Cédric Gossart
Votre fournisseur d’eau vous propose d’adopter un comportement écologique en passant à la facturation électronique. On économisera ainsi le papier, fait-il valoir. Et puisque, ce faisant, l’entreprise réduira ses frais, elle vous fera profiter de tarifs plus attractifs. L’écologie rejoindrait donc l’économie, pour le plus grand bénéfice de tous ! Mais au fait… ces prix plus bas ne vous inciteront-ils pas à arroser votre pelouse, ou à prendre plusieurs bains par semaine ? Est-ce toujours aussi écologique ? Ce paradoxe, les économistes l’appellent « effet rebond ». C’est peu dire qu’il assombrit les perspectives de l’économie « verte ».
En France, trente-cinq millions de vieux compteurs électriques seront prochainement remplacés par des compteurs « intelligents ». A Lyon, une des zones tests de cette opération, les fournisseurs d’électricité installeront chez leurs clients (avec leur permission) des boîtiers leur permettant de contrôler à distance la consommation, à la seconde près, dans l’espoir que cette surveillance conduise à une réduction du montant de la facture (1). Les économies pour le fournisseur — plus besoin de techniciens allant relever les compteurs — devraient de surcroît provoquer une baisse des prix. Finis les conflits autour du radiateur parce que des frileux ont monté en douce le thermostat du salon !
Mais à quoi sera employée l’économie ainsi réalisée ? Des études non publiées des services de recherche d’Electricité de France (EDF) montrent que, lorsque les tarifs diminuent, les ménages modestes sont enclins à augmenter la température dans leur logement. Les ménages aisés ne sont pas en reste, avec le renouvellement frénétique des équipements de pointe. Quand un bien ou un service devient moins cher, on tend à en consommer une plus grande quantité, sans se poser de questions. Et, au-delà d’une température jugée suffisamment confortable, ce surplus financier sera consacré à l’acquisition d’autres biens de consommation (écran plasma, voyage en avion, téléphone « intelligent », etc.) dont le bilan carbone sera d’ailleurs, probablement, encore moins favorable à l’environnement. Au final, le bénéfice écologique de la technologie se réduit comme peau de chagrin — voire, dans certains cas, vire au négatif — par un ajustement des comportements individuels. Lesquels constituent pourtant la cible principale des campagnes officielles de communication sur le « développement durable », qui portent au pinacle la figure du « consommateur responsable ».
En ce laborieux début de XXIe siècle, industriels et gouvernants voient dans la technologie le catalyseur miraculeux capable de lancer un nouveau cycle de croissance, de créer des emplois, de résorber les déficits, de réduire les inégalités et, bien entendu, de réhabiliter les écosystèmes naturels. Quelles que soient les stratégies envisagées pour découpler l’amélioration de la qualité de vie et l’exploitation de « services naturels » —énergie, matières premières, absorption de déchets… (2) —, les nouvelles technologies jouent un rôle déterminant. L’informatique en particulier offrirait un outil essentiel pour « relever le défi climatique », par la réduction de la consommation d’énergie (3).
Grâce aux écotechnologies de l’information et de la communication (en français écoTIC, en anglais green IT), ainsi qu’à la baisse permanente des coûts des produits électroniques, les « producteurs responsables » mettent sur le marché des téléphones et des ordinateurs « verts » contenant du plastique recyclé, du bambou, etc. Certains vont jusqu’à financer des ateliers aux normes européennes pour traiter les déchets électroniques dans des pays qui les importent plus ou moins légalement (4). Du côté des distributeurs, une pratique courante consiste à racheter de vieux appareils destinés à être recyclés pour en faire acheter de nouveaux. Chacun peut ainsi disposer d’un téléphone dans chaque poche, d’un téléviseur dans chaque chambre, d’un ordinateur portable sur chaque genou, et même « de la musique à tous les étages » (Le Monde Magazine, 30 avril 2010). Mais le chic ultime reste encore les funérailles virtuelles, dont la presse vante l’« aspect écologique » tant il semble évident qu’elles « permettent d’éviter un gâchis de ressources naturelles » (Le Monde, 17 avril 2010) — dans ce cas de figure au moins, l’effet rebond ne joue guère. Pour le reste, sa prise en compte pourrait bien ramener les miracles de ces « technologies vertes » au statut de chimères.
