Noam Chomsky
La situation au Proche-Orient semble poser un défi à l’analyse rationnelle des politiques, relève un auditeur. Qu’y a-t-il de rationnel dans le comportement d’Israël vis-à-vis des territoires occupés ? interroge-t-il. Qu’y a-t-il de rationnel dans l’extension des colonies, y compris à Jérusalem-Est ? Qu’y a-t-il par conséquent de rationnel dans le soutien de facto du gouvernement américain à une occupation qu’il condamne par ailleurs verbalement et qui nuit à ses rapports avec le monde arabe ?
Le soutien de Washington à Israël est bien rationnel. Il date de 1967, quand les Etats-Unis ont pris le relais de la France. Un conflit opposait à l’époque deux forces du monde arabe : le fondamentalisme musulman, que les Etats-Unis soutenaient, et le nationalisme laïque, considéré comme l’ennemi principal des puissances occidentales. En gros, l’Arabie saoudite contre Nasser. Or Israël a détruit le nationalisme laïque, soutenu et conforté le fondamentalisme musulman allié des Etats-Unis. Washington a appuyé militairement Israël ; l’Etat hébreu est devenu plus ou moins sacré, ce qui n’était pas le cas auparavant.
En 1970, autre cadeau important. Conformément aux souhaits des Etats-Unis et d’Israël, la Jordanie écrase la résistance palestinienne au cours de ce qu’on a appelé septembre noir. La Syrie avait fait savoir qu’elle pourrait intervenir pour défendre les Palestiniens. Or les Etats-Unis étaient encore embourbés dans le Sud-Est asiatique. Ils firent donc appel à Israël, lui demandant de mobiliser ses troupes pour empêcher la Syrie d’intervenir aux côtés des Palestiniens. La Syrie recula. Le royaume hachémite, allié des Etats-Unis, fut consolidé et l’Arabie saoudite aussi. L’aide américaine à Israël fut alors multipliée par quatre. Et tout continua de la sorte.
Le cadre stratégique américain, appelé « alliance périphérique », s’appuie sur des dirigeants arabes, des dictateurs, contrôlant leur pays et le pétrole. Ils doivent être protégés de leur propre population. Pour y parvenir, Washington recourt à une « périphérie de gendarme s », de préférence non arabes car plus performants quand il s’agit de tuer des Arabes. La périphérie était d’abord constituée par l’Iran, alors gouverné par le chah, la Turquie et le Pakistan. Au début des années 1970, Israël se joignit à ce groupe, devenant ainsi membre de la gendarmerie. Nixon les appelait les « flics en patrouille » (« cops on the beat »). Des commissaires locaux, un siège de la police à Washington : voilà la structure qui devait contrôler la région.
En 1979, le chah est renversé ; l’Iran est « perdu ». Le rôle d’Israël s’accroît à nouveau. A cette époque, l’Etat hébreu rendait divers services à travers le monde. Le Congrès américain empêchait le soutien direct de Washington à un terrorisme d’Etat au pouvoir au Guatemala, en Afrique du Sud et en d’autres endroits. Les Etats-Unis firent donc appel à un réseau de pays amis comprenant Taïwan, Israël, le Royaume-Uni (et probablement la France) pour faire le sale boulot, en quelque sorte.
Sur ce plan, Israël est très efficace. Société industrielle riche, dotée de techniques de pointe, d’une main-d’œuvre très qualifiée, l’Etat hébreu attire les investissements des entreprises américaines de haute technologie. Certaines industries militaires israéliennes ont noué des liens étroits avec les Etats-Unis, où elles ont transféré une partie de leur logistique ; les services de renseignement des deux pays travaillent en bonne intelligence depuis les années 1950. Pour l’industrie militaire américaine, Israël constitue une manne financière : lorsque les Etats-Unis dépensent des milliards de dollars par an pour aider Tel-Aviv, Lockheed Martin en empoche une partie. Et, quand cette entreprise vend des avions militaires du dernier cri à Israël, l’Arabie saoudite rapplique pour dire : « Nous aussi, nous en voulons. » Lockheed Martin vend alors des équipements de moindre qualité à l’Arabie saoudite, qui ne sait pas toujours s’en servir mais qui en achète des tonnes. Double bénéfice en somme.
