Les rapports entre « système » de santé et « système » d’assistance sont (historiquement) profonds. Les réformes de l’un ont toujours eu des impacts sur l’autre. Une des conséquences est la constitution d’un secteur « médico-social » (mi-médical, mi-assistantiel ; ni médical, ni assistantiel), dont la fonction a été (et est) de décharger (désencombrer, délester, limiter) les institutions médicales (les hôpitaux) et les institutions d’assistance (aide sociale, ASE, etc.). Paradoxalement, le résultat est le rejet constant de nombre d’individus de toute prise en charge médicale… et sociale.
Les réformes du système de santé n’ont cessé de multiplier les contraintes pour les assurés sociaux : limitation des remboursements des frais médicaux, sélectivité des conditions de prise en charge médicale, voire même sélection des « usagers-clients » du marché des soins (selon les pathologies, les technologies de soins ou les institutions). Une des conséquences de ce processus est la marginalisation d’une partie de la population du système de santé. Marginalisation qui peut être peu visible : combien de personnes, en France, évitent aujourd’hui de consulter un médecin pour des raisons économiques ? Mais elle peut tout aussi bien être organisée : combien de « patients » sont orientés dans le système de santé par les professionnels eux-mêmes selon des critères économiques (par exemple le niveau de couverture assurantielle) ? Si l’on a tendance à analyser les « effets pervers » de ces transformations – l’accroissement des exclusions ou des inégalités d’accès à l’offre de soins –, on rend compte plus rarement des stratégies institutionnelles mises en œuvre plus ou moins explicitement pour encadrer, voire normaliser, ces effets sociaux des réformes du système de santé.
Un exemple des plus significatifs de ces logiques institutionnelles concerne l’organisation de la prise en charge des personnes handicapées (physiques et mentales). En effet, les conditions dans lesquelles s’est construit et développé ce domaine spécialisé doivent bien plus aux transformations du système de santé et celui, conjointement, de l’aide sociale qu’aux « besoins » des personnes handicapées elles-mêmes. Autrement dit, la construction d’un espace spécialisé de prise en charge du handicap est le résultat du processus d’exclusion qu’entraînent les transformations de la protection sociale. En toile de fond, la volonté constante de restreindre le coût économique de l’activité médicale et celle de l’aide sociale auprès de cette population. Et les multiples aléas que connaissent les parents ou proches de personnes handicapées pour avoir accès aux aides médicales et prestations sociales trouvent leur origine dans ces logiques de limitation : aides sociales improbables et accordées avec parcimonie ; infortunes des accueils en établissement spécialisé ; soins conjoncturels, sélectifs et limités dans les hôpitaux. Les histoires singulières sont nombreuses qui illustrent ces logiques d’exclusion : histoires qui sont intimement liées à celle des institutions sanitaires et sociales.
Un paradoxe social
Ce n’est pas le moindre des paradoxes que le « handicap » ou le « handicapé » occupe, dans le champ de la santé, une position aussi marginale, tout en étant une catégorie qui fait l’objet d’une véritable prise en charge organisée. En effet, il existe bien un encadrement médical avec des professionnels de santé spécialisés, des établissements d’accueil, de soins et de séjour, des technologies et des savoirs. Mais ce domaine occupe une position périphérique dans le champ médical : il s’agit majoritairement de structures de suivi, de rééducation, qui ont souvent une fonction tout autant sociale que médicale. Ce ne sont que très rarement des établissements « de pointe » (tels les services hospitalo-universitaires), des structures sans enjeux scientifiques ou technologiques. Toutes les réformes de l’hôpital depuis les années 1950, ont eu pour effet d’externaliser constamment des catégories d’individus qui ne répondent plus aux exigences de la modernisation du système de santé. La réforme médicale de 1958 (réforme dite « Debré ») voit ainsi mettre fin définitivement à la fonction d’assistance des établissements hospitaliers au profit d’une activité de soins. [1]
Ce second moment historique de médicalisation de l’hôpital (après celle de la Révolution française) [2] a une conséquence essentielle : tous ceux qui ne répondent pas aux nouveaux critères d’hospitalisation (maladies chroniques ou dégénératives, maladies faisant l’objet d’investigations technologiques et scientifiques importantes) doivent être pris en charge hors des murs de l’hôpital. Ce qui sera le cas des « personnes âgées » placées en hospice ou des « handicapés mentaux » dans les asiles. Les réformes des années suivantes, si elles ont une tout autre préoccupation, celle de la maîtrise des dépenses de santé, s’appuient sur une même stratégie : « réguler » l’accès aux établissements et services hospitaliers. Du ticket modérateur (pour « lutter contre les recours abusifs aux soins ») à la planification des équipements, en passant par les tentatives plus récentes de maîtrise des coûts avec la dotation globale, une même stratégie apparaît en trente ans : la limitation du « séjour » au profit de la consultation ambulatoire et, par les « instruments gestionnaires », la constitution d’une offre médicale qui doit reposer sur l’efficience et la rentabilité des technologies médicales. De fait, l’effet central de ces réformes réside dans la réduction de l’accès aux établissements pour des catégories de patients qui ne répondent pas ou plus aux critères médico-économiques en vigueur.
