Un ensemble d’injonctions sociales, largement diffusées et réappropriées au sein des structures concernées elles-mêmes, engage à faire des structures gériatriques, et notamment des maisons de retraite, de véritables « lieux de vie », ou, comme le dit Isabelle Mallon, des espaces propices à l’élaboration d’un « dernier chez-soi » [1], loin des anciens hospices de vieillards et de leur brutalité [2]. L’attention humaine, et les mots d’ordre qui l’accompagnent (« empathie », « écoute », « relation d’aide », « accompagnement », etc.), sont ainsi érigés en principe régulateur des pratiques du personnel de ces institutions, véritable politique pour une prise en charge renouvelée de la vieillesse, formalisée et codifiée dans des rapports, des chartes (comme la « Charte des droits et libertés de la personne âgée dépendante [3] »), des manuels de soins, et dans les productions internes aux établissements. Pour n’en donner qu’un exemple, tel « Règlement de fonctionnement » d’une maison de retraite énumère dans son introduction les différents aspects de sa « mission » : « une réelle qualité de travail, une atmosphère de sécurité, la convivialité, une qualité de vie, une qualité et une sécurité des soins. »
Ici, on ne peut se contenter de pointer un décalage persistant entre les déclarations d’intention, qui appuient l’importance de la relation humaine et des « petites attentions quotidiennes », et les réalisations pratiques, le plus souvent très éloignées de cet idéal régulateur [4]. Et on peut encore moins annuler la signification de cet écart d’un revers de la main, sur le mode volontariste et performatif, en appelant à accentuer et à systématiser des efforts qui ont déjà porté leurs fruits [5]. L’attention exclusive portée aux imperfections de la mise en place de ces modalités particulières de traitement empêche en effet de s’interroger sur les logiques mêmes de cette tentative d’« humanisation ». Celle-ci, loin d’exercer des effets unilatéraux, nécessairement « positifs », concourt en fait à délimiter (et à restreindre) l’espace de pertinence de l’action gériatrique, et, comme les analyses proposées visent à le montrer, à le situer comme espace de soin symboliquement décapitalisé.
C’est par conséquent en replaçant la gériatrie en général, et la maison de retraite en particulier, dans les configurations du champ médical, duquel dépend une part importante de leurs propriétés de position [6], que l’on peut comprendre les logiques structurelles qui maintiennent leur position marginale, ou, pour mieux dire, dominée [7]. Et c’est précisément dans l’insistance sur « l’aspect humain » du soin en gériatrie, qui entretient et renforce l’écart aux propriétés légitimes du champ médical, fondées sur la technicité des soins (section 1), que se constituent les configurations maintenant l’hétéronomie d’une spécialisation gériatrique potentielle, réduite à des prescriptions formelles (section 2). Elle contribue ainsi, dans l’ordre spécifiquement symbolique, c’est-à-dire dans les taxinomies internes au champ, mais aussi dans leurs répercussions matérielles (comme les modalités du travail ordinaire), au maintien de la gériatrie, et tout particulièrement des maisons de retraite, en bas de la hiérarchie des spécialités (para)médicales et des populations (para)médicalisées, et tend même, d’une certaine manière, à l’en exclure définitivement (section 3).
Présentation du terrain
Les analyses qui suivent reposent sur deux enquêtes parallèles : a) l’observation ethnographique d’une maison de retraite « moyenne gamme » de province, relativement récente (ouverte en 1992) et disposant de 85 lits répartis sur 3 étages – dont 13 consacrés à une Unité Protégée (souvent appelée « Unité Alzheimer ») –, pour une cinquantaine de personnels, et dont la population est caractérisée par un degré de dépendance moyen. L’observation s’est déroulée en deux temps, d’abord au cours de plusieurs stages effectués à partir de 2002 par Olivia Rick dans le cadre d’une formation en soins infirmiers, qui ont permis de collecter un matériau empirique conséquent ainsi que d’établir les premières analyses, puis, trois ans plus tard, par l’intermédiaire d’une série complémentaire d’observations et d’entretiens, avec des membres du personnel comme avec des résidents et leurs familles. Passé, entre ces deux moments de la recherche, d’une situation de désorganisation – liée, entre autres, à des difficultés financières ayant introduit l’éventualité d’une fermeture de l’institution – à une reprise en main relative qui le place, pour reprendre les mots d’une aide-soignante, « dans la bonne direction », l’établissement étudié permet ainsi d’observer les logiques et les modalités d’une « humanisation » en train de se faire ; b) l’analyse de la formation en soins infirmiers, menée par Olivia Rick [8], qui fournit ici certains des éléments de compréhension des structurations du champ médical, à travers notamment l’étude qualitative de l’organisation des cours et la passation d’un questionnaire à un échantillon de 297 étudiants (soit environ la moitié) de l’Institut de Formation en Soins Infirmiers (IFSI) de Drummer-Hinger [9].
Des services non « techniques »
Ne serait-ce qu’en raison des conditions de travail induites par un manque de personnel, donc d’entraide et de temps, et de moyens financiers, le travail en gériatrie est souvent qualifié, d’abord, par sa « pénibilité ». Mais, critiques récurrentes et généralisées à l’ensemble des services médico-hospitaliers, ces éléments ne suffisent pas à expliquer la force particulière avec laquelle elles reviennent dans le cas des services gériatriques et des maisons de retraite. C’est que, dans le cas de la gériatrie, la fatigue et la lassitude, également présentes dans les rythmes soutenus des soins intensifs ou de la chirurgie, par exemple, ne sont pas compensées, donc redéfinies et re-senties, par le prestige spécifique de l’activité exercée. La gériatrie cumule en effet les caractéristiques en contradiction avec les valorisations symboliques légitimes du métier : l’état de dépendance ou d’affaiblissement physique et/ou mental des pensionnaires renvoie le travail effectif du côté du « nursing » ou de l’aide aux repas, et le degré de technicité y est moins important que dans les services « de pointe ».