Et qu’est-ce que les Palestiniens peuvent offrir aux Etats-Unis ? Ils sont faibles, dispersés, ne disposent d’aucune ressource et quasiment d’aucun appui dans le monde arabe. Les droits sont proportionnels au pouvoir. Israël est un pays puissant, cela lui confère des avantages ; donc il a des droits. Les Palestiniens sont faibles, n’ont aucun allié ; ils n’ont donc pas de droits. Soutenir les puissants dans son propre intérêt relève d’une politique parfaitement rationnelle. On peut objecter que le soutien apporté à Israël provoque des oppositions, des manifestations dans les pays arabes, mais cela n’a jamais été considéré comme un problème. Nous comptons sur les dictatures pour écraser les populations et nous leur fournissons les armes pour réaliser cet objectif. Vous pouvez faire valoir que ce n’est pas la bonne décision, mais vous ne pouvez pas dire qu’elle est irrationnelle. Elle est d’ailleurs en cohérence parfaite avec les politiques qui ont été menées ailleurs, en Amérique latine, dans le Sud-Est asiatique et dans d’autres parties du monde. Parfois, cela tourne mal, la planification impérialiste n’est pas parfaite.
Les choses sont un peu différentes aujourd’hui, non pas à cause d’Obama, mais parce qu’Israël a viré très à droite. Il y souffle un vent de paranoïa, d’ultranationalisme, d’hystérie, etc., qui contribue à banaliser les actes destructeurs, irrationnels. Or les Etats-Unis ont désormais des armées sur le terrain, en Irak, en Afghanistan. Elles sont mises en danger à cause de l’irrationalité des actions israéliennes. Le général David Petraeus vient d’alerter contre le risque que l’intransigeance israélienne fait peser sur les troupes américaines. On ne peut plus exclure un revirement de la politique américaine. Les Etats-Unis sont un pays très chauvin où quand quelqu’un s’avise de faire du mal à nos braves soldats, on est assez disposé à s’en débarrasser. Israël joue donc un jeu très dangereux.
Interrogé sur l’utilité de la violence dans la lutte politique, Chomsky répond en analysant les motivations qui sous-tendent ce type d’action.
Oublions un instant les principes et concentrons-nous sur la tactique. Vous devez choisir une tactique qui a une chance d’aboutir, sinon, tout ce que vous faites, c’est gesticuler. Si vous recherchez une tactique qui permet d’aboutir à un résultat, vous ne devez pas accepter le terrain de bataille que préfère l’ennemi. Le pouvoir étatique, lui, adore la violence : il en a le monopole. Peu importe le degré de violence des manifestants, l’Etat en déploiera davantage. C’est pourquoi, dès les années 1960, quand je parlais aux étudiants de militantisme, je leur conseillais de ne pas porter de casque pour les manifestations. Certes, la police est violente, mais si vous arborez un casque, elle le deviendra encore plus. Si vous arrivez avec un fusil, ils viendront avec un tank ; si vous venez avec un tank, ils débarqueront avec un B52 : c’est une bataille que vous allez forcément perdre. Chaque fois que vous prenez des décisions tactiques, vous devez vous poser la question : qui est-ce que j’essaie d’aider ? Est-ce que vous cherchez à vous donner bonne conscience ? Ou est-ce que vous essayez d’aider des gens, de faire quelque chose pour eux ?
La réponse mène à des choix tactiques différents. Supposons que la question soit celle du boycott de l’université de Haïfa (1). Avec ce type d’action, vous faites un cadeau aux extrémistes. Ils vont immédiatement dire, et à juste titre, que vous êtes un parfait hypocrite : « Pourquoi ne boycottez-vous pas la Sorbonne, Harvard ou Oxford ? Leurs pays sont impliqués dans des atrocités pires encore ! Alors pourquoi boycotter l’université de Haïfa ? » C’est donc un cadeau fait aux extrémistes, qui pourront discréditer le contenu idéologique du boycott. Il peut donner bonne conscience à ceux qui le mettent en œuvre mais, au final, il porte préjudice aux Palestiniens.
