Jacques-Emmanuel Saulnier, brillant porte-parole d’Areva, leader mondial du nucléaire, fait savoir par courrier (1) que « [s]es équipes ont pour instruction de ne plus donner suite à vos sollicitations ». Il s'adresse au réalisateur Dominique Hennequin, à qui il reproche ses propos tenus dans Télérama pour parler de son film Uranium, l'héritage empoisonné, diffusé ce soir sur Public Sénat. Avant de revenir sur la polémique, attardons-nous d'abord sur deux enquêtes effectuées à Arlit, au Niger, où Areva exploite des mines.
Jacques-Emmanuel Saulnier dénie à la visite de Dominique Hennequin le caractère d’une « opération de com (…) : Nous aurions choisi une autre audience que celle offerte par Public-Sénat, soyez-en assuré ». On appréciera le compliment adressé à une chaîne pas franchement subversive, qui, dans la mesure de ses faibles moyens, mène cependant une politique ambitieuse en matière de documentaire. Et on n’osera contester cette information fournie par Areva : « Plus de 50 journalistes se sont rendus à Arlit l'an passé. » Parmi eux, Patrick Forestier, qui a réalisé pour Spécial investigation une enquête, Trafic d'uranium, diffusée début novembre sur Canal+. Un petit comparatif avec le travail de Dominique Hennequin, fondé sur quelques extraits, se révèle particulièrement édifiant.
Pour les deux reporters, la visite des mines d’Arlit ne constitue que la seconde partie de leur document. Dans sa première partie, très intéressante, Patrick Forestier enquête sur l’extraction périlleuse et la destination douteuse de l’uranium des mines clandestines situées en République démocratique du Congo (RDC). De son côté, Dominique Hennequin se rend au Gabon pour mesurer les désastreuses conséquences sanitaires et environnementales de l’exploitation par la Comuf (filiale d’Areva) d’un site fermé en 1999.
Nous voici au Niger. Patrick Forestier y est allé à l’occasion d’une cérémonie bien fréquentée.
« Atomic Anne » bénéficiera d’un micro très ouvert et d’une caméra très admirative jusqu’à la fin du reportage. Pour sa part, Dominique Hennequin rencontre quelques mois plus tard d’autres Touaregs moins folkloriques. En passant par l’Algérie, après avoir traversé le désert. Ceux-là s’expriment – ce n’est pas le commentaire qui parle à leur place. Et voici ce qu’ils disent :
Patrick Forestier descend ensuite dans une mine de la Cominak, qui, « fait exceptionnel, accepte de nous ouvrir les portes de ses boyaux souterrains ». « Exceptionnel », c’est un peu exagéré. Si j’en crois Jacques-Emmanuel Saulnier, cette mine est un vrai moulin à vent. Le reporter y recueille des témoignages sur les conditions de sécurité.
Visitant lui aussi une mine souterraine de la Cominak, Dominique Hennequin est confronté exactement au même discours. Mais il se permet d’émettre des doutes.
Au fait, où va le radon dont un mineur explique à Patrick Forestier qu’il doit être ventilé pour ne pas les intoxiquer ? L’enquête de Canal+ donne une réponse plutôt succincte.
Suivra le discours calibré des salariés d’Areva évoqué plus haut. Dominique Hennequin, lui, s’intéresse de plus près à cette pollution atmosphérique. Exprimant de nouveau son scepticisme.
Chaque gisement d’uranium possède son usine de traitement du minerai qui broie la roche puis en extrait l’uranium naturel pour produire l'uranate, ou « yellow cake », exporté vers les usines d'enrichissement françaises. En visitant l'installation de la Cominak, Patrick Forestier s’arrête d’abord devant le tas de minerai prêt à être traité.
Patrick Forestier ne le sait peut-être pas, mais il assiste à un rituel très prisé des dirigeants d’Areva, une ordalie qui établit l’innocuité de leur industrie : prendre dans la main un objet peu radioactif et, si l’exposition n’est pas prolongée, peu dangereux (sauf par inhalation ou ingestion, d’où la phrase « Je vais me laver les mains. »). Dominique Hennequin, lui aussi, visite l’usine de traitement de l’uranium. Mais il ne s’attarde pas sur le beau minerai doux au toucher, il s’interroge sur le devenir des boues qui sont produites lors de fabrication de l’uranate. Des boues stockées à l’air libre.
