Sebastian Jones
En visite à Allentown, Pennsylvanie, le 4 décembre 2009, M. Barack Obama a rencontré des travailleurs et lancé un débat sur la crise économique. Le soir même, tirant parti de l’actualité du voyage présidentiel, l’ancien gouverneur de l’Etat, M. Tom Ridge, dévoilait son propre programme économique à l’émission « Hardball With Chris Matthews », sur la chaîne d’information continue MSNBC, rivale de CNN et de Fox News. Au nombre des « petites choses » que la Maison Blanche pourrait faire pour relancer l’économie, M. Ridge préconisa des baisses d’impôt et des prêts plus généreux aux petites entreprises. Puis il insista sur une proposition encore plus originale : que le président « jette à la poubelle » ses mesures écologiques et construise des « centrales nucléaires ». Combiné à l’extraction de charbon et de gaz naturel, un plan aussi « innovant » profiterait de toute évidence « à l’emploi et aux exportations ».
En délivrant ces bons conseils, l’ex-gouverneur présentait toutes les apparences du commentateur impartial. Mais ce que le téléspectateur ignorait, faute d’en avoir été averti par l’animateur du talk-show, c’est que M. Ridge avait engrangé 530 659 dollars en qualité de membre du conseil d’administration d’Exelon, la plus importante société de production d’énergie nucléaire du pays.
Quelques minutes plus tôt, sur la même chaîne, le général à la retraite Barry McCaffrey, « consultant militaire de NBC », martelait que la guerre en Afghanistan exigeait un « effort supplémentaire de trois à dix ans » ainsi que « beaucoup d’argent ». Là encore, le téléspectateur n’était pas informé que l’expert appartenait en fait à DynCorp, une des plus importantes entreprises militaires privées du pays, qui lui a versé 182 309 dollars pour la seule année 2009. Au moment où le général plaidait pour une extension de la guerre, son employeur venait de remporter un énorme contrat d’assistance à l’armée américaine en Afghanistan, d’une durée de cinq ans et d’une valeur totale estimée à 5,9 milliards de dollars.
En l’espace d’une heure, deux « experts » impliqués dans un conflit d’intérêts flagrant ont donc été conviés sur MSNBC. Coïncidence ? Pas vraiment. En 2003, l’hebdomadaire The Nation avait déjà révélé les liens étroits qui unissent le général McCaffrey aux contractants militaires dont il assure la promotion sur plusieurs chaînes câblées. En 2008, le journaliste David Barstow publiait dans le New York Times une série d’articles, couronnée du prix Pulitzer, montrant comment le Pentagone utilise ses officiers pour diffuser la bonne parole à la télévision. En 2009, des blogueurs mettaient en évidence le fait que M. Richard Wolffe, un ancien journaliste de Newsweek recruté par l’émission « Countdown With Keith Olbermann » sur MSNBC, travaillait simultanément pour une société de relations publiques experte en « stratégies de communication des entreprises ».
Pour ces attachés de presse des multinationales, s’établir à la télévision permet non seulement de toucher un vaste public, mais aussi d’attirer l’attention et les faveurs des responsables politiques, démocrates comme républicains. Quant aux chaînes du câble, soucieuses de meubler leur temps d’antenne et de ne pas mécontenter les élites, c’est bien volontiers qu’elles bafouent leur propre charte déontologique.
Certes, les porte-parole du patronat ont toujours été friands de micros. Mais le lancement de Fox News et de MSNBC en 1996 a fixé le cadre dans lequel ils prospèrent désormais. Depuis que le robinet des « analyses politiques » coule vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les experts à la solde du privé se multiplient sur le câble à un rythme alarmant. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner leurs prestations télévisées à propos de la crise économique et de la réforme du système de santé, deux sujets abondamment traités au cours de ces deux dernières années.
Fin 2008, alors qu’une vague de récession submerge le pays et que le gouvernement se prépare à engager des milliards pour renflouer les banques, une cohorte de lobbyistes et d’agents de communication grimés en commentateurs impartiaux prend d’assaut le petit écran. Parmi eux, M. Bernard Whitman, président de Whitman Insight Strategies. Cette société offre à ses clients de leur servir de « guide pour un lobbying efficace et des campagnes de communication et d’information suivant des objectifs ciblés ». Sa clientèle comprend des cabinets de lobbying et de relations publiques tels qu’Ogilvy & Mather, lesquels répondent à leur tour aux commandes de nombreuses multinationales, en vue notamment d’orienter les politiques fédérales. Pourtant, chaque fois que M. Whitman, un vétéran de l’ère Clinton, s’exprime à la télévision, c’est uniquement à titre d’auteur spécialisé, bien que ses publications remontent à plus de dix ans.
Selon sa page Internet, Whitman Insight Strategies aide le géant de l’assurance American International Group (AIG) à « développer, tester, lancer et améliorer sa marque grand public » ainsi qu’à « s’adapter aux évolutions du marché ». La société a mis en ligne sur YouTube une centaine de vidéos retraçant les meilleures prestations télévisées de son patron. Leur visionnage confirme que M. Whitman prend très à cœur les intérêts de ses clients. Le 18 septembre 2008, invité sur Fox News à donner la réplique à Mme Sarah Palin, il s’en prend avec virulence au candidat républicain, M. John McCain, coupable d’avoir voulu « laisser tomber AIG » et donc de « ne rien comprendre à l’économie mondialisée d’aujourd’hui ».