Pendant la guerre du Vietnam, j’ai été étonné que les Vietnamiens n’apprécient pas des actions comme celle des Weathermen (2). Il s’agissait de jeunes gens sympathiques, j’avais de l’admiration pour eux, je m’en sentais proche. Leur façon de s’opposer à la guerre consistait à descendre dans la rue et à casser des vitrines. Les Vietnamiens étaient tout à fait opposés à ce genre de choses. Eux voulaient survivre : ils se moquaient que des étudiants américains se fassent plaisir de la sorte. Ils comprirent assez vite que casser les vitrines renforçait la cause de ceux qui souhaitaient la guerre. C’est ce qui s’est produit. La tactique qui privilégie la bonne conscience de celui qui agit peut nuire aux victimes. Les Vietnamiens admiraient, en revanche, les manifestations silencieuses de femmes se recueillant devant des tombes. Pour eux, c’était le genre de choses que nous devions faire. C’est pareil à l’heure actuelle : si vous voulez aider les Palestiniens, réfléchissez aux conséquences de la tactique que vous adoptez.
Au sujet de la faiblesse des mobilisations populaires autour d’un programme de gauche, Chomsky évoque le mouvement radical de droite Tea Party (3), aux Etats-Unis.
On a tendance à ridiculiser le mouvement Tea Party. Et bien des choses sont ridicules à son sujet. Mais ces gens-là soulèvent de vraies questions. Ça ne mène à rien de se contenter d’ironiser à leur propos. Les meneurs, peut-être — on peut se moquer de Sarah Palin, par exemple. Mais les gens que le mouvement attire ont souffert au cours des trente dernières années. Ils ne comprennent pas forcément pourquoi. Si vous écoutez les programmes de radio où ils s’expriment, vous entendez en général ceci : « J’ai fait tout ce qu’il fallait. Je suis un ouvrier blanc, un bon chrétien. J’ai servi mon pays sous les drapeaux. J’ai fait tout ce qu’on attendait de moi. Pourquoi est-ce que ma vie s’écroule ? Pourquoi est-ce qu’on transforme mon pays ? Pourquoi est-ce qu’on laisse piétiner les valeurs qui me sont chères ? Et pourquoi n’ai-je pas de boulot quand les banquiers croulent sous les dollars ? » Ce sont des préoccupations authentiques. Elles sont peut-être mal formulées, mais elles sont justifiées. Et cela ne sert à rien de les tourner en dérision. Ces gens sont précisément ceux que la gauche devrait organiser. Et elle ne le fait pas.
Un participant s’interroge sur l’absence de volet social dans les politiques économiques européennes actuelles. Chomsky lui propose une analyse différente de la situation.
Dans les faits, la politique économique européenne obéit à un projet social. Comme tous les projets sociaux, celui qu’adopte l’Europe est conçu pour favoriser certaines personnes au détriment des autres. Martin Wolf (4), un économiste libéral, l’a lui-même observé : ce programme sert les banques et nuit aux populations. Sur un plan purement économique, il suscite néanmoins des interrogations. On sait très peu de chose sur l’économie, mais, au moins, on connaît la leçon de Keynes : quand la demande est faible et quand le secteur privé n’investit pas, le seul moyen de stimuler la croissance, c’est la dépense publique. Il faut relancer l’économie, accepter de dégager un déficit temporaire pour redonner du travail aux gens. C’est bon pour eux, bon pour l’économie et, au bout du compte, cela permet de combler le déficit de départ. Evidemment, il y a un risque d’inflation.
Or les banquiers n’aiment pas l’inflation. Ils veulent la réduire au maximum. Même quand elle est très faible, comme c’est le cas aujourd’hui. Même si cela implique de ralentir l’économie et de faire souffrir la population. Mais tout cela constitue bien un programme social. Pour un pays comme la Grèce, une autre solution serait de refuser de payer sa dette. On évoque ailleurs le terme de « dette odieuse » pour signifier qu’elle n’a aucune légitimité, qu’elle n’a pas été contractée par la population, que l’argent a été emprunté par une petite clique au profit des gens les plus riches : ceux qui ne paient pas leurs impôts. Logiquement, ce serait à eux de rembourser la dette.