Les économistes distinguent trois types d’effets rebond. Le premier, baptisé « direct », est le plus intuitif : quand on réduit l’intensité en énergie d’un service, son coût baisse ; dès lors, l’économie ainsi réalisée permet de consommer davantage de ce même service. L’exemple classique est celui de l’automobiliste qui remplace sa vieille voiture par un modèle plus efficace et qui profite de ses économies de carburant pour la conduire plus souvent et plus loin (5). Un autre cas typique concerne le chauffage.
Même scénario aux Etats-Unis. D’après le rapport annuel 2010 de l’agence américaine de l’énergie, la consommation énergétique et les émissions de CO2 par dollar de produit intérieur brut ont diminué de plus de 80 % depuis 1980. Cela n’a pas empêché la consommation totale d’énergie et les émissions de CO2 du pays d’augmenter respectivement de 25 % et de 165 % sur la même période (6). Ainsi les bénéfices d’une campagne publique de sensibilisation à la sobriété énergétique sont-ils annihilés.
Certaines politiques sont directement mises en cause dans l’apparition d’un effet rebond. C’est le cas des normes de performance énergétique, qui favorisent l’émergence d’innovations technologiques (7). En effet, on mesure des températures tendanciellement plus élevées dans les habitations les plus récentes que dans le bâti ancien. Grâce aux techniques améliorant l’isolation et la ventilation, maintenir la température des pièces d’un logement à un niveau élevé ne pose plus de problème. Ainsi, une politique visant à réduire la consommation d’énergie a provoqué l’effet inverse.
Plusieurs moyens ont été utilisés pour mesurer l’effet rebond. L’élasticité-prix, par exemple : si la consommation en kilowattheures augmente de 2 % à la suite d’une baisse des tarifs de l’énergie de 10 %, l’effet rebond est de 20 % (8). Dans le secteur du transport, on mesure l’accroissement de la consommation de carburant provoqué par une meilleure efficacité des véhicules. Dans ce cas, l’innovation technologique réduit le coût de transport au kilomètre, ce qui tend à allonger les distances parcourues, et à augmenter la consommation globale de carburant (de 20 % à 30 % pour les Etats-Unis, selon une estimation).
Au Royaume-Uni, une étude a évalué à près de 30 % l’effet rebond consécutif aux politiques d’économie d’énergie menées entre 2000 et 2010 (9). Dès lors, les gains d’efficacité énergétique produits par ces politiques ne peuvent être considérés comme rentables que s’ils parviennent à dépasser ce taux de 30 %.
Le deuxième type d’effet rebond est indirect. Contrairement au cas précédent, le consommateur estime avoir atteint un niveau satisfaisant de consommation du service dont le prix a baissé. Mais il va dépenser autrement l’argent économisé, ce qui conduit à augmenter les flux de matières dans la société. Par exemple, un ménage investirait les gains réalisés en isolant les fenêtres dans l’achat d’une console de jeu ou d’un nouveau téléviseur. Faut-il y voir un effet de l’injonction paradoxale à adopter un comportement « écologiquement responsable » et, simultanément, à se doter du dernier gadget en vogue ? Le même courrier qui enjoint le client, par souci d’écologie, d’adopter la facturation par Internet lui rappelle le nombre de points dont il dispose pour changer « gratuitement » de téléphone mobile !
Gaspiller moins
Le confort passe désormais par un suréquipement en appareils électriques énergivores et polluants. Les appareils électriques hors chauffage représentent 20 % de la consommation d’énergie. Par le jeu d’un effet rebond indirect, les économies réalisées sur le chauffage peuvent se reporter sur la consommation des produits bruns (équipement hi-fi, télévision…), qui a bondi de 18 kWh par logement en 1973 à 321 kWh vingt-cinq ans plus tard (10).