Dans la mesure où la formation aux métiers d’aide-soignante et d’infirmière [10] réfléchit les structures du champ auquel elle prépare [11], les modalités d’enseignement peuvent fonctionner comme outil d’objectivation de ses divisions symboliques et des divisions objectives qu’elles traduisent et qu’elles soutiennent [12]. Si, dans les IFSI [13], le temps d’enseignement théorique attribué aux « soins infirmiers aux personnes âgées » (80 heures, auxquelles s’ajoutent 80 heures sur les troubles psychiatriques des personnes âgées, pour un total de 2240 heures) correspond au temps moyen attribué aux différents « modules-pathologie », il n’en demeure pas moins qu’il s’agit d’un enseignement peu mis en valeur : les cours ont souvent lieu le lundi matin ou le vendredi après-midi, et sont parfois annulés en raison d’un planning trop chargé, ce qui n’est que très rarement le cas pour des modules « plus fondamentaux ». Les stages en gériatrie reproduisent et renforcent cette relégation, d’abord en termes de volume horaire : deux mois de stage sont consacrés à la gériatrie (un premier stage d’un mois en début de première année de formation et un second en dernière année), contre au moins trois mois pour les stages en services de médecine ou de chirurgie (soit un stage obligatoire d’un mois par année de formation pour chacune de ces spécialités, auxquels se rajoutent souvent les deux mois de stage pré-professionnel en fin de formation). Plus, les stages en gériatrie relèvent, comme plus tard l’exercice du métier d’infirmière dans ces services, davantage du nursing que du soin médicalisé. Si cette caractéristique peut, lors du stage de première année, correspondre à la « progression » d’un apprentissage [14], elle concourt souvent, lors du stage de troisième année (hormis les cas, rares, au moins au sein de l’IFSI étudié, où il s’agit d’un stage d’animation), à inscrire l’étudiante dans une position dévalorisante, démenti pratique à l’acquisition en cours d’un capital spécifique [15], ce dont rend compte une étudiante :
On est là pour faire bouche-trou, on va nous faire faire 10 toilettes alors qu’on est là pour apprendre ! – mais il semble que ce soit souvent le cas dans d’autres services aussi, non ? – oui, mais là, on ne fait rien d’autre ! Ailleurs au moins il y a les soins !
De même, la plupart des étudiants en médecine abordent la prise en charge des personnes âgées parmi d’autres pathologies classées comme relevant de la « médecine interne » (c’est-à-dire non spécialisée), intitulé fourre-tout mêlant des enseignements comme des services accueillant des patients aux pathologies diverses. Aucun cours n’est consacré à la gériatrie en tant que telle en 1er cycle (deux ans), et seulement une quinzaine d’UFR (ou facultés) de médecine (on en compte 43 en France en 2000 [16]) proposent ces enseignements, le plus souvent sous la forme de séminaires. Enfin, la gériatrie n’y apparaît presque jamais dans les stages obligatoires imposés aux étudiants, hormis comme alternative à un stage de médecine interne.
La considération des principales structurations des préférences des étudiantes en soins infirmiers (cf. tableaux 1 et 2), dont on peut lire les évolutions au cours de la formation comme des processus d’ajustement aux divisions du champ [17], permet de préciser l’opposition des services en fonction, principalement, de leur degré de technicité, sous-jacente aux modalités institutionnelles d’organisation des cours. En effet, contrastant avec une orientation relativement rare en psychiatrie, et, plus généralement, dans le secteur extrahospitalier, et surtout, avec la désaffection généralisée et durable de la gériatrie, qui va en s’accentuant, c’est l’ensemble des spécialités correspondant aux services les plus technicisés (réanimation et chirurgie pour les services, « modules pathologie » et réanimation pour les cours) qui, prises globalement, bénéficient de la précision progressive des aspirations (dont témoigne la raréfaction des indécis) et des désaffections les plus frappantes, affectant la pédiatrie et, au niveau des cours, la cardiologie. Cas exemplaire de cet ajustement aux taxinomies du champ, l’intérêt naïf pour l’enfant (par opposition au corps de savoirs positifs effectivement enseigné au sein des IFSI), constitutif de l’intérêt pour la pédiatrie (et les spécialités proches) chez les nouveaux entrants, chute à mesure que se précisent la légitimité des services les plus technicisés ainsi que son contenu réel. La pédiatrie apparaît alors comme un service certes technique (donc assez éloigné des perceptions premières des étudiantes sur le travail avec et sur l’enfant), mais ayant pour objet un corps et des catégories d’interventions moins valorisés (donc abandonné au profit des services cumulant les propriétés légitimes) – à quoi s’ajoute une négociation souvent complexe, lors des stages, de la position de l’infirmière, qui, ici, doit compter avec les sages-femmes et les puéricultrices (et leurs intérêts différenciés).
L’intérêt générique pour les services techniques n’empêche pas des divisions secondaires d’émerger au sein de ces derniers, marquées notamment par un report des aspirations techniques, consécutif à la connaissance et à l’identification, par les étudiantes, de services et de modules initialement mal connus, psychologiquement difficiles (confrontant quotidiennement à la mort) ou « impressionnants » pour le néophyte (comme la réanimation et les soins intensifs). On constate ainsi la désaffection progressive, notamment, des urgences et du SAMU pour les services d’exercice souhaités (qui apparaît vite comme un « service bâtard » ayant pour objet premier le « tri des patients »), et de la cardiologie pour les modules jugés les plus intéressants (dont l’importance temporaire est sans doute directement liée à son statut de premier module enseigné). Cette désaffection s’exerce au profit, au niveau des cours, des modules consacrés à une pathologie délimitée et identifiable [18], et, tant pour les cours que pour les services souhaités, de la réanimation et des soins intensifs. Cette dernière spécialité tout particulièrement, découverte en 3ème année, durant laquelle ont lieu les cours comme le stage, fonctionne comme une consécration de la formation. Il n’est pas étonnant dès lors de constater qu’elle concentre les aspirations des élèves sortantes, avec plus de 40% des étudiantes souhaitant y exercer leur métier, et un quart d’entre elles jugeant le module correspondant comme le plus intéressant de la formation.
Tableau 1 : services souhaités pour l’exercice du métier
Spécialité | nouveaux entrants (n=101) | 1ère année (n=68) | 2 e année (n=79) | 3 e année (n=49) | ensemble (n=297) |
---|---|---|---|---|---|
pédiatrie, maternité, gynécologie | 24,8 | 17,6 | 17,7 | 6,1 | 18,7 |
réa, soins intensifs, bloc opératoire | 5,0 | 14,7 | 7,6 | 42,9 | 14,1 |
services de chirurgie (sans précision) | 5,9 | 8,8 | 13,9 | 12,2 | 9,7 |
urgences, SAMU | 14,9 | 7,4 | 5,1 | 6,1 | 9,1 |
extra-hospitalier (sauf psychiatrie) | 7,9 | 5,9 | 8,9 | 4,1 | 7,1 |
psychiatrie | 2,0 | 2,9 | 14,9 | 8,2 | 6,4 |
service de médecine (sans précision) | 2,0 | 11,8 | 7,6 | 4,1 | 6,1 |
onco hématologie | 1,0 | 1,5 | 5,1 | 8,1 | 3,4 |
gériatrie | 1,0 | 2,9 | 0,0 | 0,0 | 1,0 |
autres | 4,0 | 1,5 | 5,1 | 4,1 | 3,7 |
non réponse et ne sais pas | 31,7 | 25,0 | 15,2 | 4,1 | 21,2 |
Source : questionnaire IFSI de Drummer-Hinger, 2007.
