et ce aussi bien au niveau des entreprises que de l’État. À titre d’exemple, on peut faire remarquer que les dispositifs législatifs évoqués plus haut concernent au premier chef les très grandes entreprises, notamment celles qui sont cotées en Bourse et ont des activités internationales, et qu’ils conçoivent la fonction de risk manager comme une position de pouvoir proche de la direction générale. Et de fait, une analyse de la composition sociale de l’AMRAE tend à montrer que seules de grandes et très grandes entreprises y sont représentées. Tout, dans les postes de risk manager, semble donc être fait pour attirer des agents issus de l’« élite », ceux-ci paraissant à leur tour « conçus » pour occuper de telles fonctions. Cette relation en miroir contribue à expliquer que la gestion de risques soit devenue un enjeu de pouvoir, c’est-à-dire un enjeu de luttes au sein du champ du pouvoir, ce qui est particulièrement visible au niveau des grandes écoles.
La gestion de risques dans les grandes écoles
L’introduction de la gestion de risques dans les écoles du pouvoir est le fruit de la concurrence qui anime le champ des établissements d’enseignement supérieur, dont la structure est homologue à celle du champ du pouvoir [9]. Une première dimension oppose les établissements les plus prestigieux (ici : Polytechnique, les Mines, l’ENA, les Arts et métiers, Sciences Po, HEC) à ceux qui le sont moins (l’École supérieure de commerce de Bordeaux, l’École nationale supérieure d’ingénieurs de Bourges), alors qu’une seconde dimension oppose les établissements les plus autonomes du point de vue scolaire (Polytechnique, les Mines, les Arts et métiers) à ceux qui sont les plus proches de la technocratie, de la politique et de l’économie (l’ENA, Sciences Po, HEC, l’ESC de Bordeaux et l’ENSI de Bourges). L’un des enjeux les plus importants actuellement au sein du champ des grandes écoles est la quête de financements privés, ce que la rhétorique administrative nomme « l’ouverture aux entreprises ». Or, l’intérêt porté à la gestion de risques s’explique largement par la volonté d’attirer les investisseurs privés et par celle de « placer » les diplômés aux meilleurs postes. Ceci est notamment rendu visible par la création, un peu partout, de chaires de gestion de risques, celles-ci étant systématiquement orientées vers la recherche de partenariats avec le privé. Les chaires de développement durable de Sciences-Po et de Polytechnique en constituent l’illustration la plus frappante [10].
Le rapport OSEM (Orientation stratégique des écoles des mines) [11], commandé en 2001 par le secrétariat d’État à l’Industrie, stipule que, pour faire face à la concurrence, les écoles des Mines doivent accorder une plus grande place aux « sciences du risque » et développer la recherche contractuelle avec les entreprises sur ce thème. Ce rapport a conduit à la création d’un Groupe des écoles des mines sur le risque (le « GEM Risques ») et a encouragé le développement d’une « science du risque », les « cindyniques ».
Mais la meilleure preuve de l’intérêt croissant des grandes écoles pour la gestion de risques réside probablement dans le fait que ce thème ait été retenu pour le congrès de la Conférence des grandes écoles de 2002 [12]. Celui-ci a réuni autour de P. Lagadec – l’un des « risquologues » les plus en vue – quelques-uns des grands noms de la gestion de risques, ainsi que des membres de la haute administration, des philosophes et des sociologues.
Les écoles d’ingénieurs sont celles où la gestion de risques s’est le mieux imposée. Ces écoles associent la recherche à l’enseignement et peuvent, beaucoup plus que les écoles de commerce, combiner les divers aspects de la gestion de risques (industriels, financiers, sociaux, etc.). Le mouvement a commencé dans les écoles de second rang qui ont cherché à s’attribuer la découverte d’enseignements en provenance des États-Unis et de s’associer sur le long terme à un métier émergent dans l’espoir de monopoliser la formation des professionnels.
Mais la gestion de risques a été l’occasion de reconduire une lutte ancienne pour l’accès aux positions dominantes entre écoles d’ingénieurs et écoles du pouvoir technico-administratif, comme l’ENA ou Sciences Po [13]. Celles-ci ont dû s’adapter et proposer des formations dans ce domaine. Pour l’ENA, on peut également y voir le fruit de la stratégie qui l’a conduite à s’associer à l’Institut national des études territoriales et à accorder plus d’importance aux problématiques liées à la déconcentration et à la décentralisation des services de l’État.