Le soutien de Washington à Israël est bien rationnel. Il date de 1967, quand les Etats-Unis ont pris le relais de la France. Un conflit opposait à l’époque deux forces du monde arabe : le fondamentalisme musulman, que les Etats-Unis soutenaient, et le nationalisme laïque, considéré comme l’ennemi principal des puissances occidentales. En gros, l’Arabie saoudite contre Nasser. Or Israël a détruit le nationalisme laïque, soutenu et conforté le fondamentalisme musulman allié des Etats-Unis. Washington a appuyé militairement Israël ; l’Etat hébreu est devenu plus ou moins sacré, ce qui n’était pas le cas auparavant.
En 1970, autre cadeau important. Conformément aux souhaits des Etats-Unis et d’Israël, la Jordanie écrase la résistance palestinienne au cours de ce qu’on a appelé septembre noir. La Syrie avait fait savoir qu’elle pourrait intervenir pour défendre les Palestiniens. Or les Etats-Unis étaient encore embourbés dans le Sud-Est asiatique. Ils firent donc appel à Israël, lui demandant de mobiliser ses troupes pour empêcher la Syrie d’intervenir aux côtés des Palestiniens. La Syrie recula. Le royaume hachémite, allié des Etats-Unis, fut consolidé et l’Arabie saoudite aussi. L’aide américaine à Israël fut alors multipliée par quatre. Et tout continua de la sorte.
Le cadre stratégique américain, appelé « alliance périphérique », s’appuie sur des dirigeants arabes, des dictateurs, contrôlant leur pays et le pétrole. Ils doivent être protégés de leur propre population. Pour y parvenir, Washington recourt à une « périphérie de gendarme s », de préférence non arabes car plus performants quand il s’agit de tuer des Arabes. La périphérie était d’abord constituée par l’Iran, alors gouverné par le chah, la Turquie et le Pakistan. Au début des années 1970, Israël se joignit à ce groupe, devenant ainsi membre de la gendarmerie. Nixon les appelait les « flics en patrouille » (« cops on the beat »). Des commissaires locaux, un siège de la police à Washington : voilà la structure qui devait contrôler la région.
En 1979, le chah est renversé ; l’Iran est « perdu ». Le rôle d’Israël s’accroît à nouveau. A cette époque, l’Etat hébreu rendait divers services à travers le monde. Le Congrès américain empêchait le soutien direct de Washington à un terrorisme d’Etat au pouvoir au Guatemala, en Afrique du Sud et en d’autres endroits. Les Etats-Unis firent donc appel à un réseau de pays amis comprenant Taïwan, Israël, le Royaume-Uni (et probablement la France) pour faire le sale boulot, en quelque sorte.
Sur ce plan, Israël est très efficace. Société industrielle riche, dotée de techniques de pointe, d’une main-d’œuvre très qualifiée, l’Etat hébreu attire les investissements des entreprises américaines de haute technologie. Certaines industries militaires israéliennes ont noué des liens étroits avec les Etats-Unis, où elles ont transféré une partie de leur logistique ; les services de renseignement des deux pays travaillent en bonne intelligence depuis les années 1950. Pour l’industrie militaire américaine, Israël constitue une manne financière : lorsque les Etats-Unis dépensent des milliards de dollars par an pour aider Tel-Aviv, Lockheed Martin en empoche une partie. Et, quand cette entreprise vend des avions militaires du dernier cri à Israël, l’Arabie saoudite rapplique pour dire : « Nous aussi, nous en voulons. » Lockheed Martin vend alors des équipements de moindre qualité à l’Arabie saoudite, qui ne sait pas toujours s’en servir mais qui en achète des tonnes. Double bénéfice en somme.