Lire : parmi les nouveaux entrants, 24,8% souhaitent intégrer un service de pédiatrie à l’issue de leur formation.
Tableau 2 : modules d’enseignements jugés les plus intéressants
Spécialité | 1ère année (n=68) | 2 e année (n=79) | 3 e année (n=49) | ensemble (n=196) |
---|---|---|---|---|
cardiologie | 33,8 | 24,1 | 8,2 | 23,5 |
pédiatrie, gynécologie | 27,9 | 21,5 | 6,1 | 19,9 |
autres cours correspondant à une pathologie, un service | 8,8 | 13,9 | 28,6 | 15,8 |
psychiatrie | 10,3 | 16,5 | 10,2 | 12,8 |
onco hématologie | n.e. | 12,7 | 12,2 | 8,2 |
réa, soins intensifs, bloc opératoire, urgences, SAMU | n.e. | n.e. | 26,5 | 6,6 |
autres cours transversaux | 7,4 | 5,1 | 4,1 | 5,6 |
gériatrie | 7,4 | 2,5 | 2,0 | 4,1 |
non réponses | 4,4 | 3,8 | 2,0 | 3,6 |
Source : questionnaire IFSI de Drummer-Hinger, 2007.
« n.e. » : module qui, pour l’année considérée, n’a pas encore fait l’objet d’un enseignement.
Lire : parmi les étudiants de 1ère année, 33,8% ont jugé que le module d’enseignement « cardiologie » est le plus intéressant dans l’ensemble des modules suivis.
Cette hiérarchisation des services en fonction de leur degré de technicité, qui distingue l’ensemble de la gériatrie, est également efficiente au sein même de celle-ci. Si les unités de soins long séjour (USLD), intégrées aux services hospitaliers, accueillent des patients nécessitant des soins quotidiens, les maisons de retraite, s’auto-définissant comme lieu de vie plutôt que comme lieu de soins, peuvent être caractérisées avant tout par leur médicalisation minimale – l’aggravation de l’état physique des résidents entraînant, le cas échéant, le transfert en USLD. Symptôme en même temps que cristallisation du changement d’ordre symbolique, le corps malade et, à travers lui, le travail sur ce corps, ne sont plus, en maison de retraite (et, à un moindre degré, en USLD), les marqueurs de légitimité qu’ils sont à l’hôpital [19]. Le réseau hiérarchique soignant y est en effet très lâche. On constate d’abord l’éloignement du corps proprement médical, en termes de présence comme en termes d’attention. Ainsi, comme le raconte une étudiante en stage, « le médecin attitré (lorsqu’il y en a un) n’y regarde même pas lorsqu’on lui fait des transmissions ou les demandes de prescription. Il passe, dit "oui, oui !", signe les documents, dit bonjour et au revoir à son patient et s’en va ». Plus précisément, l’intégration de la maison de retraite ne constitue pas une rupture avec le régime ordinaire de suivi médical. Chaque résident y est visité par « son » médecin traitant, plus ou moins régulièrement et en fonction des nécessités liées à son état de santé – parfois très ponctuellement (lorsque les ordonnances ne sont pas délivrées par voie postale). A cette prise en charge médicale personnalisée s’ajoute une prise en charge plus collective, « mission » du « médecin coordinateur » [20] : s’il doit être « titulaire d’un diplôme d’études spécialisées complémentaires de gériatrie ou de la capacité de gérontologie ou d’un diplôme d’université de médecin coordonnateur d’établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes ou, à défaut, d’une attestation de formation continue », il n’en demeure pas moins que ses « missions » sont davantage de l’ordre de la gestion administrative, de l’évaluation et du contrôle du travail d’équipe mené auprès des résidents que d’une présence effective auprès de ces derniers. Dans la maison de retraite étudiée, la présence du médecin coordinateur ne dépasse pas neuf heures par semaine.
Mais ce n’est là que le point le plus visible d’une échelle de distribution des statuts (officiels et/ou officieux) du personnel encadrant inversement proportionnelle à la proximité avec les résidents : au-delà du seul exemple du médecin, le privilège du gradé, c’est en effet, en maison de retraite, la possibilité de s’éloigner des corps. Dans la maison de retraite étudiée, les deux infirmiers ne sont presque jamais auprès des patients, mais s’occupent de la gestion administrative de l’institution, de la préparation des médicaments, et, officiellement au moins, de leur distribution, fonctions auxquelles s’ajoutent quelques soins proprement infirmiers, comme les pansements – ils ne s’occupent jamais en tout cas des toilettes. Les aides-soignantes, devenues « quasi-infirmières » [21], remplissent en fait, par délégation, des fonctions infirmières, notamment celles qui provoquent une proximité des corps (pour les toilettes, les repas, ou encore, à la faveur d’une disposition légale spécifique à ce secteur, la distribution des médicaments [22]). Les auxiliaires de vie, quant à elles, s’occupent des basses œuvres, aides aux toilettes et aux repas, ménages. Si l’unique animatrice occupe une place un peu à part, c’est que, précisément, elle incarne l’humanité de l’institution. Son rôle, essentiel dans l’économie symbolique de la maison de retraite, est légèrement différent de celui du personnel paramédical : proche des corps vieillis, elle est celle qui, plus que tout autre, conjure la mort sociale et la déchéance physique et mentale par les rites magiques de l’activité en groupe [23]. A cette absence ou distance de la hiérarchie médicale, se juxtapose une hiérarchie puissante du service administratif (directeur, secrétaire, comptable, service d’accueil, etc.), où le corps soignant n’est pas à même d’imposer ses règles, inversion du degré de pertinence des hiérarchies administrative et médicale spécifique aux maisons de retraite (au moins à ce degré [24]).
