« Bobos » et « travailleurs pauvres ». Petits arrangements de la presse avec le monde, Xavier de la Porte (extraits)

En 2000, David Brooks, rédacteur en chef du Weekly Standard et éditorialiste à Newsweek, publie un livre intitulé Bobos in paradise. Les « bobos » sont selon lui des « bourgeois-bohèmes », « qui ont suivi des études supérieures et qui ont un pied dans le monde bohème de la créati­vité et un autre dans le royaume bourgeois de l’ambition et de la réussite matérielle ». Ils forment une « nouvelle élite de l’ère de l’information », un « nouvel establishment[1]».

S’il cherche bien à identifier et décrire une nouvelle catégorie sociale, le livre « contient peu de statistiques. Peu de théorie. Max Weber peut dormir sur ses deux oreilles ! Je me suis contenté de décrire comment vivent ces gens en utilisant une méthode qui pourrait être qualifiée de “sociologie comique” ». De fait, le ton est enlevé, drôle et moqueur (même si Brooks l’annonce d’entrée : « J’appartiens à cette catégorie. Nous ne sommes pas si méchants que ça. »). La population décrite est typiquement américaine, le parangon du « bobo » est le couple Clinton « faisant partie des pacifistes des années 1960 et des fanatiques des échanges boursiers des années 1980. Ils sont arrivés à la Maison-Blanche chargés à bloc d’idéaux bohèmes et d’ambitions bourgeoises ».

Avant même la traduction française du livre de Brooks, et malgré l’arrière-plan très américain, la catégorie fait une entrée fracassante dans l’espace médiatique français. À la base, la traduction d’un compte rendu du livre dans Courrier International du 15-21 juin 2000. Un mois plus tard, Libération consacre la rubrique « Tendance mode de vie » de son numéro du week-end aux « bobos »[2]. La journaliste, Annick Rivoire, ancre la caté­gorie dans un contexte français : « [ils] cultivent une passion pour les légumes bio et les gadgets techno. Ils engrangent les stocks options et sou­tiennent José Bové à Millau. Ces bohémiens chics veulent avoir les pieds dans la terre et la tête dans le cyberspace. »

Bien que se référant au livre de Brooks, l’article décrit sur le mode du « ils sont comme ci… ils font comme ça… » une catégorie sociale très éloi­gnée des « bobos » américains. C’est la naissance des « bobos » à la fran­çaise. Un mois plus tard, le magazine Elle, sous la plume d’Alix Girod de l’Ain, consacre à son tour un article aux « bobos »[3]. La journaliste évoque une « nouvelle catégorie sociale » et précise que « l’expression est déjà sur toutes les lèvres ». Peu après, c’est le tour du Parisien, qui parle d’une « nouvelle catégorie socioculturelle[4] », puis de France Soir[5] et du Monde[6]. Mi-novembre 2000 - délai exceptionnellement court dans l’édition -, paraît la traduction française du livre de Brooks. L’« événement » offre l’occasion d’une nouvelle salve d’articles (Libération, Le Nouvel Obser­vateur, Le Monde, Elle, etc.).

Un tournant s’opère avec un article publié dans les pages « Rebonds » de Libération le 8 janvier 2001. Sous le titre « Municipales : les bobos vont faire mal », le géographe Christophe Guilluy utilise le terme de « bobos » pour décrire la nouvelle bourgeoisie de gauche qui s’installe massive­ment dans les quartiers populaires de l’Est parisien. Il précise que cette population « a évacué la question sociale, et se détermine prioritairement sur des questions ayant trait à la qualité de la vie au bien-être individuel ». Il conclut qu’elle sera un enjeu important de la campagne parisienne.

Cet article, outre qu’il constitue les « bobos » en catégorie politique, offre une caution scientifique à leur existence et élève Christophe Guilluy au rang de spécialiste des « bobos ». Il est interrogé très régulièrement dans les articles qui suivent et pendant toute la campagne des élections municipales parisiennes. Dès lors, la catégorie des « bobos » existe de manière autonome (peu à peu, la référence à Brooks et à son origine amé­ricaine disparaît), n’a plus besoin d’être expliquée et s’impose dans des champs qui vont de la consommation (les « produits bobos ») à la poli­tique (les municipales de 2001 consacrent la victoire des « bobos » dans les principales grandes villes de France) en passant par le langage commun.