La diffusion des équipements électroniques ouvre sur un troisième type d’effet rebond, qui est cette fois susceptible de modifier la structure même des sociétés humaines. Quand l’efficacité avec laquelle on exploite une ressource augmente, le coût de celle-ci diminue, favorisant les activités socio-économiques qui en font un usage intensif. Ces dernières attirent alors des capitaux financiers et des collaborateurs performants, renforçant leur position jusqu’à dominer la concurrence. En conséquence, l’économie entière se tourne vers cette ressource devenue bon marché.
Le pétrole constitue une parfaite illustration de cet enchaînement, si l’on considère l’impact de son exploitation et de sa production sur les sociétés mécanisées, industrialisées, urbaines et motorisées. De même, notre capacité exponentielle à transporter et à stocker un octet d’information est en passe de transformer profondément la société. Comme dans le cas de l’automobile (lire « Voitures propres ? »), il peut devenir difficile pour les individus de se déprendre de la « civilisation des hydrocarbures » dans laquelle nous sommes, au sens propre, englués (lire « Comment BP se joue de la loi »).
S’ils ne datent pas d’aujourd’hui, ces phénomènes restent difficiles à appréhender, car ils obligent à concevoir, pour chaque technique employée, l’ensemble des conséquences structurelles que son emploi massif peut engendrer.
En 1865, dans un ouvrage intitulé Sur la question du charbon, l’économiste anglais William Stanley Jevons faisait part de ses craintes quant à l’épuisement, vers la fin du XXe siècle, de cette source d’énergie vitale pour la puissance de son pays. Certes, le charbon disparaîtra moins vite qu’il ne l’a pronostiqué — mais l’argument théorique du « paradoxe de Jevons » reste solide : plus on se sert du charbon de manière efficace, plus on en consomme.
En effet, s’il faut moins de charbon pour produire une tonne de fonte brute, les profits de l’industrie sidérurgique augmentent. Ce qui incite les industriels à investir pour augmenter leurs volumes de production et diminuer leurs coûts de revient, entraînant par là un accroissement de la consommation de charbon et des profits obtenus. En découle une hausse des dividendes et — en théorie — des salaires, ainsi que de la consommation nette des travailleurs et des actionnaires. Toute baisse du coût de l’énergie remplit ainsi le « réservoir des demandes non satisfaites » ; et un temps de travail supplémentaire pris sur les loisirs assure l’augmentation du budget nécessaire pour satisfaire ces demandes (11). La consommation de la ressource plus efficacement utilisée diminue… mais pour mieux rebondir.
Comme les combustibles énergétiques, les technologies de l’information sont de nos jours indispensables dans tous les secteurs économiques. Comme la voiture, elles transforment les sociétés, favorisent des innovations plus rapides, accroissent les économies d’échelle (12). Grâce à elles, un plus grand nombre de producteurs se trouvent en mesure d’innover et… l’obsolescence des biens et services s’accélère. Loin d’allonger la durée d’existence des appareils et la capacité à les réparer, le cycle de vie de ces produits raccourcit, entraînant une hausse des besoins en matières premières pour les fabriquer.
Il existe d’autres causes d’effet rebond : on consomme un bien ou un service parce qu’il procure un plus haut niveau de confort ou de performance, mais aussi parce qu’il fait gagner du temps (13) ; et il peut avoir d’importantes répercussions en se diffusant massivement dans la société. Les moyens de transport rapides seront par exemple privilégiés, de même que les déplacements individuels primeront sur les collectifs — et les files d’attente dans les aéroports ou les embouteillages sur les routes prendront de l’ampleur…
Les utilisateurs d’Internet sont eux aussi victimes d’un tel phénomène. L’accès très rapide à des documents qu’il aurait fallu autrefois commander par courrier ou aller consulter dans une bibliothèque engendre une profusion d’informations, aboutit à ce que, pour finir, on consacre davantage d’heures que prévu à lire cette documentation à l’écran. Comme le suggère Hartmut Rosa (14), tout se passe comme si l’accélération exigeait… plus de temps.