Une spécialité infirmière hétéronome
Les divisions théoriques des enseignements comme les divisions appliquées de l’espace hospitalier dans la dénomination des services de soins, congruentes avec les premières, renvoient directement à une dissection du corps humain en organes malades ou « atteints », autour de laquelle elles s’organisent et s’orientent (affections cardiovasculaires/cardiologie, affections digestives/gastro-entérologie, affections de l’appareil respiratoire/pneumologie, etc.) [25]. Si la gériatrie est présentée ainsi, « sur le papier », comme entité autonome au même titre que et aux côtés de modules et de services construits sur le modèle d’une (di)vision en spécialités d’organes ou d’appareils anatomiques, il reste qu’elle apparaît par ailleurs, dans la pratique des corps âgés, comme pouvant toutes les incarner : la particularité de cette spécialité est de n’en être plus une (parce que toutes à la fois). Du point de vue des techniques de soin, ayant affaire à des patients souvent atteints de polypathologie, la gériatrie relève en effet d’une « polyspécialité » qui, mobilisant et mêlant de nombreux savoirs sectoriels abordés et traités en tant que tels dans les modules et les services qui y sont spécifiquement consacrés, ne possède rien en propre. Plus que comme une synthèse réussie des savoirs et des pratiques, la gériatrie apparaît comme une spécialité avortée, une spécialité sans spécificités, caractérisée par une catégorie de malades (c’est-à-dire par des critères exogènes) plutôt que par une catégorie de pathologies, et se trouve ainsi reléguée « aux limites de la médecine hospitalière » [26], relégation qui affecte aussi bien les personnels soignants que les personnes âgées. Car, à l’image d’une spécialité indéfinissable, les patients âgés sont le plus souvent proprement inclassables dans les divisions ordinaires de la pratique médicale. On peut s’en rendre compte si l’on considère les difficultés que rencontrent les personnels chargés d’orienter les patients vers des services spécialisés en fonction de leur pathologie. Si l’on prend le cas typique du « triage » des patients pris en charge aux urgences – hormis la sélection des « cas intéressants » renvoyés aux professeurs –, les critères d’affectation des personnes âgées atteintes de pathologies multiples semblent davantage relever des possibilités d’accueil de tel ou tel service plutôt que de raisons médicales [27]. On les retrouve d’ailleurs le plus souvent en service de médecine générale, sorte de débarras des cas mal ajustés aux cadres médico-hospitaliers, ou encore, lorsqu’il n’y a pas d’enjeu vital, il arrive également qu’elles soient renvoyées en bout de chaîne, aux soignants libéraux ou en maison de retraite, le temps qu’une place se libère (ou que la situation s’aggrave).
En fait, la considération de ces propriétés particulières de la gériatrie du point de vue infirmier officiel, tel qu’il est codifié dans les enseignements, les manuels, les revendications identitaires infirmières, pourrait conduire à faire de la gériatrie, qui convoque tout à la fois des dimensions techniques et relationnelles, un espace idéaltypique, « accompli » du soin, en ce qu’il amène (théoriquement) à prendre les patients en charge « dans leur globalité », c’est-à-dire dans leur dimension physique et dans leur dimension psychologique. Or, du fait de l’éclatement et de l’absence de spécificité de la composante technique du soin gériatrique, il semble que la présence de cette dernière ne puisse, dans les représentations activées et dans les pratiques effectives, qu’être déniée, renvoyant ce double attachement du soin gériatrique du seul côté de la relation humaine et de l’« accompagnement ».
C’est l’ensemble de ces dimensions qui est cristallisé dans Les nouveaux cahiers de l’infirmière, collection d’ouvrages destinés aux étudiantes en soins infirmiers qui suit le découpage des modules enseignés en IFSI [28], et dont la portée pédagogique est bien faite pour conduire à expliciter le schéma pratique à l’œuvre dans la perception et la pratique de la gériatrie. Une première approche du contenu de ces manuels révèle très clairement la distinction entre les soins (et donc les services) spécialisés et techniques et ceux qui relèvent davantage d’attentions « humaines et relationnelles ». En effet, si la structuration-présentation des différents cahiers est quasi identique (abord des pathologies, modalités de traitements médicaux et/ou chirurgicaux, soins infirmiers déclinés sous forme d’encadrés et de « fiches-protocoles »), on constate néanmoins que la place accordée aux actes infirmiers technico-médicalisés, largement prédominante dans les cahiers traitant de spécialités d’organes, est très réduite au sein du manuel consacré aux « Soins infirmiers aux personnes âgées et gérontopsychiatrie [29] ». La dimension « relationnelle » des soins infirmiers y est en revanche largement développée (alors que son contenu effectif est à peine esquissé, quand il n’en est pas absent, dans la plupart des autres cahiers). Le manuel explique ainsi que « les soins sont fondés sur des actes techniques, mais aussi et surtout sur des valeurs humaines [30] ». Il s’agit là d’un leitmotiv récurrent dans le discours infirmier, appliqué à tous les services, sur lequel se fonde pour beaucoup la tentative de définition d’une position proprement infirmière [31]. Mais elle prend ici la forme d’une rationalisation des propriétés de la position paramédicale en gériatrie (voire d’une tentative (avortée) de « réappropriation du stigmate », selon les mots de Goffman [32]), où, précisément, « les actes techniques n’ont pas de spécificité mais [où] l’abord relationnel pour effectuer ces actes est particulier [33] ».
En outre, alors que les soins techniques font l’objet de fiches de protocole, c’est-à-dire d’une codification avancée, la dimension relationnelle n’est jamais opérationnalisée. Essentiellement bâtie sur des demi-savoirs psychologiques emprunts de visions individuelles simplistes et simplifiées [34], elle se réduit pour l’essentiel à des exhortations désarmées, comme dans cette énumération des « grandes qualités » nécessaires de la part du personnel soignant en gériatrie : « la maturité », « la tolérance », « la patience et la douceur », « le respect et la dignité de la personne » et la « conscience professionnelle » [35]. Sept pages sont ensuite consacrées au « soutien psychologique de la personne âgée », où on peut notamment relever des paragraphes relatifs à la « communication », à l’« écoute » ou encore à la « relation d’aide », à propos desquelles il est dit par exemple :
Confronté(e) à une situation difficile, la verbalisation de la douleur permet de l’atténuer et de ne pas y rester accroché(e). Mais la parole est parfois muette par peur de déplaire ou par manque de disponibilité à être entendu. En effet écouter pour entendre, écouter pour aider l’Autre à faire son deuil et à choisir ce qu’il désire, requiert un état d’être et une mise à distance du vécu personnel de l’écoutant. […] L’écoute dans la relation d’aide passe par l’écoute et la compréhension de soi-même. […] Dans la relation mise en place, la finalité est de percevoir le sujet en tant que tel, de ressentir la personne dans sa globalité, dans ses messages verbaux et non verbaux afin de l’aider à trouver "son" propre désir [36].