Et qu’est-ce que les Palestiniens peuvent offrir aux Etats-Unis ? Ils sont faibles, dispersés, ne disposent d’aucune ressource et quasiment d’aucun appui dans le monde arabe. Les droits sont proportionnels au pouvoir. Israël est un pays puissant, cela lui confère des avantages ; donc il a des droits. Les Palestiniens sont faibles, n’ont aucun allié ; ils n’ont donc pas de droits. Soutenir les puissants dans son propre intérêt relève d’une politique parfaitement rationnelle. On peut objecter que le soutien apporté à Israël provoque des oppositions, des manifestations dans les pays arabes, mais cela n’a jamais été considéré comme un problème. Nous comptons sur les dictatures pour écraser les populations et nous leur fournissons les armes pour réaliser cet objectif. Vous pouvez faire valoir que ce n’est pas la bonne décision, mais vous ne pouvez pas dire qu’elle est irrationnelle. Elle est d’ailleurs en cohérence parfaite avec les politiques qui ont été menées ailleurs, en Amérique latine, dans le Sud-Est asiatique et dans d’autres parties du monde. Parfois, cela tourne mal, la planification impérialiste n’est pas parfaite.
Les choses sont un peu différentes aujourd’hui, non pas à cause d’Obama, mais parce qu’Israël a viré très à droite. Il y souffle un vent de paranoïa, d’ultranationalisme, d’hystérie, etc., qui contribue à banaliser les actes destructeurs, irrationnels. Or les Etats-Unis ont désormais des armées sur le terrain, en Irak, en Afghanistan. Elles sont mises en danger à cause de l’irrationalité des actions israéliennes. Le général David Petraeus vient d’alerter contre le risque que l’intransigeance israélienne fait peser sur les troupes américaines. On ne peut plus exclure un revirement de la politique américaine. Les Etats-Unis sont un pays très chauvin où quand quelqu’un s’avise de faire du mal à nos braves soldats, on est assez disposé à s’en débarrasser. Israël joue donc un jeu très dangereux.
Interrogé sur l’utilité de la violence dans la lutte politique, Chomsky répond en analysant les motivations qui sous-tendent ce type d’action.
Oublions un instant les principes et concentrons-nous sur la tactique. Vous devez choisir une tactique qui a une chance d’aboutir, sinon, tout ce que vous faites, c’est gesticuler. Si vous recherchez une tactique qui permet d’aboutir à un résultat, vous ne devez pas accepter le terrain de bataille que préfère l’ennemi. Le pouvoir étatique, lui, adore la violence : il en a le monopole. Peu importe le degré de violence des manifestants, l’Etat en déploiera davantage. C’est pourquoi, dès les années 1960, quand je parlais aux étudiants de militantisme, je leur conseillais de ne pas porter de casque pour les manifestations. Certes, la police est violente, mais si vous arborez un casque, elle le deviendra encore plus. Si vous arrivez avec un fusil, ils viendront avec un tank ; si vous venez avec un tank, ils débarqueront avec un B52 : c’est une bataille que vous allez forcément perdre. Chaque fois que vous prenez des décisions tactiques, vous devez vous poser la question : qui est-ce que j’essaie d’aider ? Est-ce que vous cherchez à vous donner bonne conscience ? Ou est-ce que vous essayez d’aider des gens, de faire quelque chose pour eux ?
La réponse mène à des choix tactiques différents. Supposons que la question soit celle du boycott de l’université de Haïfa (1). Avec ce type d’action, vous faites un cadeau aux extrémistes. Ils vont immédiatement dire, et à juste titre, que vous êtes un parfait hypocrite : « Pourquoi ne boycottez-vous pas la Sorbonne, Harvard ou Oxford ? Leurs pays sont impliqués dans des atrocités pires encore ! Alors pourquoi boycotter l’université de Haïfa ? » C’est donc un cadeau fait aux extrémistes, qui pourront discréditer le contenu idéologique du boycott. Il peut donner bonne conscience à ceux qui le mettent en œuvre mais, au final, il porte préjudice aux Palestiniens.
Pendant la guerre du Vietnam, j’ai été étonné que les Vietnamiens n’apprécient pas des actions comme celle des Weathermen (2). Il s’agissait de jeunes gens sympathiques, j’avais de l’admiration pour eux, je m’en sentais proche. Leur façon de s’opposer à la guerre consistait à descendre dans la rue et à casser des vitrines. Les Vietnamiens étaient tout à fait opposés à ce genre de choses. Eux voulaient survivre : ils se moquaient que des étudiants américains se fassent plaisir de la sorte. Ils comprirent assez vite que casser les vitrines renforçait la cause de ceux qui souhaitaient la guerre. C’est ce qui s’est produit. La tactique qui privilégie la bonne conscience de celui qui agit peut nuire aux victimes. Les Vietnamiens admiraient, en revanche, les manifestations silencieuses de femmes se recueillant devant des tombes. Pour eux, c’était le genre de choses que nous devions faire. C’est pareil à l’heure actuelle : si vous voulez aider les Palestiniens, réfléchissez aux conséquences de la tactique que vous adoptez.