Certaines grandes écoles de commerce ont de leur côté une expérience de la gestion de risques, notamment du fait de partenariats établis avec les assurances. Mais ce n’est que récemment, dans une stratégie globale de modernisation, que le risk management à proprement parler y a fait son entrée. L’université Paris IX-Dauphine a ainsi créé un mastère de management des risques en lieu et place d’un mastère de gestion d’assurances.
Les penseurs du risque : des agents hybrides
Le risque est donc devenu en quelques années un enjeu majeur au sein du champ du pouvoir. C’est ce qui permet d’expliquer la prolifération des discours sur le risque. Ils sont produits par des agents ayant certaines caractéristiques, à commencer par l’« ambivalence ». Proches du pouvoir (ils sont associés aux grandes écoles, au monde de l’entreprise et parfois au patronat, remplissent des fonctions d’expertise, sont visibles sur la scène médiatique, etc.), ils n’en disposent pas moins d’un capital culturel important (doctorat, habilitation à diriger des recherches, etc.) et occupent parfois des positions importantes dans le champ académique (direction de laboratoires notamment). Mais leur capital culturel est surtout valorisé dans le champ du pouvoir, ce qui les oppose aux intellectuels dits « purs » [14]. Ils exercent un pouvoir temporel médiatisé à travers les hommes de pouvoir aux yeux desquels ils font autorité. Ce sont également des agents dont les trajectoires sociales associent successivement ou simultanément (on parle alors de multipositionnalité) des passages dans des univers sociaux très différents. Ces penseurs, que l’on pourrait qualifier de « centraux » au sens de la sociologie des réseaux, fonctionnent comme des « passages obligés ». Ils mettent en relation différents univers sociaux faiblement connectés par ailleurs, touchant ainsi une véritable « prime à l’ambiguïté ». C’est notamment le cas de tous ces intellectuels qui sont suffisamment engagés dans la pratique (par leur travail de conseil ou leur participation directe à l’exercice du pouvoir dans les entreprises, l’État ou les administrations) pour être appréciés et écoutés par les décideurs. On pense bien sûr à des personnages comme Olivier Godard (économiste, Polytechnique) et Patrick Lagadec (politologue, Polytechnique), François Ewald (philosophe, CNAM/Dauphine), Jean-Hervé Lorenzi (économiste, Dauphine) ou encore Bertrand Munier (économiste, Arts et métiers). C’est par l’intermédiaire de tels agents que s’effectue l’emprise du champ du pouvoir sur le champ intellectuel.
Un penseur « ambigu »
Patrick Lagadec incarne parfaitement ces « penseurs du risque » aux caractéristiques sociales ambivalentes, à mi-chemin entre champ intellectuel et champ du pouvoir. D’origine bourgeoise, sa trajectoire scolaire se caractérise par la combinaison atypique entre écoles du pouvoir (après une prépa à Sainte-Geneviève, il est diplômé de l’Essec en 1970) et lieux de formation intellectuelle autonomes (il est diplômé de l’École pratique des hautes études en 1972). En 1979, il soutient à l’IEP de Grenoble son doctorat d’État [15] devant un jury constitué à la fois de hauts fonctionnaires et de chercheurs. C’est dans cette thèse qu’il introduit la notion de « risque technologique majeur », qui inspire immédiatement la création d’une Délégation aux risques majeurs. Le succès de ses idées est rapide, particulièrement dans la haute administration, et ce notamment grâce au crédit que lui accordent des publications telles que Futuribles, Préventique, Innovation, etc. En 1981, il propose le concept de civilisation du risque. Dans les années suivantes, il se fait le spécialiste d’un nouveau domaine, celui des « crises », qui lui ouvre des horizons nouveaux, ceux des risques sociaux, économiques ou politiques. P. Lagadec occupe simultanément des positions importantes dans le champ académique (directeur de recherche à Polytechnique, membre du Conseil scientifique du Groupe d’intérêt scientifique sur le risque du CNRS) et dans le champ du pouvoir (membre du Conseil supérieur de la sûreté et de l’information nucléaires, du Conseil d’évaluation et de la recherche de l’Institut national d’études de la sécurité civile). Il est particulièrement bien intégré au réseau des grandes écoles (il enseigne aux Mines et à l’ENA, intervient régulièrement à l’INET, Sciences Po Paris, Dauphine, etc.). Il remplit de nombreuses fonctions d’expertise (auprès de l’Organisation mondiale de la santé, de l’Assemblée nationale, du Sénat, mais aussi de nombreux gouvernements étrangers). Il est également très proche du patronat (il est l’une des figures clés de l’université d’été du Medef de 2002, consacrée au thème « Risque et incertitude »). Ses idées, qui se réduisent le plus souvent à une mise en forme savante de prénotions patronales, rencontrent un vif succès auprès des décideurs, ce dont on trouve une bonne illustration dans le fait que ses ouvrages figurent en bonne place dans la liste des « livres de chevet des patrons » proposée par Les Échos le 19 mars 1996 [16].