Ainsi, contrairement aux autres spécialités, au sein desquelles les (pratiques) infirmières semblent avoir une position légitime, différenciée de celle des médecins (par leurs « qualités relationnelles ») et de celle des aides-soignantes (par leurs « qualités techniques »), il semble qu’en gériatrie, et plus particulièrement en maison de retraite, il soit difficile de distinguer, voire de décerner une place spécifique à l’infirmière. S’il reste aux infirmières une forme de prestige lié à leur titre, ces soignants y sont néanmoins dépossédés d’une grande part de leurs actes prestigieux, c’est-à-dire valorisés dans l’espace des pratiques (para)médicales, de même que du matériel spécifique qui objective leur position. Pour le dire autrement, la distance entre les infirmières et les aide-soignantes ainsi que, souvent, la distance entre ces dernières et les agents de service hospitalier (ASH), se réduit fortement, de sorte qu’il arrive souvent que les « compétences » de chacun, clairement délimitées dans un service de chirurgie par exemple, soient de plus en plus confuses en gériatrie. A cette confusion des pratiques est corrélée une confusion pratique dont les modalités d’encadrement des étudiantes de 1ère année peuvent être un indice. En effet, la première année de formation pratique aux soins infirmiers étant essentiellement axée autour des soins dits « de base » ou de nursing – « sale boulot » généralement délégué aux aide-soignantes par les infirmières –, l’encadrement des étudiantes lors de leur stage en gériatrie est également confié aux aide-soignantes par les infirmières elles-mêmes. Si certaines expliquent ce glissement au regard de contraintes temporelles, d’autres s’en déchargent clairement « parce que les toilettes, c’est le boulot des AS ». Ainsi, ce type de dé/relégation de soins infirmiers participe également à la (dé)formation des catégories de perception du travail spécifiquement infirmier, la gériatrie étant, partant, refoulée hors du champ des soins exclusivement infirmiers.
La gériatrie comme repoussoir et les ambiguïtés de « l’humanisation » des maisons de retraite
Cristallisant l’antithèse, en quelque sorte terme à terme, de la définition revendiquée du métier, ici réduite à son seul « sale boulot » [37], la gériatrie devient l’objet d’un investissement affectif intense, et constitue alors, dans les taxinomies internes au champ, l’archétype du service à éviter, envisagé, dans presque tous les cas, comme un secteur d’exercice temporaire du métier, que l’on quitte si et dès que l’occasion s’en présente. D’abord, la gériatrie est souvent, et plus que tout autre, un service assigné, parfois sous la forme explicite d’une contrainte directe : les étudiantes en soins infirmiers, de même que les étudiantes aide-soignantes, ayant bénéficié d’une « promotion professionnelle », c’est-à-dire d’un financement de leur formation par un établissement de santé, et qui sont de ce fait dans l’obligation de « rembourser leur dette » en travaillant un certain nombre d’années pour l’institution en question (de deux à cinq ans), sont souvent « orientées » vers des postes restés vacants en gériatrie [38]. L’arrivée en gériatrie est alors parfois vécue comme une sanction, une punition ou une vengeance par les soignants mutés ou à qui le poste a été subtilement imposé, ce que manifestent par exemple les propos d’une infirmière chargée de personnes âgées dans un hôpital local, nommée en gériatrie suite à une demande de mutation : « Elles se sont vengées parce qu’elles étaient jalouses de moi ! J’ai fini mes 18 ans de carrière chez les grabataires ! Ils disent en médecine, ça fait mieux, mais c’était chez les vieux ! ». Et lorsque, à l’inverse, l’arrivée en gériatrie est souhaitée à l’issue de la formation et vécue sur le mode vocationnel, c’est, dans la plupart des cas, un véritable désenchantement que produit le travail effectif au sein de l’institution, principe de réalité produisant des formes plus ou moins dramatiques de délitement de la vocation [39] (et, dans les entretiens effectués, l’expression des figures de la vocation est directement fonction, entre autres, de l’ancienneté dans l’institution).
Il n’est donc pas étonnant de constater, en gériatrie, et tout particulièrement en maison de retraite, un fort turn-over, qui semble, aux dires de la plupart des responsables institutionnels rencontrés, n’être jamais aussi important que dans ces institutions : entre les trois années qui séparent les deux moments de l’enquête, la maison de retraite étudiée a ainsi vu renouvelée la quasi totalité du personnel soignant et administratif. La considération du sous-encadrement en maison de retraite peut donner un autre aperçu de la force de répulsion de ces établissements. Le manque généralisé de personnel dans l’ensemble des établissements de soin, qui laisse une certaine latitude dans les orientations professionnelles des personnels soignants (en ce qu’il permet la prise en compte relative des desiderata, dont la gériatrie fait rarement partie), fait en effet apparaître les affectations privilégiées du personnel : s’il peut en partie rendre raison du fait que des postes en services hospitaliers, et notamment dans les services dits « actifs », « conventionnels » ou de réanimation ou soins intensifs [40], représentent une priorité de l’embauche, il ne peut suffire à expliquer la mise à l’écart (la remise à plus tard) des établissements pour personnes âgées sur ce plan. Par conséquent, on peut voir un indicateur de la hiérarchie qui s’établit entre les institutions soignantes et les populations soignées dans les logiques de répartition, entre autres, du personnel paramédical en fonction des types d’établissements (cf. tableau 3) : on passe ainsi d’un taux d’encadrement paramédical (mesurant le rapport entre le nombre d’infirmières et d’aide-soignantes et la capacité d’accueil) de 102,80% dans les établissements de santé (hôpitaux et cliniques confondus) à un taux d’encadrement de 15,12% dans les maisons de retraite.
Tableau 3 : Répartition en équivalent temps plein (ETP) du personnel infirmier (IDE) et aide-soignant (AS) par nombre de lits au sein des établissements d’hébergement pour personnes âgées (EHPA) et des établissements de santé au 31 décembre 2003
| Maisons de retraite (1) | Ensemble des EHPA hors USLD* (1) | Établissem. de santé publics (hôpitaux) (2) | Établissem. de santé privés (cliniques) (2) | Ensemble des établissem. de santé (2) |
---|---|---|---|---|---|
Répartition des IDE en ETP | 14 721,6 | 15 489,7 | 197 787 | 62 337 | 260 124 |
Répartition des AS en ETP | 50 988,5 | 55 372,8 | 172 805 | 46 015 | 218 820 |
Total personnel IDE et AS en ETP | 65 710,1 | 70 862,5 | 370 592 | 108 352 | 478 944 |
Nombres de lits | 434707 | 592 445 | 299 102 | 158 009 | 465 881 |
Taux d’encadrement IDE | 3,39% | 2,61% | 66,13% | 39,45% | 55,83% |
Taux d’encadrement AS | 11,73% | 9,35% | 57,77% | 29,12% | 46,97% |
Taux d’encadrement IDE et AS | 15,12% | 11,96% | 123,90% | 68,57% | 102,80% |
Sources : tableau obtenu par recoupement de Julie Prévot, François Tugorès et Bertrand Dominique, « Les Établissements d’hébergement pour personnes âgées. Activité et personnel au 31 décembre 2003 », Série Statistique, Document de Travail, DRESS, n°106, 2007 (en ligne) ; et Mylène Chaleix et Catherine Mermilliod (coord.), Établissements de santé. Un panorama pour l’année 2003, Paris, DRESS/La Documentation Française, 2005.