(1) A propos d’une expérience européenne, cf. Mari Martiskainen et Josie Ellis, « The role of smart meters in encouraging behavioural change — Prospects for the UK », Sussex Energy Group, 2009.
(2) « Croissance verte » (Patricia Crifo, rapport au Conseil économique pour le développement durable, Paris, 2009) ; « capitalisme immatériel » (Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet, L’Economie de l’immatériel. La croissance de demain, La Documentation française, Paris, 2006) ; « découplage absolu » (Tim Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, De Boeck, Bruxelles, 2010).
(3) Sur les applications des technologies de communication au développement durable, cf. Gilles Berhault, Développement durable 2.0, Editions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2010.
(4) Pour contourner les restrictions légales sur le transport international de déchets dangereux (convention de Bâle), les rebuts électroniques sont parfois exportés en tant que matériel d’occasion. Cf. « De l’exportation des maux écologiques à l’ère du numérique », Mouvements, n° 60, Paris, octobre-décembre 2009.
(5) Steve Sorrell, « Jevons’ Paradox revisited », Energy Policy, vol. 37, n° 4, avril 2009.
(6) US Energy information Administration (EIA), « Annual energy outlook, 2010 » ; US EIA, « Carbon dioxide (CO2) emissions », www.eia.doe.gov
(7) Credoc, Consommation et modes de vie, n° 227, mars 2010.
(8) Cf. Fabrice Flipo et Cédric Gossart, « Infrastructure numérique et environnement. L’impossible domestication de l’effet rebond », Terminal, n° 103-104, Paris, 2009.
(9) Terry Barker, Paul Ekins et Tim Foxon, « The macro-economic rebound effect and the UK economy », Energy Policy, vol. 35, n° 10, octobre 2007.
(10) Livre blanc sur les énergies, 7 novembre 2003. Cf. aussi Insee Première, n° 1121, Paris, janvier 2007.
(11) Blake Alcott, « Jevons’ paradox », Ecological Economics, vol. 54, n° 1, juillet 2005.
(12) Michel Gensollen, « A quoi ressemblera le monde numérique en 2030 ? », Annales des Mines - Réalités industrielles, Paris, mai 2009.
(13) Horace Herring et Robin Roy, « Technological innovation, energy efficient design and the rebound effect », Technovation, vol. 27, n° 4, avril 2007.
(14) Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, Paris, 2010.
En France, trente-cinq millions de vieux compteurs électriques seront prochainement remplacés par des compteurs « intelligents ». A Lyon, une des zones tests de cette opération, les fournisseurs d’électricité installeront chez leurs clients (avec leur permission) des boîtiers leur permettant de contrôler à distance la consommation, à la seconde près, dans l’espoir que cette surveillance conduise à une réduction du montant de la facture (1). Les économies pour le fournisseur — plus besoin de techniciens allant relever les compteurs — devraient de surcroît provoquer une baisse des prix. Finis les conflits autour du radiateur parce que des frileux ont monté en douce le thermostat du salon !
Mais à quoi sera employée l’économie ainsi réalisée ? Des études non publiées des services de recherche d’Electricité de France (EDF) montrent que, lorsque les tarifs diminuent, les ménages modestes sont enclins à augmenter la température dans leur logement. Les ménages aisés ne sont pas en reste, avec le renouvellement frénétique des équipements de pointe. Quand un bien ou un service devient moins cher, on tend à en consommer une plus grande quantité, sans se poser de questions. Et, au-delà d’une température jugée suffisamment confortable, ce surplus financier sera consacré à l’acquisition d’autres biens de consommation (écran plasma, voyage en avion, téléphone « intelligent », etc.) dont le bilan carbone sera d’ailleurs, probablement, encore moins favorable à l’environnement. Au final, le bénéfice écologique de la technologie se réduit comme peau de chagrin — voire, dans certains cas, vire au négatif — par un ajustement des comportements individuels. Lesquels constituent pourtant la cible principale des campagnes officielles de communication sur le « développement durable », qui portent au pinacle la figure du « consommateur responsable ».
