Ce sont eux qui ont inspiré des Indignés espagnols : les protestataires de la "Génération de la Précarité" refusent le diktat du FMI et de la Banque mondiale. Reportage de Jean-Gabriel Fredet.
Manifestation à Lisbonne contre le FMI (AP)
Il suffit parfois d’une chanson. "Geraçao à rasca" ("génération à bout de souffle"). C’est ce tube de "Deolinda", le groupe musical portugais, racontant le désarroi d’une génération précaire, désabusée, qui a tout déclenché. En févier dernier, Paula Gil (travailleuse humanitaire), Jao Labrincha (chômeur), Alexandro de Sousa Carvalho (doctorant) et Antonio Frazao (étudiant, travailleur à mi-temps) ont décidé d’en faire le slogan de leur combat et le nom de leur mouvement.
Succès immédiat, foudroyant dans un pays que l’on croyait assommé par la crise. A Lisbonne, le 12 mars, à l’appel du collectif, 300.000 personnes ont défilé sous les platanes de l’Avenue de la Liberté jusqu’au Largo de Camoes pour protester contre la précarité (voir la vidéo ci-dessous, ndlr.). Levée en masse en province, également. A Porto, Faro, Coimbra, des dizaines de milliers jeunes ou moins jeunes ont crié leur angoisse devant la déglingue générale qui ravage les couches les plus pauvres et tétanise les classes moyennes.
(Lors de la manifestation du 12 mars à Lisbonne)
"Une idée pour changer les choses"
Paula, Jao, Alexandro et Antonio ont entre 24 et 28 ans. A Coimbra, où ils étudiaient les "relations internationales", cette génération Facebook a pris la mesure d’un mal qui touche 55% des moins de 25 ans. "J’ai 27 ans et je suis stagiaire dans une ONG. Ma mère est au chômage, ma grand-mère se débat avec une retraite croupion et mon petit frère cherche un boulot. La précarité traverse toutes les générations. Nous nous battons pour des salaires et des contrats justes, pour le droit à l’emploi et à l’éducation", explique Paula Gil.
"Montée" à Lisbonne, cette petite brune au sourire éclatant dégage une énergie tellurique. "La démocratie portugaise ouverte par la Révolution des Œillets n’a que trente-sept ans. Elle est jeune. C’est une idée neuve. Il faut passer à l’étape supérieure en associant la société civile". Aussi passionnés d’histoire qu’habiles manoeuvriers, Paula et ses amis connaissent sur le bout des doigts les ficelles du spontanéisme et les codes des réseaux sociaux.
Lors des premières manifs, les militants du "M12M" (Mouvement du 12 mars), le nouveau nom du mouvement, distribuaient un questionnaire aux participants leur demandant "une idée pour changer les choses". Relus, édités, structurés, ces "cahiers de doléance" ont été portés à Jaime Gama, président de l’Assemblée nationale, réputé pour son indépendance. Afin de servir de base à un texte réformant le travail précaire. Courtisé par tous les partis à quelques jours des élections du 5 juin, le M12M a bien l’intention de peser de tout son poids pour obtenir des futurs élus une loi conforme à son "projet d’initiative populaire".
(Ci-dessus : Paula Gil et Joao Labrincha, militants du M12M - AP)
Pas si naïfs que ça
Avec, malgré ou contre les partis ? Comme tous les objets post-modernes, le M12M est difficile à décrire avec les outils classiques de la science politique. Proche du Bloc de gauche-BE (l’équivalent de notre Front de gauche), Paula et ses amis se méfient de formations qui "représentent de moins en moins ceux qui les ont élus", ou ont carrément oublié leurs problèmes. Pragmatiques, ils refusent cependant de récuser les partis ou les syndicats "complémentaires" de leur propre stratégie. "Tous ensemble" : c’est le mot d’ordre officiel d’un mouvement "transversal" qui se targue d’avoir même des supporters à droite et qui veut le 5 juin un vote pour ceux qui « s’occupent du peuple ».
Naïveté ? Pas si sûr. Jaloux de son indépendance, le "M12M" se voit encore comme un collectif. Mais outre la rupture avec le cercle vicieux de la précarité qui "déprime la consommation, donc la production", les conjurés ont deux priorités.
D’abord un audit de la dette de leur pays, mis sous tutelle par la "troïka" (FMI, Banque centrale européenne, Commission de Bruxelles). Les Portugais doivent mesurer clairement les responsabilités imputables aux déficits publics et la part de la spéculation nourrie par les agences de notation. "Pour, disent-ils, combattre la "debtocratie" et proposer une alternative au FMI".
Deuxième priorité : l’instauration progressive d’une démocratie participative fondée sur l’extension du référendum d’initiative populaire et la possibilité, pour les mouvements civiques, de présenter des listes aux législatives. Une autre façon de prendre le pouvoir.
Le "parti" de la BCE et du FMI
""Geraçao à la rasca" est une révolte post-partisane. Ses membres sont moins contre un système de partis, usé jusqu’à la corde, qu’en recherche d’un au-delà. Au-delà de la précarisation qui enferme les gens dans une zone grise sans qu’ils aient une chance quelconque de s’en sortir. Au-delà de la religion du diplôme, qui avec la mondialisation n’est plus une assurance de réussite et d’emploi", explique Manuel Cabral.
