À procura de textos e pretextos, e dos seus contextos.

06/11/2010

La construction d’un symbole visuel américain

Patrick Peccatte 

Le 5 novembre 2009, un psychiatre militaire de la base de Fort Hood au Texas déclenche une fusillade, tuant 13 soldats et en blessant une trentaine. Quelques jours plus tard, lors d’une cérémonie sur cette même base, Barack Obama prononce un discours devant un drapeau américain déployé et deux rangées de symboles dressés en mémoire des victimes1.
President Obama at Fort Hood, Nov. 10, 2009. DoD photo, Cherie Cullen. (CC. The U.S. Army/Flickr)
Aux États-Unis en effet, la plupart des cérémonies qui rendent hommage aux militaires tués utilisent ce dispositif composé d’un fusil crosse en l’air et surmonté d’un casque, fixé à l’aide de sa baïonnette, et auprès duquel sont placées des bottes de marche. Les plaques d’identification du soldat, les dog tags, sont accrochées à la crosse de l’arme et une photo du défunt est parfois exposée devant les bottes.
L’hommage s’accompagne très souvent d’une sorte sorte de rituel codifié où les camarades du soldat viennent s’agenouiller avec respect devant le dispositif. Un seul genou est posé à terre, la tête est inclinée ou une main posée devant le visage. Aucun signe religieux n’est toutefois explicite.
President Obama and first lady honoring fallen Soldiers at Fort Hood, Nov. 10, 2009 (CC. The U.S. Army/Flickr) / Final respects, July 20, 2009, Basra Iraq (CC. The U.S. Army/Flickr) / Georgia National Guardsman pays final respects during Fallen Warrior ceremony in Kabul, Afghanistan, Sept. 18, 2009 (CC. The National Guard/Flickr)
Le motif est représenté dans de très nombreux mémoriaux américains.
D-Day Memorial in Bedford VA (CC, Virginia Guard Public Affairs/Flickr) / Korean War Memorial in Overland Park KS (CC, Jeff Golden/Flickr) / NJ – Jersey City: Pershing Field Memorial Park – Jersey City Vietnam Veterans Memorial (CC, Wally Gobetz/Flickr) / Operation Iraqi Freedom Memorial à Fort Hood (CC, Michael Rivera/Flickr)
On notera que les premières figurations qui concernent respectivement la Seconde Guerre mondiale, la guerre de Corée et celle du Vietnam ne comportent pas les bottes au pied du fusil. Nous y reviendrons.
Cet assemblage d’un fusil, d’un casque et de bottes est utilisé fréquemment lors du Mémorial Day, et l’image est devenue partie intégrante de la culture visuelle américaine. On la retrouve sous de nombreuses formes, utilisée au premier degré comme hommage aux soldats tombés ou pour rappeler les pertes humaines (côté américain seulement) provoquées par les opérations militaires en cours.
Heroes don’t fall, they gain wings (Courtesy from Empire Primitive on Flickr, © Tous droits réservés) / Battle Cross T-Shirt (Rotntees on CafePress) / Fallen soldier tattoo by Brian @ Tattootech (Courtesy from bkm0518 on Flickr, © Tous droits réservés) /  Graffiti (Courtesy from Eddie Malone on Flickr, © Tous droits réservés) / Couverture du Time, 11 décembre 2006
Il existe également quelques figurations similaires dans d’autres pays. Ces constructions symboliques non américaines sont alors adaptées aux contextes nationaux; l’arme et le casque en particulier sont toujours représentés « localisés ». Les bottes disposées au sol ne sont cependant jamais figurées dans ces versions.
Dunkirk Veterans, The National Memorial Arboretum, UK (oakparkrunner) / Amar Jawan Jyoti (la flamme du guerrier immortel), au centre de l’India Gate à New Dehli (Courtesy from Vijay Pandey on Flickr, © Tous droits réservés) / Porte d’entrée d’un cimetière et mémorial du LTTE (Mouvement des Tigres de Libération de l’Eelam Tamoul) à Jaffna, Sri Lanka, représentant probablement des fusils FAL belgo-britannique, (Courtesy from Ananthan on Flickr, © Tous droits réservés)
La pratique qui consiste à honorer un soldat mort au combat avec un fusil fiché en terre et surmonté d’un casque remonte au moins d’après Wikipedia à la Guerre de Sécession (1861–1865). Cependant, aucune source historique n’est citée par l’encyclopédie en ligne, et les plus anciennes photographies dont nous disposons datent de la Première Guerre mondiale.