M. Whitman revient sur Fox News le 25 mars 2009, à l’occasion cette fois du scandale des bonus d’AIG : l’assureur a accordé une prime de 450 millions de dollars à ses dirigeants alors qu’il vient tout juste d’être sauvé du naufrage par le contribuable américain. La mission — délicate — du commentateur consiste à ramener un peu de raison dans les esprits qui s’échauffent. « Le peuple américain est furieux, ce qui se comprend », concède-t-il. Mais « une fois qu’on a dit ça, il faut dépasser les réactions de colère, de frustration et d’hystérie et tâcher de comprendre les règles de l’économie ». A aucun moment n’a été précisé que M. Whitman travaille pour AIG.
Parmi les serviteurs de la compagnie figure aussi un certain Ron Christie. De 2006 à septembre 2008, alors qu’il travaillait pour DC Navigators (aujourd’hui Navigators Global), une société de conseil en management et relations publiques proche du Parti républicain, M. Christie était enregistré comme lobbyiste d’AIG. Au cours de la même période, l’assureur a versé 590 000 dollars à DC Navigators. Fort de ce succès, M. Christie a créé depuis son propre cabinet-conseil.
C’est donc sans grande surprise qu’on le retrouve, le 18 septembre 2008, à l’émission « Hardball » sur MSNBC. L’animateur, M. Chris Matthews, présente M. Christie comme un « analyste républicain ». Puis, évoquant d’un ton moqueur la conférence de presse que vient de donner le président George W. Bush au sujet de la crise financière, il se fait couper la parole par son invité : M. Bush « a eu raison de faire appel à un ancien de Goldman Sachs, un homme très intelligent qui comprend le fonctionnement des marchés et des liquidités ». M. Christie faisait allusion à M. Henry Paulson, secrétaire au Trésor dans l’administration Bush et ancien président-directeur général (PDG) de Goldman Sachs, qui venait de jouer un rôle-clé dans le plan de sauvetage d’AIG, dont la faillite aurait entraîné des conséquences très négatives pour Goldman Sachs (1). L’entrée de M. Paulson au gouvernement « n’est pas un coup politique », argumente le lobbyiste de l’assureur : le président a « juste choisi la bonne personne pour gérer la crise ».
Mais AIG était maternée par des acteurs encore plus influents dans les milieux politiques. Fin 2008, peu de temps après avoir englouti une première fournée de fonds publics, la compagnie d’assurances confie la « gestion des sujets sensibles » à Burson-Marsteller, le plus convoité des cabinets de relations publiques. Lequel, en avril 2009, fait appel à son tour à l’ancienne attachée de presse de la Maison Blanche du temps de l’administration Bush, Mme Dana Perino. Un mois plus tard, cette habituée des plateaux de télévision rejoint l’équipe de Fox News, où elle va se consacrer à des sujets effectivement « sensibles ».
Ainsi, en juillet 2009, Mme Perino trône sur le plateau de « Money for Breakfast », l’émission matinale de Fox Business Network. L’animateur évoque brièvement son affiliation au cabinet Burson-Marsteller, mais néglige de mentionner ses liens avec AIG. Lorsqu’un invité soutient que le géant de l’assurance a fait l’objet d’une « régulation étroite » avant la crise, Mme Perino saisit la balle au bond : la volonté affichée par la présente administration de réformer le système financier révélerait la « tendance de Washington à surréagir à la crise ». Mais, lorsque M. Gary Kalman, de l’association des consommateurs US PIRG, observe que le dispositif de régulation a en fait régressé de plusieurs décennies, la commentatrice s’indigne : « Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’hommes d’affaires qui partagent ce point de vue (2). »
Rien sur les fonctions
La confusion entre journalisme et lobbying s’est manifestée à nouveau lors du débat sur la réforme du système de santé. M. Terry Holt, l’un des porte-parole du Parti républicain et de M. John Boehner, président du groupe républicain à la Chambre basse, s’illustre depuis 2003 comme représentant du groupe d’assurances America’s Health Insurance Plans (AHIP). Quand, en 2007, il fonde le cabinet de lobbying et de communication HDMK avec trois associés républicains, AHIP fait naturellement partie de ses premiers clients.
Le 5 mars 2009, M. Holt apparaît sur le plateau de MSNBC. S’adressant à l’animateur David Schuster, qui l’a présenté sous la simple étiquette de « républicain », le représentant des assureurs privés accuse l’administration Obama de vouloir « supprimer la couverture de Medicare [système d’assurance public destiné aux personnes âgées sans ressources] à quelque onze millions de seniors pour lancer sa grande réforme de la santé » — une façon pour le moins fallacieuse de résumer ladite réforme. Sept mois plus tard, AHIP déclenche dans plusieurs Etats une virulente campagne de presse contenant ce message : « Est-il juste de demander à dix millions de seniors sous couverture Medicare de donner plus qu’ils ne reçoivent ? »
Dans le cadre de la campagne anti-Obama, M. Holt obtient à plusieurs reprises les honneurs de CNN qui, une fois n’est pas coutume, signale ses liens avec les assureurs — sauf le 14 septembre 2009, lors de sa prestation au talk-show « The Situation Room ». Quelques jours plus tard, la chaîne d’information en continu trébuche sur un mini-scandale : le blogueur Greg Sargent révèle que l’éditorialiste Alex Castellanos, abonné aux plateaux de CNN, a prêté son concours aux campagnes de presse de l’assureur AHIP, y compris à celle visant à effrayer « dix millions de seniors ». Or, chaque fois qu’il fustigeait la réforme du système de santé, Castellanos apparaissait à l’écran sous le label d’« observateur républicain ».