Taux d’encadrement = (somme des ETP / nombre de lits) * 100
(1) Champ : France entière (2) Champ : France métropolitaine seule
* Unité de Soins de Longue Durée (intégrés aux établissements de santé).
Note : le taux d’encadrement très élevé (relativement) des établissements de santé s’explique pour partie par la présence de services tels que les soins intensifs, les services de réanimation, les salles de réveil et les blocs opératoires, particulièrement consommateurs en personnel (en effectifs comme en types de spécialisation) pour un nombre réduit de lits par agent.
Si l’on ne dispose pas de statistiques incluant des indicateurs susceptibles de cerner ces dimensions délicates à objectiver [41], tout porte néanmoins à penser que, dans ces conditions, la gériatrie tend à regrouper les agents les plus dépourvus en capital spécifique du champ médical. Outre les logiques de la « réputation » acquise au cours des différents stages, l’affectation dans les différents services à l’issue de la formation s’appuie également sur le dossier contenant notes obtenues et remarques des évaluateurs. Un dossier « de qualité » implique généralement, sauf demande expresse de l’étudiante concernée, la proposition d’une affectation dans les services « attractifs ». On peut également en trouver un indice indirect dans la sous-qualification généralisée des personnels soignants en institution : on estime ainsi à 60% le taux de postes d’aide-soignantes pourvus par des agents de service hospitalier dans les EHPAD [42]. De fait, dans les associations et les transpositions de propriétés opérées par les agents eux-mêmes, le passage par la gériatrie fonctionne aussi comme un facteur de délégitimation spécifique, indice d’une maîtrise nulle ou imparfaite des compétences spécifiques attachées aux métiers paramédicaux, produisant ainsi une « consécration négative » [43] qui entérine et, jusqu’à un certain point, ontologise le statut particulier des personnels de ces services. Élément révélateur à cet égard, du point de vue des services « de pointe », le personnel issu des services gériatriques reste avant tout du personnel à former – d’où des réticences des services médico-hospitaliers à recruter des personnels issus de la gériatrie, ce qui a pour effet de durcir les conditions de sortie des services correspondants.
En fait, plus qu’un jugement des strictes compétences techniques, cette relégation des personnels gériatriques (et des services eux-mêmes) prend aussi la forme d’une protection collective face à l’appréhension d’une « contamination morale » [44] potentielle, qui lie indissociablement les personnels et les populations qu’elles traitent. Anne-Marie Arborio rapporte ainsi le cas de l’arrivée dans un service non gériatrique de patients grabataires :
Loin d’être réservé à certaines aides-soignantes de l’équipe, éviter l’accroissement de la charge de travail et plus particulièrement du dirty work relève d’une stratégie parfois collective, concernant l’ensemble des aides-soignantes, voire l’ensemble des personnels de façon concertée. La solidarité de l’équipe est ainsi assurée pour protester – ou seulement rechigner – à l’arrivée dans le service d’un malade très âgé et grabataire : lorsque le service d’urgence annonce une entrée de ce type dans le service, les commentaires sont parfois vifs : "ils pouvaient pas le prendre en gastro ?", "on n’est pas un service de gériatrie", "s’ils nous l’envoient, c’est qu’il doit être plein d’escarres", etc. [45].
De même que le travail paramédical en gériatrie est réduit à ses fonctions les moins légitimes, comme le nursing, le vieux est en quelque sorte un mauvais malade, rarement « intéressant » du point de vue des pathologies présentées comme du traitement à appliquer. C’est que, par ailleurs, il est aussi bien plus gratifiant de se consacrer aux patients « de passage », qui contribuent indirectement à la valorisation et l’autosatisfaction des « professionnels qui guérissent » : travailler pour soigner et guérir paraît en effet bien plus intéressant, motivant et « sensé » que de travailler « pour rien », « pour des personnes qui ne vont jamais ressortir [46] ».
Ce qui se dessine finalement, c’est une frontière symbolique et, on l’a vu, en partie matérielle (marquée par exemple par les difficultés à s’extraire de ces services), qui tend à situer les secteurs les plus dominés de la gériatrie, et en particulier les maisons de retraite, à la limite du champ médical. Toutes les propriétés pertinentes de ces institutions, relativement aux structures du champ, produisent en effet bien plus qu’une situation d’illégitimité : elles ne peuvent que les renvoyer du côté des pratiques étrangères d’un autre monde (social), dont la proximité accentue sans doute encore les réactions de rejet [47]. Cette configuration particulière de la situation de marge explique sans doute pour partie la place qu’ont pu y prendre des pratiques comme l’animation, à la faveur d’un renouvellement des principes de prise en charge de la vieillesse, issus et imposés en grande partie à partir d’une position proprement politique largement extérieure au champ médical [48]. Mais ces « innovations », prégnantes, au moins en tant que principe régulateur, dans les maisons de retraite notamment [49], contribuent dans le même temps à éloigner encore ces institutions des propriétés légitimes du champ médical. Plus généralement, les diverses injonctions à l’humanisation des maisons de retraite, dans les formes concrètes qu’elles revêtent (accentuation du relationnel), sont loin de constituer des coups de force symboliques à même d’imposer une autre manière de prodiguer des soins. Stratégie du pauvre (en termes de capital spécifique), établissant des catégorisations et des pratiques issues de celles qui produisent leur relégation même, elles fonctionnent bien plutôt comme anti-capital symbolique, entendu comme corps de propriétés particulières entravant l’acquisition des propriétés valorisées dans le champ. Dans ces conditions, dominé dans le champ médical, cet espace particulier de traitement de la « maladie » de l’âge ne peut élaborer les conditions de la prise en charge qu’elle prescrit pourtant : dépourvu d’un savoir spécifique positif, il ne peut en effet que réactiver, même à son corps défendant, les schèmes de perception des retraités, ou des vieux, qui, du fait de leur extériorité par rapport à la vie normale (c’est-à-dire active, productive), les renvoient du côté de l’inutilité (économique), de l’insignifiance et de la déchéance [50].
