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19/12/2009

Démocratie, travail et suicide ou Ce que travailler veut dire

Isabelle Ferreras

Les nouvelles sont mauvaises. L'entreprise devient un lieu où l'on se suicide. Progressivement, depuis les années 1990, le phénomène prend de l'ampleur. Renault, PSA, EDF, Areva, Thalès, enfin, France Télécom. Ouvriers, employés, cadres, leur geste de désespoir ultime jette les directions dans l'incompréhension. Le capitalisme aimait croire que les facteurs de production étaient ajustables et souples – flexibles - à souhait. Vraisemblablement, tout comme la planète, l'humain aussi a ses limites.

Comment comprendre le suicide lié au travail ? Incontestablement, le travail, aujourd'hui, mobilise intensément les attentes des individus. Il importe de comprendre ce que l'expérience du travail représente aux yeux des individus, pour comprendre ce qui peut les pousser à aller si loin. Au contraire de la psychologisation ambiante des enjeux, ce sont des réponses en termes politiques et institutionnels qu'il faut apporter. Pour y parvenir, il faut comprendre ce que représente l'expérience du travail pour celui qui travaille. C'est pourquoi l'analyse du travail se trouve directement au cœur de la réponse à donner au "problème du travail", dont le suicide n'est que le symptôme, le plus frappant et le plus dramatique.

A l'heure où 70 % des emplois relèvent du secteur tertiaire, qu'est-ce donc que le travail dans nos sociétés démocratiques avancées ? Trois dimensions principales le caractérisent : l'expérience du travail est expressive, publique et, au fond, politique. On observe en effet aujourd'hui que le rapport au travail est de l'ordre du sens, de l'expressivité. Contredisant le postulat de la théorie économique qui présuppose un rapport de type exclusivement instrumental au travail (le travail contre le salaire), les recherches actuelles clarifient le fait que le travail est un support de sens central dans la vie de l'individu. Ainsi, même dans le cas des caissières de supermarché, poste de travail emblématique de la société des services mais se trouvant au bas de l'échelle des carrières et des salaires, la dimension instrumentale reste marginale dans le rapport au travail. En effet, la dimension instrumentale (le salaire) se voit toujours reprise dans des dimensions expressives qui la dépassent, telles que l'enjeu de l'intégration sociale ou du sentiment d'utilité à autrui.

Ensuite, l'irruption du client dans l'univers du travail, caractéristique décisive de l'économie des services, donne corps à une réalité nouvelle : travailler, du point de vue du salarié, c'est réellement prendre part à la sphère publique. Cela se joue au niveau concret des pratiques quotidiennes, au travers des attentes manifestées à l'égard de la clientèle singulièrement. Ainsi, sous le regard permanent des clients, les salariés manifestent l'attente que le régime typique de la sphère publique des sociétés démocratiques, fondé sur l'égalité des personnes, règle les échanges dans l'entreprise. Cela n'est évidemment pas le cas et explique la situation de "souffrance" actuelle.

Au fond, il fait sens de dire que l'expérience du travail est fondamentalement politique. Vu la flexibilité qui le définit aujourd'hui (des horaires, des tâches, etc.), travailler constitue une expérience d'insertion et de positionnements incessants dans les collectifs de travail. L'observation montre que les situations de travail sont analysées par les salariés au travers des registres du juste. Cela concerne les innombrables "petits" conflits quotidiens du travail (organisation des pauses, accès à une formation, réorganisation des équipes) aussi bien que les conflits majeurs (restructurations et licenciements collectifs). Ainsi, c'est l'enjeu du juste par rapport au collectif qui est l'aiguillon transversal à toutes les situations qui font la vie de l'individu au travail. Or la question du juste en référence au collectif constitue l'essence même du politique – raison pour laquelle on peut parler du travail comme expérience politique. Enfin, lorsque l'on dégage les divers registres de justice avancés par les salariés (mérite, égalité, performance, ancienneté, situation familiale, etc.), on s'aperçoit que c'est la norme de la justice démocratique qui est pensée comme la procédure adéquate pour trancher les conflits entre critères de justice rivaux. Ainsi, les personnes au travail témoignent de l'intuition qu'il serait juste qu'elles puissent participer à élaborer les règles auxquelles elles doivent se soumettre. Etrange ? Au contraire, cela est logique pour des sociétés à culture démocratique avancée…

Aujourd'hui, de nombreux obstacles s'opposent à la reconnaissance de cette attente démocratique au travail. En effet, le travail est gravement mis sous tension par l'arrangement capitaliste : celui-ci déconsidère l'intuition démocratique contenue dans l'expérience du travail en privilégiant un régime de pouvoir de type domestique, pré-démocratique, celui de l'"arbitraire patronal" – et ce, même quand il est mâtiné de présence syndicale, actuellement bien trop faible par rapport au pouvoir accordé aux détenteurs des capitaux de l'entreprise. Ainsi, le travail n'est pas qu'une "souffrance", c'est pour cela qu'il fait souffrir. Car les attentes démocratiques qui l'animent sont gravement trompées.

Il est à craindre qu'en continuant à ignorer la question qualitative que pose le travail aujourd'hui, nos sociétés se condamnent à enregistrer la souffrance extrême de certains et la frustration grandissante de tous, conséquences de l'arbitraire capitaliste au travail. Ce n'est pas à coup de psychologues, pour renforcer les DRH, que l'on adressera sérieusement le problème qui se fait jour ici. Ce sont des réponses d'ordre organisationnel et institutionnel qui doivent être apportées : quelles institutions pour la gouvernance de l'entreprise, adéquates à ces attentes ? Quels modes d'exercice du pouvoir, légitime et non arbitraire, dans les équipes de travail ? "Une civilisation qui ruse avec ses principes, a dit Césaire, est une civilisation menacée." A l'heure où l'économie est productive car sa main-d'œuvre est plus qualifiée que jamais, la France ne peut plus faire l'économie de ces questions politiques. Equiper les salariés des capacités nécessaires à participer aux décisions qui les concernent, en commençant par des droits individuels, collectifs et syndicaux adéquats, tels qu'ils puissent réellement se réapproprier leur vie au travail et leur destin personnel, ainsi qu'en faire bénéficier l'ensemble de la société par une vitalité renouvelée, voilà ce qui sera défendre, sérieusement, la "valeur travail" – et la démocratie.

http://www.lemonde.fr/opinions/article/2009/12/18/democratie-travail-et-suicide-ou-ce-que-travailler-veut-dire-par-isabelle-ferreras_1282541_3232.html

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