Interrogé à ce propos, M. Holt fait valoir que CNN n’a omis qu’une seule fois de mentionner son appartenance à AHIP. Un producteur l’aurait contacté par la suite pour discuter avec lui de son travail chez l’assureur. M. Holt jure la main sur le cœur que les apparitions sur les chaînes du câble « sont plus efficaces si elles s’accompagnent d’une transparence maximale ». « Quand vous vous adressez au public, souligne-t-il, il est parfaitement légitime que celui-ci sache qui vous êtes et d’où vous venez. Je considère comme mon devoir de faire connaître mon profil aux médias qui m’invitent et de les laisser seuls juges. »
Il est vrai que les « juges » font rarement preuve d’une grande sévérité. Nombre de lobbyistes démocrates et de consultants se sont succédé à la télévision sans la moindre référence à leur clientèle d’assureurs ou d’industriels pharmaceutiques. Deux cas sont particulièrement significatifs, compte tenu du rôle majeur que jouèrent les personnalités en question dans la politique américaine : MM. Richard Gephardt et Thomas Daschle. Le premier a présidé le groupe parlementaire démocrate à la Chambre des représentants, il fut candidat à l’investiture de son parti lors de l’élection présidentielle de 1988 et il a bénéficié de l’appui enthousiaste des syndicats au cours de sa carrière. Le second a présidé le groupe parlementaire démocrate au Sénat. L’un et l’autre étant à la fois très connus du public et généralement associés à la gauche de leur parti, l’impact d’une prise de position de leur part est démultiplié quand elle les conduit à soutenir les grosses entreprises.
Le 24 septembre 2009, M. Gephardt figure parmi les convives du « Morning Meeting » sur MSNBC. Il qualifie de « pas essentielle » l’idée de créer un assureur public ( public option) que défendent bec et ongles la plupart des élus démocrates. L’animateur est formel : l’opposant à la réforme s’exprime en sa qualité d’ancien membre du Congrès, témoin en 1993 du renoncement de M. William Clinton à imposer un projet similaire. Pas un mot sur ses fonctions de consultant auprès des compagnies d’assurances et des laboratoires pharmaceutiques, qu’il exerce par le biais de sa propre entreprise, Gephardt Government Affairs. Aucune mention non plus de son travail de lobbyiste pour le groupe NBC Universal.
Une information
M. Daschle, lui, aligne trois apparitions télévisées en quatre mois, toutes consacrées à la réforme du système de santé — le 12 mai et le 2 juillet 2009 sur MSNBC et le 16 août sur NBC, à l’émission « Meet the Press ». A chaque occasion, l’ancien sénateur démocrate s’acharne sur la réforme sans que le public n’ait vent de ce petit détail : il est employé chez Alston & Bird, une société de lobbying missionnée par le groupe d’assurances United Health Group. Il faudra attendre le 8 décembre 2009, jour de son invitation chez « Dr. Nancy » sur MSNBC, pour que M. Daschle soit — avec d’infinies précautions — confronté à sa double casquette de politique et de lobbyiste. « Je suis sensible bien entendu à la manière dont vous me percevez, je vais donc faire très attention », proclame-t-il. Son attention sera de courte durée : un mois plus tard, interviewé une nouvelle fois sur la même chaîne, l’ancien porte-parole de la majorité démocrate au Sénat peut dire tout le mal qu’il pense de la réforme sans risquer la moindre indiscrétion sur ses fonctions actuelles.
Assurément, les invectives d’un Thomas Daschle n’expliquent pas le chemin de croix qui fut infligé à la réforme du système de santé avant qu’elle ne fût adoptée, de même qu’on ne saurait imputer à une Dana Perino l’impasse dans laquelle se trouve le projet de création d’une Agence fédérale de protection des consommateurs contre la finance. Reste que l’omniprésence médiatique de quelques douzaines de lobbyistes non identifiés peut difficilement laisser indemnes les journalistes et les citoyens. Ainsi que le souligne l’anthropologue Janine Wedel, auteure du livre Shadow Elite (« Les Elites de l’ombre »), « lorsqu’un éventail de prélats médiatiques assène le même discours au même moment, cela produit un effet cumulatif qui pousse l’opinion publique à se placer sur leur terrain (3) ».
Mais peu importent la fréquence et l’intelligence avec lesquelles les attachés de presse exploitent la télévision au profit de leurs employeurs : après tout, ce ne sont pas eux qui déterminent la politique des chaînes où ils se pressent. La plupart ne cachent pas leur subordination aux multinationales.