Clément Bastien est étudiant en master 2 à l’IEP de Strasbourg
Olivia Rick est étudiante en master 2 à l’IEP de Strasbourg
[1] Cf. Isabelle Mallon, Vivre en maison de retraite. Le dernier chez-soi, Rennes, PUR, 2004.
[2] La construction de cette recherche s’est appuyée, à chaque étape, sur la pratique collective de la sociologie développée avec les membres du GRS (Groupe de recherches en sociologie), Simon Borja, Joël Cabalion, Anaïs Cretin, Camille Marthon et Sabrina Nouiri-Mangold, ainsi que sur les conseils réguliers de Christian de Montlibert et Thierry Ramadier. Une version antérieure de ce texte a également bénéficié d’une relecture attentive et exigeante de Monique Pinçon-Charlot et Michel Pinçon, ainsi que de Gérard Rimbert.
[3] Consultable en ligne (www.fng.fr).
[4] Même si, dans l’ordre de la découverte, ce « constat » peut constituer (et a constitué) une sorte de point de départ, permettant une première mise en question.
[5] A la manière, par exemple, de Delphine Dupré-Lévêque, dans Une Ethnologue en maison de retraite. Le guide de la qualité de vie, Paris, Éditions des archives contemporaines, 2001.
[6] Les positionnements théoriques et empiriques relatifs à l’appréhension d’un champ médical, permettant de construire la mise en relation contrôlée de groupes de propriétés différenciellement valorisées, ont été posés dans Olivia Rick, « De l’Étudiante à l’infirmière, l’enchaînement des pratiques. Contribution à une analyse sociologique de la formation en soins infirmiers », mémoire de licence de sociologie (sous la dir. de Christian de Montlibert et Patrick Colin), Strasbourg, Université Marc Bloch, 2007.
[7] Les logiques analysées ici s’exercent de manière différenciée selon le secteur gériatrique considéré. La gériatrie constitue en effet un espace lui-même hiérarchisé, opposant quelques services valorisés (les services des Centres Hospitaliers Universitaires (CHU) intégrant des recherches sur la maladie d’Alzheimer notamment) et des secteurs dominés (objets de l’article), à commencer par les maisons de retraite. Cette précision délimite le champ de validité des analyses proposées – même si nous avons conservé, pour des raisons de lisibilité, le terme générique de « gériatrie ». Dans la même perspective, il existe, au sein des institutions d’accueil des personnes âgées, des établissements « haut de gamme », qui ne sont pas pris en compte, l’étude empirique ayant porté pour l’instant sur un établissement « moyenne gamme » (cf. encadré).
[8] Cf. Olivia Rick, « De l’Étudiante à l’infirmière, l’enchaînement des pratiques… », op. cit.
[9] Le nom est fictif.
[10] Ces formations et ces métiers étant largement féminisées, nous choisissons, par convention (mais sans beaucoup s’éloigner de la réalité), de recourir au féminin pour chacune de leurs occurrences.
[11] Cf. Olivia Rick, « De l’Étudiante à l’infirmière, l’enchaînement des pratiques… », op. cit. ; « Le travail social de (di)vision du corps en soins infirmiers », Regards sociologiques, n°35, 2008, pp. 65-92.
[12] Dans la continuité et sur la base des travaux effectués par Olivia Rick sur la formation en soins infirmiers (cf. encadré), on s’appuie ici et dans la suite du texte exclusivement sur cette dernière. Les divers éléments recueillis lors de l’étude consacrée aux maisons de retraite permettent néanmoins de postuler une homologie dans les logiques à l’œuvre pour les autres catégories de personnel présentes dans ces institutions, notamment pour les aides-soignantes, à quelques variations près, que ne peuvent manquer de produire, pour ces dernières, un devenir professionnel qui, cette fois, fait partie intégrante de l’espace des possibles, et qui exige donc des stratégies collectives de construction d’une identité professionnelle à même de produire et de maintenir l’illusio. Cette relation d’homologie reste toutefois à préciser et à systématiser.
[13] Le programme de formation et l’alternance entre l’IFSI et les lieux de stages sont imposés et définis par un cadre législatif, mais les modalités pratiques de la formation s’organisent toutefois différemment au sein de chaque IFSI. Les éléments utilisés ici sont issus de l’analyse de l’IFSI de Drummer-Hinger (cf. encadré).
[14] Cf. Pascale Thouvenin, « Ethnographie de la formation des infirmières françaises », Regards sociologiques, n°29, 2005, pp. 35-53.
[15] Dont la portée est également niée par les formateurs en soins infirmiers. Ainsi, lors d’une Mise en Situation Professionnelle (MSP), évaluation pratique au cours du stage, la formatrice venue évaluer la pratique des soins « de base » (à savoir la toilette et les soins de confort), réduit sa présence pour l’observation d’un protocole « toilette » estimé (notation institutionnelle oblige) à 45 minutes ou une heure : « C’est beaucoup trop long ! Déjà que je n’aime pas ce genre d’établissement, ces odeurs et tout… c’est triste ! Il faudra aller plus vite, hein, de toute façon, je passerai vous voir un moment toutes les deux et je vous attendrai en bas [c’est-à-dire dans le bureau de l’infirmière] ».
[16] Gilbert Vicente (sous la dir. de), Répertoire AUFEMO des facultés de médecine et d’ontologie de France, Strasbourg, AUFEMO/PUS, 2000.
[17] Sur les logiques et les effets d’ajustement au champ de la formation en soins infirmiers, cf. Olivia Rick, « Le travail social de (di)vision du corps en soins infirmiers », art. cit.
[18] On verra, par contraste, l’importance de ce dernier point pour la gériatrie dans la section 2.
[19] Sur la gestion du corps à l’hôpital, cf. Marie-Christine Pouchelle, L’Hôpital corps et âme. Essais d’anthropologie hospitalière, Paris, Seli Arslan, 2003.
[20] Dont la présence au sein d’établissements hébergeant des personnes âgées dépendantes est exigée par le décret n° 2005-560 du 27 mai 2005.
[21] Anne-Marie Arborio, Un Personnel invisible. Les aides-soignantes à l’hôpital, Paris, Anthropos (coll. Sociologiques), 2001.
[22] Cf. notamment la circulaire DGS/PS 3/DAS n° 99-320 du 4 juin 1999 relative à la distribution des médicaments et la décision n°233939 du Conseil d’État du 22 mai 2002.
[23] Cf. Gérard Rimbert, « (Ré)animer les vieux en maison de retraite. Vocation, flou, vulnérabilité », Regards Sociologiques, n°32, 2007, pp. 59-68.