Ce politologue touche le nerf sensible. Avec la récession, le jeu des grands partis tourne à vide. En acceptant tous une mise sous tutelle du Portugal dès le lendemain des élections, le parti socialiste, les sociaux-démocrates (centre- droit) et le Centre démocratique et social (extrême droite) ont déjà désigné le vainqueur : quelque soit le vote des citoyens, ce sera le "parti" de la BCE et du FMI qui l’emportera. Avec, comme programme obligatoire, un plan d’ajustement de 78 milliards d’euros, en échange d’une austérité brutale, de privatisations massives et d’un nouveau démantèlement du droit du travail.
Paradoxalement, ce plan qui met fin à l’épopée européenne du Portugal engagée par la Révolution des œillets, poursuivie par son adhésion à l’Union et sa participation à la création de l’euro sanctionne moins une déroute financière que l’échec des politiques qui se sont succédées depuis près de deux décennies.
"Un Etat social clientéliste"
Certes, il faudra renflouer des banques. Mais le Portugal n’a pas manipulé ses comptes publics (comme la Grèce), ni connu de faillite bancaire (cas de l’Irlande). Avec un déficit budgétaire de 9,3% (30% en Irlande), et une dette de 94% de son PIB (contre 160% pour la Grèce,), le pays le plus pauvre de l’Europe avec la Roumanie et la Bulgarie est surtout victime de treize années d’une combinaison délétère de laxisme social, de petits arrangements, de corruption douce, de croissance molle adossée à une économie de sous-traitance ruinée par la mondialisation puis par la concurrence des pays de l’Est. D’où le déclin. Puis la faillite.
"Les fonds structurels de Bruxelles, puis l’euro et l’emprunt facile nous ont grisé et dispensé de faire un effort de convergence avec les autres pays. Le Portugal a vécu au dessus de ses moyens", explique Cabral en pointant les dérives d’un "Etat social clientéliste", marqué par une évasion fiscale record et mâtiné d’un socialisme gaspilleur où les salariés sont payés quatorze mois et les fondations amies du régime bénéficient de multiples avantages.
Côté cour, on a trop célébré le pont Vasco-de Gama sur l’estuaire du Tage, ses gratte-ciel de verre ou les stades futuristes de l’Eurofoot. Oubliant, côté jardin, un SMIC à 475 euros, un chômage réel de 15%, des supermarchés désertées par les produis de luxe et où la morue importée de Norvège remplaçait le bacalhau, naguère pêché dans l’Atlantiques par les flottilles nationales. En prime, des bacs +5 condamnés aux petits boulots ou aux stages sous-payés et des classes moyennes piégées par le crédit à la consommation. Et la lèpre des "recibos verdes", les "reçus verts", un statut créé naguère pour les indépendants, les "free lance" et étendus à plus de 20% des actifs, abusivement assimilés à des prestataires de services, vivant dans l’extrême précarité et sans aucun des droits (indemnités chômage, couverture maladie, congés ) des salariés normaux.
"L’Europe a oublié la solidarité"
"En 2009, Socrates a essayé de régir contre ce système hérité du corporatisme salazarien et d’un socialisme clientéliste", explique Manuel Batoreo, un déçu du socialisme. Mais quatre plans de rigueur n’ont pas suffi. En mars dernier, avec les caisses vides et un gouvernement minoritaire, il a dû appeler le FMI et convoquer des élections. Tout en faisant un chantage à la rigueur que ce roué, lâché par les siens, se défend maintenant d’avoir voulu imposer. Donné battu aux législatives par la coalition dirigée par Paolo Coelho, son socialisme sauce portugaise va-t-il laisser la place à une droite dure indifférente aux dégâts de la globalisation ? Abandonnant l’Etat social sous pression d’une Europe du nord qui n’admet plus les dérives du Sud ?
"L’Europe a oublié la solidarité. En critiquant nos vacances et notre système de retraite, Angela Merkel se trompe. Au lieu de germaniser l’Europe, elle devrait européaniser l’Allemagne. Si l’on veut tuer l’Etat social, les masses populaires réagiront", pronostique le vieux sage Mario Soares, dans ses bureaux lambrissés de sa Fondation.
"En politique tout est possible", s’enflamme Jao Labricha. Cessons de croire qu’il suffit de voter tous les quatre ans pour faire vivre la démocratie". Ce chômeur natif d’Aveiro qui a multiplié les intérims avant de faire l’expérience du chômage croit dur comme fer à la société civile. Jeudi 26 mai, une grande manif a réuni les leaders de Génération précaire avec ceux du Mouvement du 25 avril, héritier des jeunes capitaines qui ont abattu Salazar. "Nos deux mouvements doivent débattre et proposer des solutions". Tourner la page, changer les structures politiques, économiques, sociales, sans pour autant instaurer un régime autoritaire : le modèle de la Révolution des Oeillets peut-il encore marcher ?
De notre envoyé spécial Jean-Gabriel Fredet - Le Nouvel Observateur
Cet article a été publié dans le Nouvel Observateur du 1er juin
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