La responsabilité de cette confusion des genres incombe donc aux émissions qui invitent des lobbyistes sans les identifier comme tels. M. Aaron Brown, congédié par CNN en 2005 après avoir animé pendant quatre ans « News Night », enseigne aujourd’hui le journalisme à l’université de l’Arizona. A ses yeux, les conflits d’intérêts découlent non d’une intention délibérée des producteurs, mais des conditions dans lesquelles ces derniers exercent leur métier. « Ce sont souvent des gens jeunes et peu expérimentés qui subissent toutes sortes de pressions, dit-il. Ils négligent de se renseigner correctement sur leurs invités. »
Pour M. Brown, cette permissivité illustre un fléau plus général, caractéristique du journalisme de télévision : la manie de s’en remettre aux « experts » et aux commentateurs pour remplir à peu de frais les cases de l’information. « Cela coûte moins cher que d’envoyer un correspondant en Afghanistan, observe-t-il. Or on n’a pas affaire à un journal moribond qui cherche un substitut bon marché au journalisme. Les chaînes dont nous parlons sont des entreprises bénéficiaires qui rapportent beaucoup d’argent aux multinationales qui les ont enfantées. »
Une évolution semble cependant se dessiner depuis quelques mois. CNN commence à identifier les industriels en relation avec certains de leurs analystes. A l’occasion, Fox News consent elle aussi — mais pas toujours — à désigner les employeurs de ses invités, en refusant toutefois de préciser le genre de clients que ces entreprises représentent (4).
Reste le cas de MSNBC, la chaîne câblée la plus accueillante envers les porte-voix des multinationales. Contactée en janvier 2010, sa direction clame sa détermination à régler le problème. Le médiateur de NBC News, M. David McCormick, responsable de la « déontologie » à MSNBC — les deux chaînes appartiennent au même groupe et répondent au même cahier des charges —, nous a assuré que les questions de conflits d’intérêts le préoccupent depuis longtemps. Promis, dit-il, la chaîne va contacter ses prestataires pour les avertir de ses règles de transparence, même si « la confiance est un élément-clé de notre système » et il appartient aux invités eux-mêmes de « nous faire connaître leurs intérêts croisés éventuels ». « Depuis des années, ajoute-t-il, nous répétons à nos collaborateurs combien la transparence est importante et qu’il ne faut rien cacher au public du profil de nos invités, que ce soient des contributeurs réguliers ou des experts non rémunérés. Sommes-nous irréprochables pour autant ? Non. »
De fait, voici plus de dix ans que le groupe prétend veiller au problème. En octobre 1998 déjà, le règlement intérieur de NBC consacrait un chapitre entier à l’encadrement des « invités / analystes / experts / avocats ». Extrait : « Il est impératif que les téléspectateurs comprennent la perspective dans laquelle se situent les invités (…) qui apparaissent dans nos programmes. (…) Notre public doit disposer de toutes les informations nécessaires afin de parvenir à ses propres conclusions concernant le sujet traité. Il ne suffit pas de dire : “John Doe, de la fondation XY.” (…) De même, il ne suffit pas nécessairement d’indiquer : “Jane Doe, consultante de NBC.” (…) L’identité peut être fournie verbalement ou visuellement, mais toujours de manière claire. »
Manifestement, l’impératif de « clarté » n’est pas incompatible avec le souci de discrétion. Si M. McCormick reconnaît que les intérêts financiers sont « de même nature que les intérêts idéologiques ou politiques », il estime que reléguer le curriculum vitae des invités sur la page Internet de la chaîne suffit à écarter tout risque de confusion.
Le 22 janvier, quelques jours après notre entretien avec le médiateur, MSNBC démontrait une nouvelle fois combien la « transparence » lui tenait à cœur. Invité par l’émission « Morning Joe » à critiquer vertement la réforme du système de santé, un certain Mark Penn y était présenté comme « stratège démocrate » et « ancien responsable des enquêtes d’opinion sous la présidence Clinton ». Pas un mot pour signaler que cet homme de compétence est aussi PDG de Burson-Marsteller, l’une des plus grosses agences de lobbying du pays. Laquelle dispose de tout un département dédié aux questions de santé, afin de permettre à des géants pharmaceutiques comme Pfizer ou Eli Lilly d’« instaurer et entretenir une image bénéfique en termes de résultats ».
Au bout du compte, tout se passe comme si le magistère des lobbyistes constituait un phénomène certes regrettable mais inévitable, un dommage collatéral d’un système politique et médiatique où les frontières entre intérêt public et intérêts privés n’ont plus lieu d’être. De toute évidence, les pressions exercées sur les chaînes pour qu’elles mettent un terme à cette porosité n’ont pas entraîné de changement notable. « Il est ahurissant de voir qu’un problème aussi grave n’attire pas l’attention de ceux qu’il concerne au premier chef, comme s’il s’agissait d’un trou noir », déplore M. Andy Schotz, le président de la commission d’éthique de la Société des journalistes professionnels.
Les conflits d’intérêts ne représentent de toute façon que la partie émergée du problème. M. Jay Rosen, critique des médias et professeur de journalisme à l’université de New York, s’interroge : « La transparence, je suis pour, évidemment. Mais pourquoi invite-t-on ces gens-là à la télévision ? Ils peuvent manipuler l’opinion à propos de n’importe quoi. »
(1) Dans le même temps, M. Paulson choisissait de ne pas secourir les firmes de Wall Street Bear Stearns et Merril Lynch, principales concurrentes d’AIG.
(2) Contactés par l’auteur de cet article, Bernard Whitman, Ron Christie et Dana Perino ont refusé de s’exprimer.
(3) Janine R. Wedel, Shadow Elite : How the World’s New Power Brokers Undermine Democracy, Government and the Free Market, Basic Books, New York, 2009.
(4) Contactés par l’auteur, CNN et Fox News ont refusé de répondre à ses questions.