Battlefield Grave, 1916 (Hulton Archive/Getty Images) / Tombe de Quentin Roosevelt, fils du président Theodore Roosevelt, 1918 / Cimetière communal de Péronne, France, février 1919 (Australians on the Western Front 1914–1918) / Deux tombes de soldats français (Conseil Régional de Basse-Normandie / National Archives USA) / Medics helping an injured soldier in France, 1944 (jcs-group) / Carentan 1944 (Life hosted by Google) / Pointe du Hoc, juin 1944 (Conseil Régional de Basse-Normandie / National Archives USA) / Bataille de Saipan, juin 1944 (USMC Historical Monograph) / Iwo Jima Operation, February-March 1945 / Battlefield Memorial Honoring Dead GIs, Chu Lai, South Vietnam, 18 décembre 1967 (Corbis Images)
Il existe comme on le voit quelques variantes, en particulier lors de la Première Guerre mondiale où le fusil pouvait être planté sur ou à côté d’une tombe et surmonté ou non d’un casque. Une autre signalétique notable du même genre, non représentée ci-dessus, mérite aussi d’être mentionnée : la croix surmontée d’un casque (cf. par exemple ici). Cette dernière pratique doit être distinguée de l’appareillage du casque au fusil. La proximité des figurations laisse en effet penser que l’arme fichée en terre représente une sorte de croix improvisée disposée sur une tombe probablement provisoire ou hâtive. Mais à l’origine, il s’agit bien du résultat d’un acte spécifique et utilitaire pratiqué sur le champ de bataille. L’historien britannique Anthony Beevor écrit ainsi dans son dernier ouvrage sur la bataille de Normandie2:
« [À propos du parachutage de la 82nd US Airborne le 5 juin] Quand on trouvait un parachutiste blessé, on lui donnait de la morphine et on signalait sa position aux infirmiers en plantant son fusil la baïonnette dans le sol, le casque sur la crosse. » (op. cit., p. 78).
« [Le 26 juin] Les Écossais de la 15ème division progressèrent rapidement. Quand leurs camarades touchés s’écroulaient dans les blés vert pâle, les soldats identifiaient leur position afin que les brancardiers puissent les repérer. Ils fichaient en terre le fusil du blessé, baïonnette au canon, et plaçaient son casque sur la crosse. Ces indicateurs, remarqua un observateur, ressemblaient “à d’étranges champignons surgissant au hasard dans les blés” ». (ibid. p. 254).
Ces témoignages montrent que le dispositif ne signifiait pas toujours à l’époque que le combattant était mort. L’utilisation du fusil planté dans le sol comme support de perfusion (photo n° 5 ci-dessus) renvoie à cette pratique.
L’emblème a également été utilisé durant la Seconde Guerre mondiale sur des publicités américaines, notamment pour les War Bonds, les emprunts lancés par l’État afin que l’épargne privée soutienne l’effort de guerre.
Publicité Farmers and Mechanics Savings Bank of Minneapolis, 1943 (Ad*Access) / Publicité Willard parue dans Life le 10 janvier 1944 / Publicité Camels, 1945 (Ad*Access)
Le motif était donc parfaitement compris par le public américain de l’époque comme le signalement d’un soldat tombé sur le champ de bataille. Sur la première image on remarque qu’une gourde est accrochée au fusil, tandis que sur la publicité Camels le fusil n’est pas surmonté du casque et un bandage blanc lui est accroché. Le symbole est ainsi moins choquant, atténué, et signifie, comme le précise la légende, le signalement d’un soldat blessé appelant un médecin militaire. Il ne fait guère de doute cependant que cet élément ajouté est une invention du créateur de cette illustration.
Comment cet assemblage est-il devenu un symbole spécifiquement américain ? Sa composition seule n’est pas suffisante pour comprendre son évolution. Les circonstances et modes d’utilisation de la construction sont également à prendre en compte. En combinant ces différentes caractéristiques, quatre dispositifs peuvent être distingués:
  • Forme 1. Marqueur sur le champ de bataille pour signaler un blessé demandant de l’aide. Le fusil et le casque sont des éléments anonymes, non individualisés, interchangeables. Seule la nationalité du soldat est habituellement reconnaissable.