[24] Le secteur hospitalier connaissant également des évolutions (et des pressions) d’ordre gestionnaire. Cf. par exemple Frédéric Pierru, Hippocrate malade de ses réformes, Broissieux, Éditions du Croquant, 2007 ; Marie-Dominique Perrot, Jean-Noël du Pasquier, Dominique Joye, Jean-Philippe Leresche, Gilbert Rist (sous la dir. de), Ordres et désordres de l’esprit gestionnaire. Où vont les métiers de la recherche, du social et de la santé ?, Lausanne, Réalités Sociales, 2006.
[25] Hormis quelques modules dits « transversaux », dans le cadre desquels sont abordées, entre autres savoirs et pratiques infirmiers, les dimensions relatives aux démarches éducatives et relationnelles, composantes des soins infirmiers.
[26] Anne Vega, Rapports professionnels et types de clientèles : médecins libéraux et salariés, Document de travail (série études), Paris, DRESS, n°51, juin 2005, p. 43.
[27] « Les urgentistes sont en effet déjà confrontés quotidiennement aux logiques de spécialisation des autres médecins hospitaliers qui refusent de prendre des patients faute de places, mais aussi lorsqu’ils n’entrent pas dans leurs champs d’intérêts et/ou d’activités spécifiques. » (Anne Vega, Rapports professionnels et types de clientèles…, op. cit., p. 37).
[28] Reprenant le même modèle pour les titres que les intitulés des modules. Notons par ailleurs que les nouvelles éditions de 2005 ne portent plus le titre de « Soins infirmiers aux personnes atteintes de » mais affichent sur leur couverture l’objet/service médical qui leur correspond. Ainsi le manuel de « Soins infirmiers aux personnes atteintes d’affections digestives » est devenu un manuel de « Gastro-entérologie. Soins infirmiers », s’ajustant ainsi aux titres des précis de médecine.
[29] Marie-Pierre Hervy, Marie-Bernadette Molitor, Valérie Béguin, Laurence Chahbenderian, Soraya Farah (sous la dir. de), Soins infirmiers aux personnes âgées et gérontopsychiatrie, Paris, Masson (coll. Nouveaux cahiers de l’infirmière), 1999. On retrouve également cette dominante « relationnelle » dans les deux manuels consacrés à la psychiatrie.
[30] Ibid., p. 89 (nous soulignons).
[31] Cf. Olivia Rick, « L’Illusio fondatrice de la relation de soins », intervention au séminaire sur « L’intériorisation des dominations » de l’ARS, Strasbourg, 2007 (actes à paraître).
[32] Cf. Erving Goffman, Stigmate. Les usages sociaux du handicap, Paris, Minuit, 1975.
[33] Soins infirmiers aux personnes âgées et gérontopsychiatrie, op. cit., p. 90.
[34] Cf. Olivia Rick, « L’Illusio fondatrice de la relation de soins », loc. cit.
[35] Soins infirmiers aux personnes âgées et gérontopsychiatrie, op. cit., p. 89.
[36] Ibid., pp. 98-99.
[37] Cf. Everett C. Hughes, Le Regard sociologique. Essais choisis, Paris, EHESS, 1996 ; Anne-Marie Arborio, Un Personnel invisible…, op. cit.
[38] Ce que notent aussi les agents investis dans le champ : cf. par exemple Valérie Bliez, « "La Gériatrie recrute". Attractivité et fidélisation en gériatrie. Quelle stratégie pour le Directeur des Soins ? », Rennes, mémoire de l’ENSP, 2006, p. 42.
[39] Sur le cas particulier des animatrices, cf. Gérard Rimbert, « (Ré)animer les vieux en maison de retraite. Vocation, flou, vulnérabilité », art. cit.
[40] Cf. la circulaire du 4 février 1986, relative à l’hospitalisation des personnes âgées, où il est entendu par service « actif » les services inscrits dans des établissements médicaux de type « court ou moyen séjour », où l’état et le degré d’activité semble définis par des soins réguliers, éloigné ainsi des services sociaux ou médico-sociaux dits « passifs » du fait de l’absence de soins systématiques.
[41] La production de données de cet ordre, par l’intermédiaire de la passation d’un questionnaire, est actuellement envisagée, sur un terrain localisé.
[42] Cf. Valérie Bliez, « "La Gériatrie recrute"… », op. cit., p. 25, qui cite également les propos de tel DRH transformant la sous-qualification en stratégie de fidélisation d’un personnel marqué, on l’a vu, par un fort turn-over : « ne recruter que des contractuelles non qualifiées, la précarité de leur statut les oblige à rester fidèle » (ibid., p. 44).
[43] Selon le terme utilisé à propos des établissements d’éducation pour mineurs en Grèce par Nikos Panayotopoulos, Épreuve pénale et consécration sociale négative. Les établissements d’éducation surveillée en Grèce. Strasbourg, PUS, 1997.
[44] Pour reprendre, en en transposant les effets de connaissance, le terme d’Erving Goffman dans Asiles. Etudes sur la condition sociale des malades mentaux, Paris, Minuit, 1968.
[45] Anne-Marie Arborio, Un Personnel invisible…, op. cit., p. 131.
[46] Remarques récurrentes dans le milieu gériatrique, relevées à plusieurs reprises lors de stages ou de discussions informelles avec des soignantes ou des étudiantes durant la formation en soins infirmiers.
[47] « En fait, contre l’évidence physicaliste qui veut que, en cas de distribution continue, la différence soit d’autant plus petite que la proximité dans la distribution est d’autant plus grande, les différences perçues ne sont pas les différences objectives et le voisinage social, lieu de la dernière différence, a toutes les chances d’être aussi le point de plus grande tension » (Pierre Bourdieu, Le Sens pratique, Paris, Minuit, 1980, p. 238).
[48] Il faudrait ici (mais cela sort du cadre de cet article, centré sur les effets spécifiques liés à l’appartenance au champ médical) évoquer l’évolution des politiques publiques relatives à la prise en charge de la vieillesse, à commencer par l’importance symbolique du rapport Laroque en 1962.
[49] Les USLD étant plus tributaires des contraintes, mais aussi des exigences de valorisation, attachées au secteur hospitalier.
[50] On a analysé ailleurs les processus particuliers du traitement des résidents en maison de retraite. Cf. Clément Bastien et Olivia Rick, « Maisons de retraite(ment) et délitement de l’existence », (à paraître) ; « La Spatialisation de la violence symbolique en maison de retraite », intervention à la 6e journée de la géographie « Espaces d’enfermement, espaces clos » de l’association Doc Géo (avec l’ADES, UMR 5185), Pessac, 20 mai 2008 (actes à paraître).
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