Cette stratégie s’appuie sur la mise en place de structures alternatives : « hospitalisation à domicile », établissements de suivi en long séjour ou encore, plus récemment, les « réseaux ville-hôpital ». Mais elle s’accompagne surtout d’un discours humaniste ou humanisant sur l’intégration sociale des personnes qui ne sont plus uniquement handicapées mais qui s’inscrivent dans une catégorie beaucoup large : celle de l’inadaptation. L’objectif est d’éviter « l’enfermement » dans des institutions et de créer les conditions d’une vie sociale « normale ». [3] Autrement dit, les réformes du système de santé ont eu pour conséquence de redéfinir les catégories de maladies et donc de « malades » légitimes. Ce que n’est pas – ou n’est plus – « le handicapé ».
Dans une même ligne directrice, les réformes successives de l’assistance ont produit en même temps une réduction des conditions d’accès aux aides d’État, alors que le « handicap » constitue une catégorie légitime de l’aide sociale (selon le principe d’invalidité qui justifie l’incapacité de travailler). [4] Ainsi, avec la mise en place de la sécurité sociale en 1945, l’idée est fortement présente de faire disparaître les institutions d’assistance. D’où la réforme de l’aide sociale de 1953 qui instaure le principe, devenu intangible, de subsidiarité : l’aide sociale ne peut que suppléer ou compléter d’autres modalités de prise en charge des besoins sociaux (santé, vieillesse, etc.), soit par l’intermédiaire des régimes de base, des mutuelles ou des assurances, voire même… des revenus personnels. Ainsi, la grande loi d’orientation en faveur des handicapés, promulguée en 1975, transfère le service des allocations d’adulte handicapé et d’éducation spéciale aux caisses d’allocations familiales, excluant de ce fait même ces prestations du champ de l’aide sociale. Réduction drastique de l’assistance au profit d’un grand ensemble de la protection sociale dans lequel l’aide sociale doit occuper une portion congrue. Mais pour être affilié à un régime d’assuré social, faut-il encore avoir eu une activité professionnelle, un statut de « travailleur ».
C’est la reconnaissance même du handicap qui est ainsi en jeu. Et, selon les orientations politiques, l’état des rapports de force institutionnels, de l’évolution des enjeux, le handicapé se voit basculé vers l’un ou l’autre des deux « systèmes » : assurances sociales ou aide sociale. On pourrait citer, encore plus récemment, les problèmes posés par la mise en place de la couverture maladie universelle. De fait, la frontière n’est pas simple entre ce qui relève de l’aide sociale ou de la sécurité sociale. [5] Et, en prolongement, les rapports entre « système » de santé et « système » d’assistance sont tout aussi profonds : toutes les réformes du système de santé qui se sont succédé tout au long des XIXe et XXe siècles ont eu des impacts sur le système d’assistance. Et inversement, les redéfinitions (quasi incessantes) des instruments « publics » de l’assistance ont eu des répercussions sur l’organisation du système de santé. [6]
Ces transformations conjointes ont eu pour effet la création d’un secteur périphérique aux institutions de l’assistance et de la médecine qui s’est construit à partir d’activités et de populations plus ou moins marginalisées ou, plutôt, sorties de ces deux champs. Ce que l’on appelle couramment, depuis les années 1970, le « secteur médico-social » est mi-médical et mi-social, voire « ni médical, ni social ». Il regroupe un ensemble disparate d’organismes privés mais plus ou moins liés à la puissance publique, financés soit par l’État, soit par la sécurité sociale : prestations d’aide sociale et des allocations familiales, des remboursements d’assurance maladie, des subventions publiques aux établissements d’hébergement, etc. Ce domaine est structuré autour de prestations de services : aides matérielles et humaines pour le maintien à domicile des personnes handicapées, établissements de rééducation fonctionnelle et de réadaptation, centres d’action médico-sociale précoce, médico-éducatifs, médico-psychologiques ou médico-pédagogiques, foyers de vie, familles d’accueil, etc.