En délivrant ces bons conseils, l’ex-gouverneur présentait toutes les apparences du commentateur impartial. Mais ce que le téléspectateur ignorait, faute d’en avoir été averti par l’animateur du talk-show, c’est que M. Ridge avait engrangé 530 659 dollars en qualité de membre du conseil d’administration d’Exelon, la plus importante société de production d’énergie nucléaire du pays.
Quelques minutes plus tôt, sur la même chaîne, le général à la retraite Barry McCaffrey, « consultant militaire de NBC », martelait que la guerre en Afghanistan exigeait un « effort supplémentaire de trois à dix ans » ainsi que « beaucoup d’argent ». Là encore, le téléspectateur n’était pas informé que l’expert appartenait en fait à DynCorp, une des plus importantes entreprises militaires privées du pays, qui lui a versé 182 309 dollars pour la seule année 2009. Au moment où le général plaidait pour une extension de la guerre, son employeur venait de remporter un énorme contrat d’assistance à l’armée américaine en Afghanistan, d’une durée de cinq ans et d’une valeur totale estimée à 5,9 milliards de dollars.
En l’espace d’une heure, deux « experts » impliqués dans un conflit d’intérêts flagrant ont donc été conviés sur MSNBC. Coïncidence ? Pas vraiment. En 2003, l’hebdomadaire The Nation avait déjà révélé les liens étroits qui unissent le général McCaffrey aux contractants militaires dont il assure la promotion sur plusieurs chaînes câblées. En 2008, le journaliste David Barstow publiait dans le New York Times une série d’articles, couronnée du prix Pulitzer, montrant comment le Pentagone utilise ses officiers pour diffuser la bonne parole à la télévision. En 2009, des blogueurs mettaient en évidence le fait que M. Richard Wolffe, un ancien journaliste de Newsweek recruté par l’émission « Countdown With Keith Olbermann » sur MSNBC, travaillait simultanément pour une société de relations publiques experte en « stratégies de communication des entreprises ».
Des lobbyistes camouflés
Après enquête, il s’avère que pareils conflits d’intérêts sont monnaie courante dans un monde médiatique de plus en plus perméable aux offensives des milieux d’affaires. Depuis 2007, au moins soixante-quinze lobbyistes, représentants ou dirigeants d’entreprises — rémunérés pour défendre l’image ainsi que les intérêts financiers et politiques de leurs employeurs — se relaient sur MSNBC, Fox News, CNN, CNBC et Fox Business Network, sans que jamais leurs lucratives activités ne soient mentionnées à l’antenne. Souvent ils tournent en boucle sur plusieurs chaînes à la fois, totalisant des dizaines — voire des centaines — d’apparitions dans les médias les plus influents des Etats-Unis.Pour ces attachés de presse des multinationales, s’établir à la télévision permet non seulement de toucher un vaste public, mais aussi d’attirer l’attention et les faveurs des responsables politiques, démocrates comme républicains. Quant aux chaînes du câble, soucieuses de meubler leur temps d’antenne et de ne pas mécontenter les élites, c’est bien volontiers qu’elles bafouent leur propre charte déontologique.
Certes, les porte-parole du patronat ont toujours été friands de micros. Mais le lancement de Fox News et de MSNBC en 1996 a fixé le cadre dans lequel ils prospèrent désormais. Depuis que le robinet des « analyses politiques » coule vingt-quatre heures sur vingt-quatre, les experts à la solde du privé se multiplient sur le câble à un rythme alarmant. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner leurs prestations télévisées à propos de la crise économique et de la réforme du système de santé, deux sujets abondamment traités au cours de ces deux dernières années.
Fin 2008, alors qu’une vague de récession submerge le pays et que le gouvernement se prépare à engager des milliards pour renflouer les banques, une cohorte de lobbyistes et d’agents de communication grimés en commentateurs impartiaux prend d’assaut le petit écran. Parmi eux, M. Bernard Whitman, président de Whitman Insight Strategies. Cette société offre à ses clients de leur servir de « guide pour un lobbying efficace et des campagnes de communication et d’information suivant des objectifs ciblés ». Sa clientèle comprend des cabinets de lobbying et de relations publiques tels qu’Ogilvy & Mather, lesquels répondent à leur tour aux commandes de nombreuses multinationales, en vue notamment d’orienter les politiques fédérales. Pourtant, chaque fois que M. Whitman, un vétéran de l’ère Clinton, s’exprime à la télévision, c’est uniquement à titre d’auteur spécialisé, bien que ses publications remontent à plus de dix ans.
Selon sa page Internet, Whitman Insight Strategies aide le géant de l’assurance American International Group (AIG) à « développer, tester, lancer et améliorer sa marque grand public » ainsi qu’à « s’adapter aux évolutions du marché ». La société a mis en ligne sur YouTube une centaine de vidéos retraçant les meilleures prestations télévisées de son patron. Leur visionnage confirme que M. Whitman prend très à cœur les intérêts de ses clients. Le 18 septembre 2008, invité sur Fox News à donner la réplique à Mme Sarah Palin, il s’en prend avec virulence au candidat républicain, M. John McCain, coupable d’avoir voulu « laisser tomber AIG » et donc de « ne rien comprendre à l’économie mondialisée d’aujourd’hui ».