  • Forme 2. Assemblage disposé près d’un soldat mort non encore inhumé ou d’une tombe et constitutif d’un hommage rendu par ses camarades. Le dispositif est habituellement nommé Fallen Soldier Battle Cross (FSB).
  • Forme 3. Fallen Soldier Display (FSD). Il s’agit là d’une construction effectuée hors du champ de bataille, en général au camp de base. Le lieu n’est donc plus en relation directe ni avec l’endroit où le soldat est tombé ni avec une tombe. C’est un véritable symbole individuel. Les bottes, les dog tags et la photo personnalisent le dispositif. Les constructions peuvent être multiples et alignées et ne concernent pas seulement des soldats tués au combat (c’est le cas par exemple des militaires de Fort Hood évoqués ci-dessus). Les autres soldats se recueillent en s’agenouillant devant la construction.
  • Forme 4. Symbole non individualisé utilisé comme support commémoratif collectif ou emblème mémoriel visuel, sur des monuments, lors du Memorial Day, etc.
Le Soldier’s Guide – petit vade mecum distribué à tout soldat américain et dont la dernière édition date d’octobre 2003 – précise la signification symbolique des divers ingrédients du FSD: « le casque et les dog tags rappellent le soldat tombé au combat; le fusil inversé muni de sa baïonnette signifie un temps de prière, une pause dans l’action pour rendre hommage à notre camarade; enfin les bottes de combat représentent la marche finale lors de sa dernière bataille ».
Les bottes ne sont attestées qu’à partir de la guerre du Vietnam et l’alignement resserré des dispositifs montre bien qu’ils ne constituaient plus à cette époque un marqueur de l’endroit où un soldat est tombé ou une tombe provisoire, mais un hommage collectif. Or l’édition précédente du Soldier’s Guide (1961) qui était en vigueur lors de la guerre du Vietnam ne mentionne aucun dispositif de ce genre.
Dans l’un des rares ouvrages consacrés à ce sujet d’un point de vue historique3, l’écrivain et journaliste Michael Sledge explique qu’un changement majeur est intervenu durant la guerre de Corée et plus encore celle du Vietnam dans la doctrine militaire américaine concernant les pertes humaines. Les soldats morts étaient auparavant inhumés le plus souvent dans des cimetières provisoires proches du champ de bataille. Un ensemble de raisons militaires, politiques et psychologiques ont conduit le commandement américain au Vietnam à mettre en œuvre la récupération systématique des blessés et des morts sur le terrain. La guerre avait alors pris une autre forme avec le recours massif à l’hélicoptère et les blessés et les morts étaient évacués rapidement du champ de bataille. Le cinéma a d’ailleurs représenté plusieurs fois ce type de scène. Les armes non plus n’étaient pas laissées sur place. L’hommage rendu au soldat mort ne pouvait donc être effectué sur le terrain et s’est alors déplacé dans le camp de base. Le dispositif formé par le fusil et le casque est devenu symbolique et s’est personnalisé avec l’accrochage des dog tags à la crosse. Des objets personnels sont apparus près de l’arme, en particulier les bottes de marche du disparu. Cet usage commémoratif s’est développé durant les différents conflits où les États-Unis ont été engagés, et le quasi-rituel de la génuflexion est probablement apparu pendant la première guerre du Golfe. Il est possible d’ailleurs que l’interdiction de photographier les cercueils de soldats américains promulguée par Bush père en 1991 et levée en 2009 par l’administration Obama ait en quelque sorte favorisé l’extension de cette pratique au sein de l’armée américaine. Au final donc, la constitution actuelle du FSD (forme 3 selon notre typologie) et son large déploiement sont très largement postérieurs à la Seconde Guerre mondiale.
Si l’on revient aux premières formes du dispositif (la FSB), il existe en réalité très peu de photos de cette combinaison arme et casque utilisée sur le champ de bataille durant la Seconde Guerre mondiale. On invoque parfois pour expliquer cela le contrôle strict des images de soldats morts et de tout ce qui pouvait rappeler les pertes humaines. Mais cela semble assez peu plausible car malgré ce contrôle, il existe de nombreuses photos et des films où figurent des soldats américains morts. Une autre raison plus vraisemblable tient au caractère probablement très temporaire de ces constructions; même un fusil hors d’usage ou sans culasse ne devait pas rester très longtemps sans être ramassé. Cette rareté iconographique explique que les ouvrages et revues reprennent toujours les mêmes images et singulièrement celle qui a probablement été prise à la Pointe du Hoc en juin 1944. Cette photo est devenue emblématique. Le Visitor Center ouvert en 2007 au Normandy American Cemetary de Colleville-sur-Mer s’ouvre ainsi sur une galerie historique où cette photo figure en bonne place avec une seule légende, le mot Souvenir. La salle suivante du Centre se nomme Sacrifice Gallery ; elle est assez vaste, extrêmement sobre, presque vide à l’exception d’un fusil Garand M1 planté à l’aide de sa baïonnette dans un sol de galets avec un casque sur la crosse.