La disparition économique du handicap
Ce secteur a connu un accroissement considérable en l’espace de trente ans, il correspond à une forte extension du budget social. Au point qu’il fait l’objet, à son tour, de critiques sur son coût économique ! Les considérations gestionnaires constituent un enjeu d’autant plus important qu’elles recoupent deux préoccupations majeures : d’une part, l’allégement des budgets sociaux de l’État par le transfert aux collectivités locales d’une très grande partie de la gestion des aides sociales (en particulier au département) ; d’autre part, la recherche constante d’individualisation de la prise en charge et la réduction des équipements d’accueil et d’hébergement. D’où le recours permanent à la notion (idéologique) de « solidarité familiale ». Principe politique libéral par excellence : c’est à la famille de s’occuper du « handicapé » et de prendre en charge le handicap. Tout au plus, la « politique sociale » peut-elle, voire doit-elle, soutenir la famille par des mesures d’accompagnement : prestations financières, aides ménagères à domicile, aides psychologiques, accueil de jour, etc. Et en cas de détresse, la « famille d’accueil » vient remplacer (momentanément ou sur un plus long terme) les parents en difficulté. Autrement dit, la « solidarité nationale » n’intervient qu’en complément ou, mieux, qu’en substitution à la solidarité des membres de la famille : à eux de trouver les moyens de s’organiser, de se couvrir contre les risques et les coûts de cette prise en charge. La solidarité familiale est une injonction étatique bien compatible avec le modèle libéral.
Plus exactement, on voit se constituer une segmentation des formes de solidarité en autant de domaines spécialisés [7] : solidarité familiale, solidarité professionnelle avec la sécurité sociale ; solidarité nationale avec l’État ; solidarité des collectivités locales, solidarités privées ou caritatives. Cette répartition des solidarités hiérarchise les « obligations ». En premier lieu, le discours politique et institutionnel dominant renvoie la responsabilité aux familles : c’est à elles de s’occuper de leurs proches. Posture morale qui, stratégiquement, repose sur la culpabilisation des parents ou des membres d’une famille. Comme envers tous les pauvres, c’est la solidarité familiale qui doit s’exercer en premier lieu avant toute aide « publique ». Pour l’État, la famille est une institution auxiliaire de sa politique. À ce registre traditionnel de la morale « libérale » s’ajoute un autre argument : le « handicapé » est un individu autonome qui doit faire l’objet d’une intégration sociale dans la vie ordinaire et exercer tous ses droits d’individu libre et autonome, responsable de ses actes. L’injonction à l’autonomie est le pendant d’une politique sociale libérale. Retour à la case départ, pourrait-on dire : ce qui se joue dans le secteur médico-social, c’est bien d’éviter l’extension d’une politique d’assistance alors que se réduit inexorablement le domaine de la sécurité sociale. C’est tout l’euphémisme du handicap. Le problème n’étant « pas tout à fait » le handicap mais la précarité économique liée au handicap. Mieux, dans l’optique d’un assuré social, le risque n’est pas le handicap mais les conséquences économiques du handicap. Dans la logique politique dominante, la question est le handicap. On retrouve ainsi, au principe de toutes les réformes de la protection sociale et du système de santé, tous les ingrédients qui accompagnent et structurent les débats idéologiques. Car la question du handicap est ici, en partie, bien secondaire. L’enjeu est la précarité économique associée au handicap.
Notes
[1] Mais il faudra attendre la loi hospitalière du 31 décembre 1970 pour voir se confirmer le principe que les établissements hospitaliers se consacrent aux seules activités de soins. Orientation confirmée avec la loi récente du 11 février 2005 qui vise à organiser l’accès des personnes handicapées au droit commun, elle l’adapte ou le complète par des dispositifs spécifiques afin de garantir une égalité d’accès aux soins, à l’école, à la formation, à l’emploi, à la formation, au logement, à la cité et à reconnaître une pleine citoyenneté aux personnes handicapées.
[2] Voir Michel Foucault, Naissance de la clinique, Paris, PUF, 1966.
[3] Par exemple le rapport de François Bloch-Lainé, Étude du problème général de l’inadaptation des personnes handicapées, Paris, La documentation française, 1969. Sur les transformations de la politique sociale dans les années 1960, voir Robert Castel, La gestion des risques, Paris, éd. de Minuit, 1981.
[4] Voir Christian Topalov, Naissance du chômeur (1880-1910), Paris, Albin Michel, 1994
[5] Sur les enjeux politiques de l’assistance, voir : Colette Bec, Assistance et République, Paris, éd. de l’Atelier, 1994 ainsi que L’assistance en démocratie, Paris, Belin, 1998 ; Alain Gueslin et Pierre Guillaume, De la charité médiévale à la sécurité sociale, Paris, les éd. Ouvrières, 1992.
[6] Problématique commune à la constitution de la vieillesse comme catégorie des politiques sociales, cf. Anne-Marie Guillemard, Le déclin du social, Paris, PUF, 1986.
[7] Bruno Jobert (éd), Le tournant néo-libéral en Europe, Paris, L’Harmattan, 1994
Sem comentários:
Enviar um comentário