M. Whitman revient sur Fox News le 25 mars 2009, à l’occasion cette fois du scandale des bonus d’AIG : l’assureur a accordé une prime de 450 millions de dollars à ses dirigeants alors qu’il vient tout juste d’être sauvé du naufrage par le contribuable américain. La mission — délicate — du commentateur consiste à ramener un peu de raison dans les esprits qui s’échauffent. « Le peuple américain est furieux, ce qui se comprend », concède-t-il. Mais « une fois qu’on a dit ça, il faut dépasser les réactions de colère, de frustration et d’hystérie et tâcher de comprendre les règles de l’économie ». A aucun moment n’a été précisé que M. Whitman travaille pour AIG.
Parmi les serviteurs de la compagnie figure aussi un certain Ron Christie. De 2006 à septembre 2008, alors qu’il travaillait pour DC Navigators (aujourd’hui Navigators Global), une société de conseil en management et relations publiques proche du Parti républicain, M. Christie était enregistré comme lobbyiste d’AIG. Au cours de la même période, l’assureur a versé 590 000 dollars à DC Navigators. Fort de ce succès, M. Christie a créé depuis son propre cabinet-conseil.
C’est donc sans grande surprise qu’on le retrouve, le 18 septembre 2008, à l’émission « Hardball » sur MSNBC. L’animateur, M. Chris Matthews, présente M. Christie comme un « analyste républicain ». Puis, évoquant d’un ton moqueur la conférence de presse que vient de donner le président George W. Bush au sujet de la crise financière, il se fait couper la parole par son invité : M. Bush « a eu raison de faire appel à un ancien de Goldman Sachs, un homme très intelligent qui comprend le fonctionnement des marchés et des liquidités ». M. Christie faisait allusion à M. Henry Paulson, secrétaire au Trésor dans l’administration Bush et ancien président-directeur général (PDG) de Goldman Sachs, qui venait de jouer un rôle-clé dans le plan de sauvetage d’AIG, dont la faillite aurait entraîné des conséquences très négatives pour Goldman Sachs (1). L’entrée de M. Paulson au gouvernement « n’est pas un coup politique », argumente le lobbyiste de l’assureur : le président a « juste choisi la bonne personne pour gérer la crise ».
Mais AIG était maternée par des acteurs encore plus influents dans les milieux politiques. Fin 2008, peu de temps après avoir englouti une première fournée de fonds publics, la compagnie d’assurances confie la « gestion des sujets sensibles » à Burson-Marsteller, le plus convoité des cabinets de relations publiques. Lequel, en avril 2009, fait appel à son tour à l’ancienne attachée de presse de la Maison Blanche du temps de l’administration Bush, Mme Dana Perino. Un mois plus tard, cette habituée des plateaux de télévision rejoint l’équipe de Fox News, où elle va se consacrer à des sujets effectivement « sensibles ».
Ainsi, en juillet 2009, Mme Perino trône sur le plateau de « Money for Breakfast », l’émission matinale de Fox Business Network. L’animateur évoque brièvement son affiliation au cabinet Burson-Marsteller, mais néglige de mentionner ses liens avec AIG. Lorsqu’un invité soutient que le géant de l’assurance a fait l’objet d’une « régulation étroite » avant la crise, Mme Perino saisit la balle au bond : la volonté affichée par la présente administration de réformer le système financier révélerait la « tendance de Washington à surréagir à la crise ». Mais, lorsque M. Gary Kalman, de l’association des consommateurs US PIRG, observe que le dispositif de régulation a en fait régressé de plusieurs décennies, la commentatrice s’indigne : « Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup d’hommes d’affaires qui partagent ce point de vue (2). »
Rien sur les fonctions
des invités
La confusion entre journalisme et lobbying s’est manifestée à nouveau lors du débat sur la réforme du système de santé. M. Terry Holt, l’un des porte-parole du Parti républicain et de M. John Boehner, président du groupe républicain à la Chambre basse, s’illustre depuis 2003 comme représentant du groupe d’assurances America’s Health Insurance Plans (AHIP). Quand, en 2007, il fonde le cabinet de lobbying et de communication HDMK avec trois associés républicains, AHIP fait naturellement partie de ses premiers clients.Le 5 mars 2009, M. Holt apparaît sur le plateau de MSNBC. S’adressant à l’animateur David Schuster, qui l’a présenté sous la simple étiquette de « républicain », le représentant des assureurs privés accuse l’administration Obama de vouloir « supprimer la couverture de Medicare [système d’assurance public destiné aux personnes âgées sans ressources] à quelque onze millions de seniors pour lancer sa grande réforme de la santé » — une façon pour le moins fallacieuse de résumer ladite réforme. Sept mois plus tard, AHIP déclenche dans plusieurs Etats une virulente campagne de presse contenant ce message : « Est-il juste de demander à dix millions de seniors sous couverture Medicare de donner plus qu’ils ne reçoivent ? »
Dans le cadre de la campagne anti-Obama, M. Holt obtient à plusieurs reprises les honneurs de CNN qui, une fois n’est pas coutume, signale ses liens avec les assureurs — sauf le 14 septembre 2009, lors de sa prestation au talk-show « The Situation Room ». Quelques jours plus tard, la chaîne d’information en continu trébuche sur un mini-scandale : le blogueur Greg Sargent révèle que l’éditorialiste Alex Castellanos, abonné aux plateaux de CNN, a prêté son concours aux campagnes de presse de l’assureur AHIP, y compris à celle visant à effrayer « dix millions de seniors ». Or, chaque fois qu’il fustigeait la réforme du système de santé, Castellanos apparaissait à l’écran sous le label d’« observateur républicain ».
