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05/11/2010

Sociétés militaires privées (3): après la guerre, la paix privatisée

Régis Soubrouillard 

Acteurs incontournables des conflits modernes, malgré une réputation souvent sujette à polémique, les sociétés militaires privées ont su s'installer durablement dans le paysage militaire, profitant notamment de la professionnalisation des armées. Dans une logique de développement de long terme, après la guerre, c'est le marché de la paix qui les attire.

Sociétés militaires privées (3): après la guerre, la paix privatisée
Sociétés Militaires Privées, la fin d’un âge d’or ? Le bilan est pour le moins paradoxal : la guerre d’Irak a consacré tant la privatisation du champ de bataille qu’ouvert les yeux du monde sur les travers de ce processus. Encore récemment, les révélations de Wikileaks faisaient état des pratiques opaques de contractualisation du « milieu », de la difficile intégration de ces forces privées dans les chaînes de commandement militaire, des dérives opérationnelles en zones de conflit ou encore du flou juridique encadrant la profession de contractor.   

Obama a plusieurs fois dénoncé le comportement de certaines SMP accusées de manquer « cruellement de respect pour la vie des Irakiens » et d’agir « comme si la loi ne s’appliquait pas à eux ». Le 4 mars 2009, il déclarait ainsi que « l’époque où l’on signait des chèques en blanc aux industriels de la défense était révolue ». Il n’empêche. D’après le magazine The Nation, depuis l’investiture de Barack Obama, la seule compagnie  Xe (ex-Blackwater), a passé des contrats avec le département d’Etat d’un montant total de 174 millions de dollars. Sans compter, d’après de récentes révélations du New-York Times, que Blackwater avait « créé un réseau de plus de 30 sociétés fictives ou de filiales pour obtenir des millions de dollars de contrats du gouvernement américain après les nombreuses critiques essuyées par la compagnie pour conduite imprudente en Irak ». Le mois dernier la rebaptisée XE Services signait encore un contrat de 2,2 milliards de dollars avec le Département d’Etat. Pas de chèques en blanc, mais des gros chèques.

Si, crise oblige, le département d’Etat est contraint de se serrer un peu la ceinture, rien ne dit que la fin de la guerre d’Irak indique une fin des contrats sonnants et trébuchants pour les SMP. Au contraire. Le retrait du contingent américain et la multiplication des conflits locaux pourraient signifier un recours accru aux sociétés militaires privées. Le départ des SMP d’Irak n’est déjà pas envisagé avant 2017. C’est, en tout cas, ce que prévoit une commission du Congrès à Washington, qui s’en inquiétait en juillet dernier.

Un lobbying important pour s'imposer comme des agents de la paix

Sociétés militaires privées (3): après la guerre, la paix privatisée
Quoi qu'il en soit,  le secteur n’a pas attendu qu’advienne la paix dans le monde pour engager une profonde mutation. Dès 2004,  Sami Makki, Chercheur au Centre interdisciplinaire de recherche sur la paix et d’études stratégiques (Cirpes) et auteur de Militarisation de l’humanitaire, privatisation du militaire expliquait que « La prolifération du mercenariat entrepreneurial occidental dans ce pays (NDLR : L’Irak) est le résultat d’une politique délibérée d’expérimentation de nouvelles formes d’intervention ». De nombreuses SMP s’étant engagées dans « un important travail de lobbying pour se présenter comme des partenaires fiables dans les opérations de paix. Et c’est en repoussant constamment les limites  de l’externalisation de fonctions  que se fait jour la  privatisation des opérations de paix. Au risque d’approfondir la confusion qui existe déjà entre aide au développement, aide humanitaire et opérations militaires ».

Dyncorp,  l’une des plus importantes SMP du monde qui emploie 17.000 personnes et affiche un Chiffre d'affaires de 2 milliards d’euros  fait, par exemple,  partie de l’International Peace Operations Association, un lobby américain qui représente les intérêts des plus importants acteurs de « l’industrie de la paix et de la stabilité», selon ses propres termes.
A ce titre, l’Afrique constitue un terrain de jeu idéal pour les SMP. Dès 2004, Dyncorp décrochait un contrat visant à former les soldats de la paix au Soudan pour les Etats-Unis et des opérations d’assistance afin de  contribuer à la construction d’infrastructures et au transport des troupes de maintien de la paix de l’Union africaine. « L’Afrique s’inscrit vraiment dans la cible idéale de l’entreprise», avouait dès 2008 Will Imbrie, chef du développement des affaires à Dyncorp. Les entreprises américaines ont fait des offres pour les contrats des USA et des Nations unies d’une valeur d’au moins 1,2 milliard de dollars sur les cinq prochaines années, et elles considèrent encore plus d’opportunités dans la sécurité des compagnies pétrolières, des équipementiers miniers, et d’autres sociétés occidentales opérant en Afrique. Depuis 2005, les entrepreneurs ont aidé les États-Unis à former près de 80% des soldats de la paix africains et quelques 39000 soldats dans 20 pays. 
Après le génocide au Rwanda, Kofi Annan déclarait déjà : « quand nous avions besoin de soldats pour séparer les combattants des réfugiés, j’avais même envisagé la possibilité d’engager une firme privée. Mais le monde n’est peut-être pas prêt à privatiser la paix ». 

