ar prolétarisation, j’entends le processus qui conduit à la perte de connaissance critique et de savoir-faire. Bernard Stiegler a clairement expliqué ce processus en rappelant qu’un prolétaire n’était pas nécessairement un pauvre (Alan Greenspan est un prolétaire qui a été le patron de la réserve fédérale américaine pendant vingt ans). Prolétarisation ne veut pas dire la même chose que paupérisation, même si l’un entraîne souvent l’autre.
Au début de la phase d’industrialisation, le prolétaire est celui qui a vu son savoir-faire passer dans la machine. En conséquence de quoi on ne l’a plus payé pour son savoir faire mais pour sa simple force de travail qui ne le distinguait dès lors plus d’un autre travailleur, et donc pouvait être mis en concurrence permanente.
C’est quelque chose que l’on peut constater : dans tout marché, dans la mesure où il s’industrialise, il y a une prolétarisation non seulement des utilisateurs et des consommateurs mais également de ceux qui font partie de la chaîne de conception et d’ingénierie. Aujourd’hui un garagiste ne répare plus les voitures : il branche une machine à diagnostic et vous indique le module à changer si son appareillage ne peut faire la réparation en réinitialisant le module incriminé.
Le marché de l’informatique et des technologies de l’information (Editeurs, DSI, SSII, Intégrateurs) n’échappe pas à cette tendance. ll est étonnant de voir que les ingénieurs qui ont participé à la conception des machines, puis des ordinateurs et enfin des logiciels sont eux aussi dans une phase active de prolétarisation. Ils participent à la mise en place d’un système technique qui prolétarise les utilisateurs de ces dispositifs, avant de les prolétariser eux mêmes en retour.
Confronté à la baisse tendancielle du taux de profit, une entreprise du secteur de l’informatique est condamné à étendre son marché : soit en augmentant le nombre de clients, soit en vendant plus (ou plus cher) chez chaque client.
C’est dans ce contexte que le marketing intervient pour optimiser le positionnement de l’entreprise sur un marché concurrentiel. Et, comme tout marché, le marché de l’informatique est façonné par le marketing. Façonné à un point où l’organisation et les départements des SSII et des intégrateurs est calqué sur le découpage des parts de marché des grands acteurs du logiciel : il y a le département Oracle, SAP, Microsoft, IBM et parfois, au fond du couloir à gauche, une plus petite équipe Open Source.
Si l’on considère le marché de l’informatique de gestion - et notamment celui des grandes entreprises - la prolétarisation est arrivé à un paroxysme. Signe de cette tendance, une spécialisation accrue des compétences qui est due à la complexification des systèmes d’une part, et au morcellement des applications déclinées par chaque vendeur de logiciel d’autre part (le spécialiste Weblogic ne sera pas à l’aise sur Websphere et inversement, pareil pour les bases de données, les EAI, etc.).
Pour chaque typologie de logiciel, la société de services informatique va devoir choisir les éditeurs avec lesquels elle souhaite travailler, car on ne peut maintenir des compétences sur tous les produits.
Situation à laquelle il faut rajouter la multiplicité des langages, où l’on voit chaque développeur plus ou moins limité par le spectre des solutions qui entrent dans le périmètre du langage qu’il maîtrise.
Ce qui se perd - dans le contexte que je viens de survoler rapidement - c’est le savoir-faire et la connaissance critique. Et cela est d’autant plus vrai du point de vue de l’architecte qui doit penser l’articulation entre des composants du système d’information.
Or ne peut pas être architecte (que ce soit de l’architecture réseau, applicative ou même de l’architecture des données) en étant incapable de porter un regard critique. Cela passe nécessairement par la capacité à discuter et à émettre des avis critiques, ce que ne sont pas capables de faire les experts techniques maîtrisant les solution d’un seul éditeur de logiciel.
je suis particulièrement sensible à cette situation car, n’étant pas un “informaticien expert”, je me nourris de l’expérience des autres, des discussions et des échanges que je peux avoir avec les meilleurs d’entre eux (laurent, gautier, aurélien, bruno, yves-marie, etc.). Je suis comme le canari dans une mine de charbon qui prévient le manque d’oxygène : si je n’ai pas de répondant, c’est qu’il y a un affaissement de la capacité critique autour de moi.
La situation serait devenue pourtant bien pire si le web n’était pas là. Car les discussions et les échanges sont décuplées par le réseau qui est un espace participatif car chacun peut prendre la parole.