Interrogé à ce propos, M. Holt fait valoir que CNN n’a omis qu’une seule fois de mentionner son appartenance à AHIP. Un producteur l’aurait contacté par la suite pour discuter avec lui de son travail chez l’assureur. M. Holt jure la main sur le cœur que les apparitions sur les chaînes du câble « sont plus efficaces si elles s’accompagnent d’une transparence maximale ». « Quand vous vous adressez au public, souligne-t-il, il est parfaitement légitime que celui-ci sache qui vous êtes et d’où vous venez. Je considère comme mon devoir de faire connaître mon profil aux médias qui m’invitent et de les laisser seuls juges. »
Il est vrai que les « juges » font rarement preuve d’une grande sévérité. Nombre de lobbyistes démocrates et de consultants se sont succédé à la télévision sans la moindre référence à leur clientèle d’assureurs ou d’industriels pharmaceutiques. Deux cas sont particulièrement significatifs, compte tenu du rôle majeur que jouèrent les personnalités en question dans la politique américaine : MM. Richard Gephardt et Thomas Daschle. Le premier a présidé le groupe parlementaire démocrate à la Chambre des représentants, il fut candidat à l’investiture de son parti lors de l’élection présidentielle de 1988 et il a bénéficié de l’appui enthousiaste des syndicats au cours de sa carrière. Le second a présidé le groupe parlementaire démocrate au Sénat. L’un et l’autre étant à la fois très connus du public et généralement associés à la gauche de leur parti, l’impact d’une prise de position de leur part est démultiplié quand elle les conduit à soutenir les grosses entreprises.
Le 24 septembre 2009, M. Gephardt figure parmi les convives du « Morning Meeting » sur MSNBC. Il qualifie de « pas essentielle » l’idée de créer un assureur public ( public option) que défendent bec et ongles la plupart des élus démocrates. L’animateur est formel : l’opposant à la réforme s’exprime en sa qualité d’ancien membre du Congrès, témoin en 1993 du renoncement de M. William Clinton à imposer un projet similaire. Pas un mot sur ses fonctions de consultant auprès des compagnies d’assurances et des laboratoires pharmaceutiques, qu’il exerce par le biais de sa propre entreprise, Gephardt Government Affairs. Aucune mention non plus de son travail de lobbyiste pour le groupe NBC Universal.
Une information
à peu de frais
M. Daschle, lui, aligne trois apparitions télévisées en quatre mois, toutes consacrées à la réforme du système de santé — le 12 mai et le 2 juillet 2009 sur MSNBC et le 16 août sur NBC, à l’émission « Meet the Press ». A chaque occasion, l’ancien sénateur démocrate s’acharne sur la réforme sans que le public n’ait vent de ce petit détail : il est employé chez Alston & Bird, une société de lobbying missionnée par le groupe d’assurances United Health Group. Il faudra attendre le 8 décembre 2009, jour de son invitation chez « Dr. Nancy » sur MSNBC, pour que M. Daschle soit — avec d’infinies précautions — confronté à sa double casquette de politique et de lobbyiste. « Je suis sensible bien entendu à la manière dont vous me percevez, je vais donc faire très attention », proclame-t-il. Son attention sera de courte durée : un mois plus tard, interviewé une nouvelle fois sur la même chaîne, l’ancien porte-parole de la majorité démocrate au Sénat peut dire tout le mal qu’il pense de la réforme sans risquer la moindre indiscrétion sur ses fonctions actuelles.Assurément, les invectives d’un Thomas Daschle n’expliquent pas le chemin de croix qui fut infligé à la réforme du système de santé avant qu’elle ne fût adoptée, de même qu’on ne saurait imputer à une Dana Perino l’impasse dans laquelle se trouve le projet de création d’une Agence fédérale de protection des consommateurs contre la finance. Reste que l’omniprésence médiatique de quelques douzaines de lobbyistes non identifiés peut difficilement laisser indemnes les journalistes et les citoyens. Ainsi que le souligne l’anthropologue Janine Wedel, auteure du livre Shadow Elite (« Les Elites de l’ombre »), « lorsqu’un éventail de prélats médiatiques assène le même discours au même moment, cela produit un effet cumulatif qui pousse l’opinion publique à se placer sur leur terrain (3) ».
Mais peu importent la fréquence et l’intelligence avec lesquelles les attachés de presse exploitent la télévision au profit de leurs employeurs : après tout, ce ne sont pas eux qui déterminent la politique des chaînes où ils se pressent. La plupart ne cachent pas leur subordination aux multinationales.