Une catégorie créée par un journaliste pour les journalistes

Créée par un journaliste, la catégorie « bobo » arrive en France sous la plume des journalistes. Alix Girod de l’Ain, de Elle, se souvient avoir lu le papier de Courrier International. Annick Rivoire, de Libération, est plus précise : « Un jour, avant l’été, une documentaliste m’apporte un entrefilet paru dans Courrier International et me dit : “Toi qui es à l’affût des tendances, ça devrait t’intéresser.” J’ai lu le papier, et j’en ai parlé à mon chef de service qui a tout de suite vu le truc. » De fait, le succès est immé­diat. « C’est un des papiers sur lesquels j’ai eu le plus de réactions, se sou­vient Annick Rivoire. J’ai été très surprise parce que je trouvais le sujet rigolo mais pas fondamental. J’ai reçu des coups de fil de la presse fémi­nine, de télés, de radios, même d’une radio québécoise. C’était invraisem­blable. » Le géographe Christophe Guilluy raconte la même histoire : « Le lendemain de mon Rebonds dans Libé, j’étais sur Europe 1 pour expliquer ce que c’était. Et c’est parti très, très vite. J’ai donné énormément d’inter­views très rapidement. C’est marrant, parce que c’était une prédiction de la fille qui m’avait interviewé sur Europe 1 : “Vous êtes sur un truc qui va plaire aux journalistes.” »

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Une terminologie scientifique préexistait à la « boboïsation » des quartiers populaires : la « gentrification ». Mais « ce qui est intéres­sant dans le “bobo”, c’est l’introduction d’une dimension culturelle », dit Christophe Guilluy. C’est l’idée d’une catégorie qui se construit moins sur des niveaux de revenus (même si apparaît un jour dans la presse l’idée que les bobos « gagnent entre 50 000 et 140 000 francs par mois[7] »), que sur un partage de goût. « J’aime beaucoup le travail du sociologue Bernard Lahire, explique Annick Rivoire, qui a bien montré que les anciennes catégories ne fonctionnaient plus. » Elle ajoute : « En France on est encore dans les anciennes catégories. Pour faire mon papier, j’ai appelé Monique et Michel Pinçon-Chariot : ils n’étaient pas très convaincants car, eux, tra­vaillent sur une catégorie ancienne, la très grande bourgeoisie. »

C’est peut-être là l’une des raisons principales du succès des « bobos ». En un seul mot, il devient possible de parler de populations qui n’entrent dans aucune catégorie statistique mais partagent des comportements : vivre dans les quartiers anciennement populaires, voter plutôt à gauche, avoir un souci de l’écologie, des goûts vestimentaires et culinaires néo­hippie et proches du terroir.

Mais, derrière ce mode de vie qualifié de « bobo », ce sont des popula­tions très différentes qui sont concernées : des cadres et professions intellectuelles supérieures certes, mais aussi des intellectuels précaires, des intermittents de l’emploi et des chômeurs en fin de droit ; des classes moyennes précarisées chassées des centres-ville par les hausse des loyers ; un électorat pluriel allant de la sensibilité social-démocrate à l’extrême gauche, et même l’abstentionnisme. Le problème, c’est donc que « bobo », ça ne veut rien dire. Ou plus exactement, qu’il y a un monde entre le sens, politique, que lui accorde Christophe Guilluy et la percep­tion qu’en garde le sens commun, plutôt péjorative, en tout cas moqueuse, d’une population assimilée à la « gauche caviar » et aux privilèges.

Ceci n’aurait aucune importance si l’hypervisibilisation de la catégorie ne jouait pas comme un masque. Pendant que le terme de « bobo » est uti­lisé pour railler les contradictions des bénéficiaires du « nouvel esprit du capitalisme » - sans doute réelles chez certains mais tellement minori­taires -, les pages sociales des journaux perdent de vue l’apparition mas­sive de phénomènes à l’œuvre à l’intérieur de cette catégorie fourre-tout : précarisation croissante des professions intellectuelles et, plus générale­ment, appauvrissement général des classes moyennes. Au-delà, le glisse­ment qui s’est opéré entre le « bobo » à l’américaine et le « bobo » à la française et la connotation très péjorative du terme dans le langage cou­rant (qui explique en partie que personne ne veuille s’y reconnaître) parti­cipent à un usage conservateur qui disqualifie d’emblée toute une série de velléités (écologiques, sociales, etc.) immédiatement considérées comme naïves, un peu affectées et de mauvaise foi.

Notes

[1] David Brooks, Les Bobos, Florent Massot, Paris, 2000, p. 12.

[2] Libération, « L’été de tous les bobos », 15-16 juillet 2000.

[3] Elle, « Voici les bobos », 17 août 2000.

[4] Le Parisien, « Le “bobo”, bourgeois, bohème et à la mode », 21 août 2000.

[5] France-Soir, « Les bobos entre Internet et tapenade », 8 septembre 2000.

[6] « Très bourgeois et très bohèmes, les “bobos” entrent en scène », 20 octobre 2000, Le Monde.

[7] Le Figaro, 2 avril 2001.

http://blog.bafouillages.net/index.php?post/2009/10/30/Les-%C2%AB-bobos-%C2%BB-:-une-cat%C3%A9gorie...-journalistique