Ces penseurs du risque se retrouvent, au-delà de leurs différences d’intérêt, dans des « lieux hybrides » – institutions, colloques, séminaires, etc. – à travers lesquels ils font exister la problématique du risque et dans lesquels ils sont mis en relation avec des praticiens de la gestion des risques et des décideurs. C’est dans ces lieux qu’est produite la « pensée du risque ».
Une vision du risque conforme à « l’esprit » des grandes écoles
Élaborés dans les régions dominantes de l’espace social, par et pour des agents qui en sont issus, les discours sur le risque participent pleinement à la production et à l’imposition de la philosophie sociale des groupes sociaux dominants. En d’autres termes, ils participent à la légitimation de la domination, et ce d’autant plus que la question de la sécurité a toujours été associée dans les représentations collectives à celle du pouvoir, notamment sous sa forme étatique. Malgré leur diversité apparente, liée à la pluralité des privilèges à justifier, ces discours présentent suffisamment d’invariants pour que l’on puisse parler d’une « pensée du risque » typique des grandes écoles. En effet, ces discours fonctionnent de la même manière (ils substituent la référence à l’expertise scientifique et notamment aux techniques empruntées au management à la référence à la volonté populaire) et s’appuient sur l’application systématique d’un même schème fondamental, véhiculant une même vision de la société. C’est cette diversité phénoménale qui garantit l’efficacité d’un discours qui, paré des attributs de la pluralité des points de vue, peut remplir sa fonction conservatrice en imposant les prénotions jamais questionnées sur lesquelles il est construit.
Cette pensée du risque se caractérise par la volonté de dissoudre le paradigme des classes sociales (que le risque tendrait à homogénéiser, comme le rappelle le sociologue Ulrich Beck [17]) et de lui substituer une autre vision unifiante de la société, celle d’un « nouvel univers des risques ». La société du risque s’opposerait à la société de classes comme le présent s’oppose au passé, le flexible au rigide, le complexe au simple, le réticulaire au hiérarchique, le discontinu au continu, le post-moderne au moderne, l’ouvert au fermé, les compétences aux statuts, la liberté aux privilèges, le bon sens aux idéologies, le marché à l’État, et ainsi de suite, jusqu’à ce que la réalité sociale soit épuisée. Cette modernité avancée échapperait entièrement à l’analyse sociologique classique. Mais surtout, en remettant en cause les équilibres traditionnels, elle appellerait une refonte complète des rapports sociaux, et notamment du rôle de l’État. Dans cet univers complexe, les risques ne doivent pas être envisagés comme des calamités, mais comme des « gisements d’opportunités » [18] pour reprendre les termes de Patrick Lagadec. Et personne d’autre que l’« entrepreneur » n’est mieux à même de saisir cette chance. On retrouve ici l’opposition entre les « risquophobes », attachés à leurs « privilèges », et les « risquophiles », telle qu’elle a été conceptualisée par D. Kessler et F. Ewald pour le Medef [19]. L’apologie de la prise de risque sert également à justifier une flexibilité accrue du travail, l’insécurité sociale étant présentée comme un principe positif d’organisation sociale.
