Alain Accardo
« Avez-vous remarqué, m’a-t-on demandé, à quel degré d’incompétence en même temps que de suffisance en est arrivée l’économie politique ? » Effectivement, il ne se passe désormais de jour sans que ses représentants les plus autorisés ne viennent, à l’invitation des différents médias dits d’information, nous expliquer doctement les raisons pour lesquelles la France et les autres pays occidentaux s’enfoncent dans une situation économique catastrophique. Quel que soit le problème évoqué, les explications fournies par ces éminents spécialistes, peuvent se résumer en deux mots, « LA CRISE ».
« La crise » provoque chômage, récession, diminution des investissements, fuite des capitaux, politiques d’austérité, drames humains. « La crise » creuse les déficits, détruit les équilibres, affole les marchés, fait plonger les Bourses, ruine les banques et déjoue tous les plans. Qui est en train de démolir la Grèce, de plomber l’Espagne, de couler le Portugal, de gripper l’Italie ? C’est « La crise ». Son ombre sinistre plane sur les nations européennes et met les États-Unis aux abois. Si votre employeur vous a licencié, c’est à cause de « La crise ». Si les huissiers débarquent chez vous, c’est encore « La crise ». Et selon toute probabilité, si votre conjoint vous trompe ignominieusement, si le petit dernier a attrapé la rougeole, si le chien du voisin vous a mordu, c’est toujours « La crise ». Votre canari s’est-il échappé, l’été est-il trop humide, l’automne trop sec, tout va-t-il de mal en pis, ne cherchez pas, c’est « La crise ». C’est « La crise » vous dis-je, « La crise, La crise, LA CRISE » !… Ah, Molière, que n’es-tu encore parmi nous pour mettre un bonnet d’âne à tous ces Diafoirus !
Quant à savoir en quoi consiste exactement cette « crise » ubiquitaire et toute-puissante, ne posez même pas la question, nos augures médiatiques ne daigneraient pas vous entendre. Renonçant à toute velléité d’analyse scientifique, sans doute parce qu’elle conduirait immanquablement à mettre en cause la nature même du système capitaliste, ces savants de pacotille, avec la complicité de médias qui sont devenus l’asile de l’ignorance, ont entrepris de travestir une réalité complexe mais parfaitement connaissable, et déjà passablement explorée, en un spectre insaisissable qui, tel Fantômas, est partout et nulle part à la fois et qui écrase le monde de son implacable fatalité.
Pour une discipline qui se targue d’être une science, mais qui s’avère incapable de rien comprendre ou prévoir, l’économie politique officielle fait avec éclat la démonstration qu’elle en est restée au stade de la pensée magique où faute de connaître les choses et de savoir en élaborer scientifiquement le concept, on se contentait de mots et on peuplait l’univers de forces mystérieuses, de « vertus », d’« affinités », de « facultés », de « qualités », de « gravité », de « phlogistique », d’« éther » et autres propriétés imaginaires qui expliquaient tout et rien et dont toute la réalité tenait dans l’étiquette qu’on leur collait.
À la question de savoir pourquoi par exemple l’opium faisait dormir, les prétendus savants d’autrefois répondaient : « Quia virtutem dormitivam habet [Parce qu’il a en lui une force dormitive]. » Éclairante explication assurément. En dépit des prix Nobel qu’elle se décerne sans vergogne, la soi-disant science économique libérale est à peu près aussi avancée que l’alchimie du temps de Nostradamus, peut-être même pas tout à fait autant : ses experts, en répétant « La crise », « La crise »… voudraient nous convaincre qu’ils disent quelque chose de sensé quand ils ne font qu’agiter un hochet sonore.
« La crise », c’est une nouvelle « vertu dormitive », pseudo-explication purement verbale qui a pour effet de masquer que toute crise, économique ou autre, est fondamentalement l’état d’un système dont les contradictions internes (capital vs travail en l’occurrence) ont atteint un degré d’acuité indépassable, un blocage irrémédiable dont on ne peut sortir que par la rupture et la mise en place d’un système obéissant à une rationalité différente. Qu’on appelle ça « révolution » ou d’un autre terme, importe peu en définitive.
Au lieu de venir chaque jour faire des vocalises sur « La crise », nos Cagliostro de service feraient mieux de méditer cette observation de Gramsci : « La crise, c’est quand le nouveau veut naître et que l’ancien ne veut pas mourir. »
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