Pointe du Hoc, juin 1944 (Conseil Régional de Basse-Normandie / National Archives USA) / Soldier Markers, Visitor Center, Normandy American National Cemetery and Memorial, Colleville-sur-Mer (CC, Storm Crypt/Flickr)
La photo prise à la Pointe du Hoc est ici conçue comme la référence essentielle de ce haut-lieu d’une mémoire américaine ici soigneusement entretenue. Elle figure pourtant une mitrailleuse qui ne peut être équipée d’une baïonnette. Sa fixation verticale ne peut donc être totalement improvisée. Plus étonnant encore, ce n’est même pas une arme américaine. Il s’agit d’une Vickers K-Gun, mitrailleuse à tir rapide de fabrication britannique. Enfin, c’est une arme collective servie par un tireur accompagné de pourvoyeurs qui lui passent les chargeurs. Son utilisation lors de l’assaut en question a d’ailleurs été remarquablement collective, puisque lorsque le tireur était hors de combat, le premier pourvoyeur devait prendre sa place et ainsi de suite.
Ces observations contredisent tout à la fois la spontanéité, le caractère national et l’individualisation du symbole. Malgré cela, la fortune visuelle de cette photo ne s’est jamais démentie dans l’iconographie associée à ces événements. Cela tient évidemment au lieu, Omaha, maintes fois glorifié et l’un des “points de cristallisation” (avec Iwo Jima et quelques autres) de la mémoire américaine de la Seconde Guerre mondiale. Elle est aussi liée à sa simplicité et à sa puissance évocatrice.
Dans le champ de bataille où la composition figure, celle-ci renvoie aussi une image d’apaisement après la fureur, l’arme rendue inoffensive, enterrée comme une hache de guerre indienne en temps de paix, contrastant avec les munitions du premier plan. « Les armes doivent maintenant se taire » semble nous dire cette photo. Cette lecture pacifique du motif a totalement disparue avec son évolution vers un symbole uniquement commémoratif. La force évocatrice du sujet, l’émergence de la paix nécessaire après la folie de la guerre, sont évacuées et remplacées par ce qui tend à ressembler de plus en plus à une sorte de culte militaire.
Le champ de bataille et les munitions du premier plan n’existent plus dans le dispositif mis en place au Visitor Center et qui suit cette image. Le fusil est devenu américain. L’arme collective s’est transformée en arme individuelle. L’image s’est épurée et codifiée en devenant un symbole mémoriel national éloigné de toute référence pacifique.
Au cinéma
Nous avons constaté la rareté des images de ce motif prises sur le terrain. Elles sont effectivement totalement absentes des journaux et magazines influents à l’époque de la Seconde Guerre mondiale et au delà. Life par exemple n’a jamais publié à notre connaissance une telle illustration à l’exception des publicités pour les War Bonds que nous avons déjà mentionnées. Il reste donc à expliquer le succès de cette construction et pour cela notre enquête visuelle se tourne maintenant vers le cinéma.
Nous avons recherché le motif sous ses différentes variantes dans des films de guerre qui comportent des scènes de combats terrestres. Cette analyse a porté sur un échantillon représentatif de plus de 300 films et épisodes de séries datant des années quarante à nos jours. Il s’agit de films essentiellement américains (mais pas seulement). Le montage qui suit est le résultat de cette enquête, soit 41 séquences repérées4.


Si l’on tient compte du fait que le motif intervient parfois plusieurs fois dans un même titre, on peut estimer qu’il est en fait visible dans un film sur dix de la catégorie examinée.
La construction apparaît donc dans de nombreuses œuvres cinématographiques racontant des histoires réelles ou fictives intervenues lors de divers conflits où les Américains ont été impliqués, depuis la guerre de Sécession (Glory, Edward Zwick, 1989) jusqu’à l’Irak (Stop-Loss, Kimberly Peirce, 2008) en passant par la Première Guerre mondiale (A Farewell to Arms, Charles Vidor, 1957). Il est également visible dans un film de fiction (Red Dawn, John Milius, 1984).