Fragments d’un discours dominant
Dès l’allocution d’ouverture du congrès de la Conférence des grandes écoles de 2002, la question des risques est présentée comme un enjeu touchant à la légitimité des élites. Ce sont les bases du pouvoir et de l’autorité qui sont mises en cause par le « nouvel univers des risques ». Tous les intervenants partagent l’idée selon laquelle nous vivons dans un univers où « tout est nouveau ». Et ils n’ont de cesse de rappeler qu’il est du « devoir » et de la « responsabilité » des « élites » de s’adapter à ce nouveau monde, sans quoi leur domination n’aurait plus de fondement. Ainsi, pour Jean-Pierre Barthélémy (professeur de mathématiques à l’École nationale des télécommunications), les « décideurs » sont désormais « plongés dans un univers extrêmement dynamique et évolutif, sans principe régulateur évident ». Alain Cadix, le président de la CGE, rappelle quant à lui que « les grandes écoles montrent, par l’intérêt porté au thème des risques et de leur maîtrise, qu’elles [sont] attachées à la préparation des élites à assumer leur responsabilité dans un monde devenu résolument différent ». Bruno Cuche, commandant de Saint-Cyr Coëtquidan, affirme que « l’émergence de nouveaux risques constitue un défi majeur » et Marc Debenne (recteur de l’Académie de Rennes) d’ajouter qu’il s’agit bien d’un défi « pour la formation de nos élites ». P. Lagadec parle de « nouvelles frontières ». Beaucoup d’intervenants se rangent derrière l’idée d’un « changement de paradigme » (A. Cadix). Or cette « rupture paradigmatique » (Pascal Chaigneau, Directeur des formations en gestion de risques de HEC) en appellerait à de nouvelles formes d’exercice de l’autorité : « Nous sommes entrés dans un monde différent, affirme A. Cadix. […] Nous sommes devant un changement de paradigme.[…] Nos pratiques et nos modes de gouvernance ou de management sont aujourd’hui remis en question ».
Le thème du changement de paradigme amène celui de la caducité de la science et de la crise de la rationalité. Pour le philosophe Jean-Michel Besnier, « le positivisme a vécu » et « le désir de science est en période de reflux ». Il en appelle à la fin de la « rationalité cartésienne », « séquentielle », affirmant que « la science ne peut plus être perçue comme la source de tous les progrès ». J.-P. Barthélémy annonce quant à lui « la mort de la rationalité ». Ce qui est reproché à la science, c’est son approche déterministe, qui serait incapable de rendre compte des réalités nouvelles. Ainsi, lors de son allocution d’ouverture, A. Cadix n’hésite pas à s’en prendre aux « déterminismes » et à « l’approche statistique de la réalité », qui seraient aujourd’hui complètement « battus en brèche ». Plus tard, J.-M. Besnier affirme qu’il faut « accepter l’indétermination comme un défi permanent, plutôt que comme un malentendu à dissiper ». Et J.-P. Barthélémy de conclure : « La vie n’est faite que d’événements à probabilité nulle ».
Cette critique des sciences déterministes n’est pas sans lien avec la vision « fluide » et « mouvante » de la société que se font les dominants. Et rien n’est plus éloquent à ce sujet que la place qui est réservée à la sociologie. En effet, la sociologie, comme forme de connaissance rationnelle du monde social, passe pour être une science « rigide », enfermée dans des schémas d’un autre âge. J.-M. Besnier n’hésite pas à en dénoncer la « fascination pour la modélisation », incapable de rendre compte de la complexité du réel. Mais il en condamne surtout « la fascination pour les réductionnismes ». On comprend alors pourquoi le seul rôle attribué à l’enseignement de la sociologie est celui d’aider les étudiants à mieux « comprendre l’erreur humaine » (G.-Y. Kervern). Devant les résistances de la science et particulièrement des sciences humaines, les intervenants en appellent donc à « revoir nos façons de penser » (P. Lagadec), à « faire sauter les verrous académiques » et surtout à « oser la complexité » (J.-L. Wybo), dont l’institutionnalisation dans les grandes écoles est présentée comme une urgence.