La question n’est plus à l’ordre du jour. L’ère des casques bleus privés est bel et bien devant nous. Et c’est dans le maintien de la paix et l’humanitaire que le secteur de la sécurité trouvera de nouvelles ressources. 
L’assurance d’une nouvelle cagnotte à long terme. Cela fait déjà une vingtaine d’années que les capitaines d’industrie du secteur visent le marché de l’humanitaire parce que les marchés irakiens ou d’Afghanistan tout lucratifs soient-ils sont soumis à des contingences géopolitiques. Rien à voir avec l’ONU dont les besoins permanents en logistique et sécurité constituent une perspective de développement sur le long terme.

Des casques bleus privés

Sociétés militaires privées (3): après la guerre, la paix privatisée
Les promoteurs du secteur jurent qu'ils remplaceraient avantageusement les contingents actuels, souvent issus de pays pauvres et donc insuffisamment équipés et entraînés. Certains cas parlent d'eux mêmes : « Il y a eu des cas où l’ONU s’est adressée à des sociétés privées car les casques bleus qu’on lui fournissait n’étaient pas opérationnels. Par exemple au Cambodge en 1992, à l’époque de l’Apronuc, il y avait un contingent togolais qui gardait les hangars d’un aéroport. Ils faisaient du trafic. Dans un cas comme celui-ci, il vaut mieux faire appel à des sociétés privées payées au résultat »estime Pierre Conesa, ancien haut fonctionnaire, auteur de Modernes mercenaires de la sécurité.  

« Si on analyse l’histoire de la privatisation des armées, les sociétés privées ont investi les marges du métier militaire pour en atteindre progressivement le cœur . Après la fin d’executive outcomes (NDLR : Une SMP sud-africaine combattante, impliquée dans le maintien de l’Apartheid), le secteur s’est profondément transformé » analyse Georges Henri Bricet des Wallons auteur de Irak, terre mercenaire, qui explique que les SMP combattantes ont vécu : « La prochaine grande mutation ne s’annonce plus au niveau des Etats mais au niveau de l’ONU : les SMP font le forcing auprès des instances onusiennes et proposent des projets de brigades de casques bleus privés.  Il y a déjà une privatisation par le bas. Les installations de l’ONU en Afghanistan sont protégées par des SMP. Cela correspond à un mouvement de désengagement des états occidentaux qui ne veulent plus s’impliquer dans ces conflits directement. Il suffit de voir le déclin des effectifs des forces de l’ONU en Afrique. Il y avait 30 à 40.000 casques bleus en Europe en 1989. Il en restait 4000 en 1999. Les SMP développement d’ailleurs des argumentations plutôt cohérentes : lors du recours aux forces de l’Union Africaine, on a observé des phénomènes de traite. Cela légitime le recours à des forces militaires professionnelles. Le groupe de travail de l’ONU sur les SMP réfléchit d’ailleurs sérieusement à étendre le recours à ces sociétés en Afghanistan ».

Et l'éthique dans tout ça ?

C’est néanmoins dans un processus de mondialisation et de désengagement du militaire – donc de l’Etat- inquiétant que s’inscrit la montée en puissance et la mutation des sociétés militaires privées. 
Au-delà des professions de foi angéliques des lobbys, c'est sur les théâtres d'opération que les acteurs du secteur devront faire la démonstration qu'elles participent de la paix des peuples et la stabilisation des territoires. Il y faudra plus que des lobbys et des chartes d'éthique. Conseiller politique au sein de la Fias (Force Internationale d'Assistance et de Sécurité), de retour d'Afghanistan, le lieutenant Colonel Marie-Dominique Charlier livrait ses réflexions dans un rapport d’études : « leurs connaissances approfondies du théâtre afghan (de deux à quatre ans) leur confèrent l’unique mémoire de la situation. Celle-ci est tout à la fois reconnue et indispensable aux états-majors interalliés dont la durée des missions sur zone est bien inférieure ». Un bilan flatteur qui pose néanmoins de sérieuses questions : « A la lumière des différents retours d’expérience d’officiers français sur le théâtre afghan et de ma propre expérience, il est clair que les SMP n’ont aucun intérêt à la stabilisation de l’Afghanistan et à ce que l’Afghanisation de l’Afghan Nation Army fonctionne : cela diminuerait d’autant la nécessité en agents contractuels et irait logiquement à l’encontre de leurs intérêts financiers ». Même sévérité de constat pour ce qu’il en est de la logistique : « compte tenu de l’importance des investissements initiaux effectués, il est primordial pour l’ensemble des compagnies privées de rentabiliser le plus rapidement possible leur mise financière et, de facto, de ne pas transférer leurs compétences à l’armée afghane qu’ils sont supposés instruire ». 

Une hybridation sans précédent des armées et des SMP qui oblige plus que jamais à poser la question éthique pour lever ce genre de soupçons : comment légitimer une action lorsque les pays de la force d’intervention, représentant l’ONU, emploient des mercenaires dont la motivation relève parfois plus du profit que du retour à la paix ?

Sociétés militaires privées (3): après la guerre, la paix privatisée
http://www.marianne2.fr/Societes-militaires-privees-3-apres-la-guerre-la-paix-privatisee_a199269.html

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