La responsabilité de cette confusion des genres incombe donc aux émissions qui invitent des lobbyistes sans les identifier comme tels. M. Aaron Brown, congédié par CNN en 2005 après avoir animé pendant quatre ans « News Night », enseigne aujourd’hui le journalisme à l’université de l’Arizona. A ses yeux, les conflits d’intérêts découlent non d’une intention délibérée des producteurs, mais des conditions dans lesquelles ces derniers exercent leur métier. « Ce sont souvent des gens jeunes et peu expérimentés qui subissent toutes sortes de pressions, dit-il. Ils négligent de se renseigner correctement sur leurs invités. »
Pour M. Brown, cette permissivité illustre un fléau plus général, caractéristique du journalisme de télévision : la manie de s’en remettre aux « experts » et aux commentateurs pour remplir à peu de frais les cases de l’information. « Cela coûte moins cher que d’envoyer un correspondant en Afghanistan, observe-t-il. Or on n’a pas affaire à un journal moribond qui cherche un substitut bon marché au journalisme. Les chaînes dont nous parlons sont des entreprises bénéficiaires qui rapportent beaucoup d’argent aux multinationales qui les ont enfantées. »
Une évolution semble cependant se dessiner depuis quelques mois. CNN commence à identifier les industriels en relation avec certains de leurs analystes. A l’occasion, Fox News consent elle aussi — mais pas toujours — à désigner les employeurs de ses invités, en refusant toutefois de préciser le genre de clients que ces entreprises représentent (4).
Reste le cas de MSNBC, la chaîne câblée la plus accueillante envers les porte-voix des multinationales. Contactée en janvier 2010, sa direction clame sa détermination à régler le problème. Le médiateur de NBC News, M. David McCormick, responsable de la « déontologie » à MSNBC — les deux chaînes appartiennent au même groupe et répondent au même cahier des charges —, nous a assuré que les questions de conflits d’intérêts le préoccupent depuis longtemps. Promis, dit-il, la chaîne va contacter ses prestataires pour les avertir de ses règles de transparence, même si « la confiance est un élément-clé de notre système » et il appartient aux invités eux-mêmes de « nous faire connaître leurs intérêts croisés éventuels ». « Depuis des années, ajoute-t-il, nous répétons à nos collaborateurs combien la transparence est importante et qu’il ne faut rien cacher au public du profil de nos invités, que ce soient des contributeurs réguliers ou des experts non rémunérés. Sommes-nous irréprochables pour autant ? Non. »
De fait, voici plus de dix ans que le groupe prétend veiller au problème. En octobre 1998 déjà, le règlement intérieur de NBC consacrait un chapitre entier à l’encadrement des « invités / analystes / experts / avocats ». Extrait : « Il est impératif que les téléspectateurs comprennent la perspective dans laquelle se situent les invités (…) qui apparaissent dans nos programmes. (…) Notre public doit disposer de toutes les informations nécessaires afin de parvenir à ses propres conclusions concernant le sujet traité. Il ne suffit pas de dire : “John Doe, de la fondation XY.” (…) De même, il ne suffit pas nécessairement d’indiquer : “Jane Doe, consultante de NBC.” (…) L’identité peut être fournie verbalement ou visuellement, mais toujours de manière claire. »
Manifestement, l’impératif de « clarté » n’est pas incompatible avec le souci de discrétion. Si M. McCormick reconnaît que les intérêts financiers sont « de même nature que les intérêts idéologiques ou politiques », il estime que reléguer le curriculum vitae des invités sur la page Internet de la chaîne suffit à écarter tout risque de confusion.
Le 22 janvier, quelques jours après notre entretien avec le médiateur, MSNBC démontrait une nouvelle fois combien la « transparence » lui tenait à cœur. Invité par l’émission « Morning Joe » à critiquer vertement la réforme du système de santé, un certain Mark Penn y était présenté comme « stratège démocrate » et « ancien responsable des enquêtes d’opinion sous la présidence Clinton ». Pas un mot pour signaler que cet homme de compétence est aussi PDG de Burson-Marsteller, l’une des plus grosses agences de lobbying du pays. Laquelle dispose de tout un département dédié aux questions de santé, afin de permettre à des géants pharmaceutiques comme Pfizer ou Eli Lilly d’« instaurer et entretenir une image bénéfique en termes de résultats ».
Au bout du compte, tout se passe comme si le magistère des lobbyistes constituait un phénomène certes regrettable mais inévitable, un dommage collatéral d’un système politique et médiatique où les frontières entre intérêt public et intérêts privés n’ont plus lieu d’être. De toute évidence, les pressions exercées sur les chaînes pour qu’elles mettent un terme à cette porosité n’ont pas entraîné de changement notable. « Il est ahurissant de voir qu’un problème aussi grave n’attire pas l’attention de ceux qu’il concerne au premier chef, comme s’il s’agissait d’un trou noir », déplore M. Andy Schotz, le président de la commission d’éthique de la Société des journalistes professionnels.
Les conflits d’intérêts ne représentent de toute façon que la partie émergée du problème. M. Jay Rosen, critique des médias et professeur de journalisme à l’université de New York, s’interroge : « La transparence, je suis pour, évidemment. Mais pourquoi invite-t-on ces gens-là à la télévision ? Ils peuvent manipuler l’opinion à propos de n’importe quoi. »
(1) Dans le même temps, M. Paulson choisissait de ne pas secourir les firmes de Wall Street Bear Stearns et Merril Lynch, principales concurrentes d’AIG.
(2) Contactés par l’auteur de cet article, Bernard Whitman, Ron Christie et Dana Perino ont refusé de s’exprimer.
(3) Janine R. Wedel, Shadow Elite : How the World’s New Power Brokers Undermine Democracy, Government and the Free Market, Basic Books, New York, 2009.
(4) Contactés par l’auteur, CNN et Fox News ont refusé de répondre à ses questions.
http://www.monde-diplomatique.fr/2010/07/JONES/19393
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