L’institutionnalisation de la gestion de risques dans les grandes écoles est donc le produit de la concurrence qui anime le champ des établissements d’enseignement supérieur. Quant à la pensée du risque produite et reproduite en leur sein, elle fonctionne comme une contribution aux discours de légitimation des fractions dominantes. Et si les discours sur le risque ne font en grande partie que ratifier des schèmes de pensée qui leur préexistaient en leur donnant l’occasion de s’appliquer à un nouvel objet, ils n’en présentent pas moins des spécificités qui en font des discours originaux et peut-être plus efficaces que leurs ancêtres. Tout d’abord, ils sont plus systématiques, ayant pris acte de l’échec des discours antérieurs à produire une vision unifiante du monde social susceptible de se substituer à l’appréhension de la société en termes de classes. Par ailleurs, ils se veulent mieux fondés sur le plan épistémologique, et sont l’objet d’un véritable travail de mise en forme scientifique. Enfin, ils bénéficient d’une tendance générale, celle qui consiste à décrédibiliser la politique au sens classique du terme au profit d’une « gouvernance » rationnellement fondée.
[1] Schumpeter Joseph A., Histoire de l’analyse économique [1954], trad. Casanova J.-C., vol. 1., L’âge des fondateurs, Paris, Gallimard, 2004, 530 p., (coll. Tel).
[2] Bourdieu Pierre, La Noblesse d’État, grandes écoles et esprit de corps, Paris, Minuit, 1989, 568 p. (Le sens commun).
[3] Duclos Denis, Attention, risquologues ! Analyse du champ socio-politique des risques techniques et sociaux, mars 2003, 486 p. Disponible sur : http://www.wmaker.net/dduclosCNRS/r...
[4] Sur le rôle des médias, voir Champagne Patrick, « L’environnement, les risques et le champ journalistique », Regards sociologiques, 1994, n°17, p. 73-90.
[5] Short James F., « Toward the social transformation of risk analysis », American Sociological Review, 1984, vol. 49, n°6, p.711-725 et Inhaber Herbert, « The increase in risk interest », Letter to the Editor, Society for risk analysis, 1982, vol. 2, n°3, p. 119-120.
[6] Henri Fayol évoquait déjà, en 1916, une fonction gestion de risques. Fayol Henri, Administration industrielle et générale [1916], 2ème éd., Paris, Dunod, 1999, p. 27.
[7] Sur la professionnalisation de la gestion de risques, voir : Daccache Michel, « En quête d’existence : l’émergence de la fonction de risk manager dans les entreprises », Regards sociologiques, Strasbourg, décembre 2006-janvier 2007, n°32, p. 37-46.
[8] Champagne Patrick, Pagès Jean-Pierre, « Opinion publique, représentation et environnement », Espaces et sociétés, 1991, n°77, p. 45-64.
[9] Bourdieu P., La noblesse d’État, grandes écoles et esprit de corps, op. cit., p.188.
[10] Sur la dynamique d’ouverture de Sciences Po au secteur privé, lire Grunberg Gérard, « La recherche à Sciences Po », Revue pour l’histoire du CNRS, novembre 2004, n°11.
[11] Programme OSEM, Rapport, Paris, Groupe OSEM, novembre 2006. Document disponible sur : www.emn.fr/actualite/publication/ra....
[12] Créée en 1973, cette institution réunit les représentants de plus d’une centaine de grandes écoles françaises et a pour objet de fixer de grandes orientations scientifiques et pédagogiques.
[13] Bien que Sciences Po, comme Dauphine, ne soit pas à proprement parler une grande école, elle appartient pleinement au sous-champ des écoles du pouvoir et c’est à ce titre que nous l’avons intégrée à l’analyse.
[14] Bourdieu Pierre, Boltanski Luc, « La production de l’idéologie dominante », Actes de la recherche en sciences sociales, 1976, vol. 2, n° 2, p.6
[15] Lagadec Patrick, Politique, risques et processus de développement. Le Risque technologique majeur, Thèse d’État, Sciences politiques, IEP Paris, 1979.
[16] Les Échos, « Les livres de chevet des patrons », Les Échos, 19 mars 1996, p. 12-17.
[17] Beck Ulrich, La société du risque. Sur la voie d’une autre modernité [1986], trad. Bernardi L., Paris, Alto Aubier, 2001, 522 p.
[18] Site internet de P. Lagadec : http://www.patricklagadec.net.
[19] Ewald François, Kessler Denis, « Les noces du risque et de la politique », Le Débat, mars-avril 2000, n°109, p.100-136.
http://www.fondation-copernic.org/spip.php?article291
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