Au sujet de la faiblesse des mobilisations populaires autour d’un programme de gauche, Chomsky évoque le mouvement radical de droite Tea Party (3), aux Etats-Unis.
On a tendance à ridiculiser le mouvement Tea Party. Et bien des choses sont ridicules à son sujet. Mais ces gens-là soulèvent de vraies questions. Ça ne mène à rien de se contenter d’ironiser à leur propos. Les meneurs, peut-être — on peut se moquer de Sarah Palin, par exemple. Mais les gens que le mouvement attire ont souffert au cours des trente dernières années. Ils ne comprennent pas forcément pourquoi. Si vous écoutez les programmes de radio où ils s’expriment, vous entendez en général ceci : « J’ai fait tout ce qu’il fallait. Je suis un ouvrier blanc, un bon chrétien. J’ai servi mon pays sous les drapeaux. J’ai fait tout ce qu’on attendait de moi. Pourquoi est-ce que ma vie s’écroule ? Pourquoi est-ce qu’on transforme mon pays ? Pourquoi est-ce qu’on laisse piétiner les valeurs qui me sont chères ? Et pourquoi n’ai-je pas de boulot quand les banquiers croulent sous les dollars ? » Ce sont des préoccupations authentiques. Elles sont peut-être mal formulées, mais elles sont justifiées. Et cela ne sert à rien de les tourner en dérision. Ces gens sont précisément ceux que la gauche devrait organiser. Et elle ne le fait pas.
Un participant s’interroge sur l’absence de volet social dans les politiques économiques européennes actuelles. Chomsky lui propose une analyse différente de la situation.
Dans les faits, la politique économique européenne obéit à un projet social. Comme tous les projets sociaux, celui qu’adopte l’Europe est conçu pour favoriser certaines personnes au détriment des autres. Martin Wolf (4), un économiste libéral, l’a lui-même observé : ce programme sert les banques et nuit aux populations. Sur un plan purement économique, il suscite néanmoins des interrogations. On sait très peu de chose sur l’économie, mais, au moins, on connaît la leçon de Keynes : quand la demande est faible et quand le secteur privé n’investit pas, le seul moyen de stimuler la croissance, c’est la dépense publique. Il faut relancer l’économie, accepter de dégager un déficit temporaire pour redonner du travail aux gens. C’est bon pour eux, bon pour l’économie et, au bout du compte, cela permet de combler le déficit de départ. Evidemment, il y a un risque d’inflation.
Or les banquiers n’aiment pas l’inflation. Ils veulent la réduire au maximum. Même quand elle est très faible, comme c’est le cas aujourd’hui. Même si cela implique de ralentir l’économie et de faire souffrir la population. Mais tout cela constitue bien un programme social. Pour un pays comme la Grèce, une autre solution serait de refuser de payer sa dette. On évoque ailleurs le terme de « dette odieuse » pour signifier qu’elle n’a aucune légitimité, qu’elle n’a pas été contractée par la population, que l’argent a été emprunté par une petite clique au profit des gens les plus riches : ceux qui ne paient pas leurs impôts. Logiquement, ce serait à eux de rembourser la dette.
(1) La question de l’utilité éventuelle d’une protestation contre la politique d’Israël dans les territoires occupés à travers un boycott de l’université de Haïfa, accusée de discrimination à l’encontre des étudiants palestiniens, venait d’être évoquée au cours de l’échange avec le public.
(2) Organisation d’étudiants pour une « nouvelle gauche » fondée en 1969 à l’occasion de la guerre du Vietnam.
(3) Tea pour Taxed enough already (Déjà assez imposé comme ça).
(4) Editorialiste au Financial Times, Londres.
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