La grande majorité de ces films sont toutefois situés durant la Seconde Guerre mondiale. Dès 1943, les films qui glorifient l’engagement des troupes américaines sur les premiers fronts dans le Pacifique et en Afrique du Nord montrent fréquemment le motif. Il s’agit bien sûr pour la plupart de films de propagande. Le motif est repérable ensuite dans les années cinquante en ce qui concerne ce même conflit, mais on le voit apparaître aussi dans trois films sur la guerre de Corée. On doit se souvenir que certains de ces films de l’après-guerre maintenant bien oubliés rencontrèrent à leur sortie un très grand succès. Ainsi par exemple To Hell and Back (Jesse Hibbs, 1955 ) qui porte à l’écran l’autobiographie d’Audie Murphy le soldat américain le plus décoré de la Seconde Guerre mondiale, qui joue dans ce film son propre rôle de futur héros comme l’Amérique les a toujours aimé.
Dans les années soixante, il est visible dans de nombreux épisodes de Combat!, une série TV américaine sur la Seconde Guerre mondiale diffusée de 1962-1967 en pleine guerre du Vietnam. Cette série fort peu réaliste et assez fantaisiste dans sa figuration de la guerre, qui se déroule dans une France de carton-pâte, a également rencontré un grand succès.
Quelques films représentent aussi le motif en relation avec des soldats non américains : australiens (Sahara, Zoltan Korda, 1943), italiens (El Alamein, Enzo Monteleone, 2002), tchèques (Tobruk, Václav Marhoul, 2008).
Les films dont le motif est absent sont en fait tout aussi importants pour notre analyse (!). Il n’existe pas par exemple dans The Battle of San Pietro, documentaire réalisé par John Huston en 1945 pour le compte de l’Armée et qui montre de nombreux soldats américains morts (cela lui a d’ailleurs été reproché). On ne le relève pas non plus dans Theirs is the Glory tourné par Brian Desmond Hurst moins d’un an après la bataille d’Arnhem avec les soldats qui avaient participé aux combats. Dans ce film, seule une croix surmontée d’un casque apparaît fugitivement près de la maison de Kate ter Horst5. Dans A Bridge Too Far par contre, réalisé par Richard Attenborough en 1977 et qui raconte la même histoire, une véritable forêt de fusils verticaux et de croix sont représentés à la fin du film.
Plus près de nous, on ne le relève pas non plus dans les documentaires comme The War (Ken Burns, 2007) ou les films qui furent conçus à leur époque avec un souci documentaire appuyé comme The Longest Day (Darryl F. Zanuck, 1962) ou les séries Band of Brothers et The Pacific (produites par Steven Spielberg et Tom Hanks en 2001 et 2010).
Nous pouvons donc affirmer que la diffusion de cette figure dans la culture visuelle américaine s’est réalisée par le cinéma et non pas à travers une iconographie documentaire très pauvre sur le sujet et qui à la vérité n’a été connue que tardivement par le public. C’est même plus précisément la représentation cinématographique de la Seconde Guerre mondiale et à un moindre degré de la guerre de Corée qui établissent et popularisent les fondamentaux de la figure. La construction de l’image du « héros tué au combat » et de l’hommage visible qui lui est rendu à travers ce dispositif est très largement l’œuvre des films de guerre américains des années quarante à soixante.
Notre analyse doit être poursuivie en s’intéressant à l’insertion de chaque séquence repérée dans la narration générale du film. Je ne proposerai ici qu’une esquisse de ce travail où l’on pourrait probablement convoquer la notion de petit récit visuel proposée par Anne-Violaine Houcke et Rémy Besson.
Ainsi, alors que l’évolution de la forme FSB vers la forme FSD date comme nous l’avons vu de la guerre du Vietnam, le motif n’est visible que dans deux films qui se déroulent durant ce conflit: Apocalypse Now (Francis Ford Coppola, 1979) et We Were Soldiers (Randall Wallace, 2002). Et encore apparaît-il chaque fois presque en catimini, comme si les cinéastes avaient honte de le proposer comme une marque de respect et d’honneur. Dans le premier film il est visible sur une photo du dossier du colonel Kurtz (Marlon Brando) qu’examine le capitaine Willard (Martin Sheen) et la photo fait référence manifestement à celle prise à Chu Lai en 1967; dans le second on le voit fugitivement dans le coin inférieur droit de l’écran et le colonel Moore (Mel Gibson) lui tourne pratiquement le dos. Il n’y a aucune mise en scène de l’hommage autour du dispositif.