Au final, le contraste entre les deux enquêtes est saisissant. N’accablons pas Patrick Forestier : il ne s’intéressait pas à la pollution engendrée par l’extraction d’uranium mais aux risques géopolitiques (la prolifération) qu’elle implique. De ce point de vue, son enquête est réussie. N’empêche que le message des communicants est passé. Les abominables mines clandestines de RDC semblent avoir été filmées pour mieux faire admirer le soin avec lequel Areva extrait de l’uranium nickel au Niger – et pour annoncer en conclusion que l’entreprise va implanter son formidable savoir-faire… en RDC (!).
Dominique Hennequin, de son côté, a creusé son sillon avec rigueur, multipliant les sources d’information : associations, scientifiques, médecins, victimes, juristes, opposants politiques… et Areva, bien sûr. Le tout sans jamais remettre en cause la nécessité d’exploiter l’uranium du Niger pour alimenter les centrales d’EDF. Cette démarche simplement rigoureuse n’a pourtant pas l’heur de plaire aux apôtres de la communication.
Dans sa lettre, le porte-parole d'Areva met particulièrement en cause une impression confiée à Télérama par Dominique Hennequin. « Notre visite était tellement encadrée, elle m’a rappelé la Corée du Nord », dit le réalisateur (qui a effectué un reportage au pays de Kim Il-sung). « Il est outrancier de comparer l’accueil d’Areva à celui de la Corée du Nord, s’indigne Jacques-Emmanuel Saulnier. Que vous vous livriez à un amalgame géopolitique de ce type pour qualifier la manière dont notre Groupe vous a ouvert ses portes est insultant pour celles et ceux de mes collègues qui, au siège ou au Niger, se sont mobilisés à cet effet. »
Le porte-parole d’Areva voudrait faire croire à une attaque contre des personnes ? Mais Dominique Hennequin parlait d’une ambiance qu’il a ressentie, pas des salariés d’Areva. Le Niger n’est pas la Corée, les communicants de la multinationale ne sont pas les robots d’un régime totalitaire. Ils ont loyalement accepté de répondre aux questions les plus dérangeantes posées par un reporter bien documenté dont la pugnacité les a parfois contraints à exprimer quelques ambiguïtés révélatrices. Quant aux mesures sécuritaires auquel est soumis le Nord Niger, il va de soi qu’elles ont été « décrétées » par le gouvernement, pas par Areva… même si la spoliation de leurs terres pour les besoins de l’exploitation minière n’est pas étrangère aux motivations des rebelles touaregs.
Dominique Hennequin a donc enfreint le catéchisme d’Areva. Celui-ci est d’une simplicité biblique : « Nous ouvrons grand nos portes et nos fenêtres à quiconque nous sollicite », prêche régulièrement Jacques-Emmanuel Saulnier, moine-soldat du combat pour la « transparence », dans de grands élans œcuméniques. Et c'est vrai (2). Ensuite, si l’enquêteur prend l’initiative de vérifier les dires des communicants, de chercher d’autres sources, d’interroger des personnes « dont on connaît les engagements » – disent-ils pernicieusement… comme si Areva n’avait pas d’engagements ! –, bref, s’il fait son travail de journaliste… Sacrilège ! Le mécréant a abusé de la confiance de ses hôtes, usant de « pratiques déloyales » pour mener une enquête « à charge ».
Si cela peut le consoler, Dominique Hennequin n’est pas le premier (et sûrement pas le dernier) à subir ce genre d’excommunication de la part d’Areva (ou de la part d’autres entreprises familières du même bréviaire). Au diable les sermons ! Leur seule existence confirme la pertinence du travail réalisé. Après tout, le triste sort réservé aux salariés et riverains des mines africaines ne méritait-il pas une enquête « à charge » ?
Samuel Gontier
(1) La lettre d'Areva (ou sur le site d’Areva).
(2) Il m'a été donné d'apprécier la civilité et la disponibilité dont il sait faire preuve.
http://television.telerama.fr/television/le-niger-l-uranium-et-les-communicants-excommunicateurs,50463.php#xtor=RSS-18
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