Mais il y a encore des informaticiens qui n’utilisent pas le web. Chose surprenante car les discussions techniques sur l’informatique sont très présentes sur le web. Je dis “n’utilisent pas le web” en ce sens que si un problème technique est posé, ils restent prisonniers de leur propre expérience, éventuellement de quelques collègues, mais n’ont pas le réflexe de mener des recherches approfondies et une réelle investigation sur le web (j’en avais fait l’exercice à propos des URIs déréférençables ).
Cela n’étonnera personne si j’affirme que c’est dans le domaine du logiciel libre qu’il y a le plus d’échanges et de discussions, c’est aussi là que les regards critiques s’exercent le plus car le mouvement repose sur une économie de la contribution dans laquelle chacun progresse parce que la communauté progresse. C’est également là que les standards sont les plus implémentés et les plus éprouvés.
Les informaticiens qui participent - ou on été élevé - à l’open source, sont toujours les meilleurs, même lorsqu’il s’agit d’aller mettre leur nez dans des solutions propriétaires : précisément parce qu’ils exercent un regard critique qui leur donne une hauteur que ne peut que difficilement développer quelqu’un qui reste dans les limites d’une solution propriétaire (quand ça va mal sur un projet SAP il n’est pas rare qu’un architecte “open source” arrive en renfort). “Meilleur” ne veut pas ici nécessairement dire “techniquement plus compétent”, cela veut aussi dire plus autonome, plus entreprenant, plus curieux. Bref, plus passionné.
Le mouvement Open Source est un véritable antidote à la prolétarisation de l’informatique. Mais cela ne doit pas être pour autant compris comme étant une invitation a imposer de l’Open Source partout, car le remède administré à trop forte dose deviendrait vite un poison.
Quoi qu’il en soit, “l’ingénieur open source” fait peur au marché et au management des grandes SSII : précisément parce qu’il a un savoir-savoir faire qui peut tout remettre en cause, notamment des choix commerciaux ou une stratégie marketing. C’est un peu celui qui n’est pas facilement “manageable” parce qu’il est singulier. Et si beaucoup de profils “professionnels” de l’informatique se ressemblent, c’est parce que ce sont des “ressources” interchangeables et prolétarisées, qui n’ont pas la singularité des ingénieurs open source.
Or manager et tirer tout le profit de ces passionnés qui participent au développement du métier est un enjeu majeur pour toutes les SSII, qu’elles n’exploitent que très mal. Il est toujours plus facile d’avoir une stratégie d’allégeance inconditionnelle aux pressions du marketing des éditeurs de logiciels que de développer sa propre vision en faisant confiance à ceux qui sont encore capables de porter un regard critique sur les technologies.
C’est parce que l’intelligence technique - qui au sens strict du terme s’appelle le génie - est sacrifiée à une vision exclusivement mercantile et court-termiste du métier que l’on se retrouve avec une population d’informaticiens prolétarisés.
Il y a un manque chronique d’architectes ou de développeurs de talent dans les grandes SSII, non pas qu’ils n’existent pas, mais ils sont trop peu nombreux en proportion de la masse salariale. je repense à Yves Marie Pondaven qui me parlait de Jean Paul Figer , figure emblématique de Capgemini, qui peut arriver sur un grand projet de plusieurs millions d’euros à la dérive et dire en substance :
“je vous refais tout pour deux fois moins cher et deux fois plus vite, mais on fera comme je dirai”.
Combien sont capable de dire çà à des grands clients ? Combien d’entre-nous sont capables de dire à un client :
“la solution que vous demandez et la façon dont vous voulez qu’elle soit réalisée relève d’une profonde erreur d’appréciation”
Mais, si c’est si dur à dire à un client, c’est parce que la prolétarisation des informaticiens touche aussi celle des entreprises clientes qui sont devenues des consommatrices de solutions packagées par le marketing des éditeurs. Les départements informatiques, dans leur grande majorité, ont perdu tout sens critique depuis que leur culture technique repose dans le meilleur des cas sur la lecture hebdomadaire de 01 Informatique ses dix dernières années.
Aussi quand vous êtes en face du client qui vous dit, fier de lui et avec l’oeil qui pétille “Je veux de la SOA avec un bon gros serveur d’application qui crache du SOAP avec un ESB et du MDM”, que faut-il faire ? On se dit que c’est trop tard, et trop risqué de revenir en arrière ou d’émettre des doutes, et on lui dit “mais bien sûr, je vois que vous êtes un connaisseur, on va vous faire un beau projet “state of the art” … sachant que l’on va droit dans le “state of the art failure”.
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