Pour les films sur la Seconde Guerre mondiale par contre, les cinéastes inventent les images qui leur font défaut ainsi que les mises en scène de l’émotion, du respect, et de l’honneur rendus par ses camarades au soldat mort. Dans une première partie du film, le personnage de la future victime est toujours sympathique. Les liens d’amitiés avec ses camarades de combat sont affirmés. Lorsqu’il est tué et que les autres soldats construisent la FSB, le spectateur ne peut que partager la peine éprouvée par ces derniers et participer par empathie à leur émotion et à l’hommage physiquement figuré par un dispositif visuel aussi simple. On est toujours dans l’hommage (forme 2 de notre typologie), jamais dans le marquage (forme 1) et les premier films montrent aussi parfois l’intervention d’un prêtre devant le dispositif.
Les narrations associées suivent aussi une évolution durant ces décennies de représentations cinématographique et permettent de voir apparaître des caractéristiques significatives du FSD exposées plus haut. Avec The Steel Helmet (Samuel Fuller, 1951) qui se déroule en Corée, le motif quitte le champ de bataille proprement dit. En 1952 dans Red Ball Express (Budd Boetticher), le soldat enterré n’est pas mort sur le champ de bataille. C’est un chauffeur noir du Red Ball Express ayant sauté sur une mine. Avec The Thin Red Line (1998) Terrence Malick introduit avec son style ample deux éléments nouveaux: le sergent Welsh (Sean Penn) fixe les dogs tags sur le fusil et se recueille sur la tombe de son camarade un genou à terre.
Il s’agit bien ici d’une progression presque subreptice depuis la forme 2 (FSB) vers la forme 3 (FSD) du dispositif. Il est peu probable que de tels usages spécifiques de la construction (hors du champ de bataille, concernant un non combattant, fixation des dog tags et génuflexion) aient été réellement effectués durant la Seconde Guerre mondiale. Mais au delà de la vraisemblance historique de ces mises en scène, ce qui compte ici est bien l’intention des cinéastes qui insistent à plonger, à enraciner dans cette guerre plus lointaine mais perçue comme légitime, des pratiques qui en fait se sont développées lors d’une guerre largement contestée, celle du Vietnam. Le symbole et ce qu’il véhicule dans l’imaginaire deviennent indexés sur une « bonne guerre », non sur une « sale guerre ». On substitue une bonne conscience antérieure à une mauvaise conscience plus récente. La force du symbole est plus grande, l’adhésion à ce qu’il représente est bien plus forte quand on choisit de faire remonter son origine à un épisode glorieux de l’histoire militaire du pays. Le dispositif est en quelque sorte anobli.
Une première ébauche de ce billet est parue en 2008 sous le titre Variations sur un symbole américain. On y trouvera d’autres références iconographiques.
Merci à Claude Demeester, Claude Estèbe, Michel Le Querrec, Katia Lemerre, François Robinard pour leur aide lors de la rédaction de cet article.
  1. voir aussi l’article du Dailymail du 11 novembre 2009. []
  2. Beevor A., D-Day et la bataille de Normandie (trad. de l’anglais par Jean-François Sené, Raymond Clarinard et Isabelle Taudière, Paris: Calmann-Lévy, 2009 []
  3. Sledge, M. Soldier Dead: How We Recover Identify, Bury, and Honor Our Military Fallen. New York: Columbia University Press, 2005. http://www.mikesledge.com/i2books.html []
  4. Avis au lecteur qui m’aurait suivi jusqu’ici, je suis bien entendu intéressé par toute occurrence du motif dans un film non mentionné dans cette liste. []
  5. Ce type de croix avec un casque – que nous n’avons pas retenu rappelons-le comme étant une véritable variante de la FSB – figure dans de nombreux films, tels A Farewell to Arms (Frank Borzage, 1932), The Fighting 69th (William Keighley, 1940), Bataan (Tay Garnett, 1943), A Midnight Clear (Keith Gordon, 1992), Enemy at the Gates (Jean-Jacques Annaud, 2001), El Alamein (Enzo Monteleone, 2002), Indigènes (Rachid Bouchareb, 2006), etc. []
 http://culturevisuelle.org/dejavu/346

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