En ce laborieux début de XXIe siècle, industriels et gouvernants voient dans la technologie le catalyseur miraculeux capable de lancer un nouveau cycle de croissance, de créer des emplois, de résorber les déficits, de réduire les inégalités et, bien entendu, de réhabiliter les écosystèmes naturels. Quelles que soient les stratégies envisagées pour découpler l’amélioration de la qualité de vie et l’exploitation de « services naturels » —énergie, matières premières, absorption de déchets… (2) —, les nouvelles technologies jouent un rôle déterminant. L’informatique en particulier offrirait un outil essentiel pour « relever le défi climatique », par la réduction de la consommation d’énergie (3).
Grâce aux écotechnologies de l’information et de la communication (en français écoTIC, en anglais green IT), ainsi qu’à la baisse permanente des coûts des produits électroniques, les « producteurs responsables » mettent sur le marché des téléphones et des ordinateurs « verts » contenant du plastique recyclé, du bambou, etc. Certains vont jusqu’à financer des ateliers aux normes européennes pour traiter les déchets électroniques dans des pays qui les importent plus ou moins légalement (4). Du côté des distributeurs, une pratique courante consiste à racheter de vieux appareils destinés à être recyclés pour en faire acheter de nouveaux. Chacun peut ainsi disposer d’un téléphone dans chaque poche, d’un téléviseur dans chaque chambre, d’un ordinateur portable sur chaque genou, et même « de la musique à tous les étages » (Le Monde Magazine, 30 avril 2010). Mais le chic ultime reste encore les funérailles virtuelles, dont la presse vante l’« aspect écologique » tant il semble évident qu’elles « permettent d’éviter un gâchis de ressources naturelles » (Le Monde, 17 avril 2010) — dans ce cas de figure au moins, l’effet rebond ne joue guère. Pour le reste, sa prise en compte pourrait bien ramener les miracles de ces « technologies vertes » au statut de chimères.
Les économistes distinguent trois types d’effets rebond. Le premier, baptisé « direct », est le plus intuitif : quand on réduit l’intensité en énergie d’un service, son coût baisse ; dès lors, l’économie ainsi réalisée permet de consommer davantage de ce même service. L’exemple classique est celui de l’automobiliste qui remplace sa vieille voiture par un modèle plus efficace et qui profite de ses économies de carburant pour la conduire plus souvent et plus loin (5). Un autre cas typique concerne le chauffage.
Conséquences paradoxales
En France, le secteur résidentiel et tertiaire se place en tête pour la consommation d’énergie (43 % du total, devant les transports et l’industrie) ; les deux tiers sont imputables au chauffage. Paradoxe : d’un côté, grâce aux travaux de maîtrise de l’énergie, aux réglementations thermiques, etc., la consommation moyenne pour chauffer un mètre carré est passée, entre 1973 et 2005, de 365 kWh à 215 kWh ; de l’autre, la consommation d’énergie dévolue au chauffage a augmenté de 20 % depuis 1970. Une partie des gains auraient-ils été absorbés par un effet rebond ? Tout le laisse penser. Entre 1986 et 2003, en dépit des politiques d’économie d’énergie, la température moyenne des logements français est passée de 19 °C à 21 °C (chaque degré supplémentaire accroît la consommation d’énergie de 10 %). Pour beaucoup, une amélioration du confort rime avec surchauffe et surconsommation, y compris pour les syndics d’immeuble, qui ont parfois la main lourde sur le thermostat du chauffage collectif. Selon l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe), un appartement occupé ne devrait pas dépasser une température moyenne de 19 °C. Au-delà, le sentiment de confort peut avoir des effets néfastes sur la santé (irruptions cutanées, sudation, hyperventilation).Même scénario aux Etats-Unis. D’après le rapport annuel 2010 de l’agence américaine de l’énergie, la consommation énergétique et les émissions de CO2 par dollar de produit intérieur brut ont diminué de plus de 80 % depuis 1980. Cela n’a pas empêché la consommation totale d’énergie et les émissions de CO2 du pays d’augmenter respectivement de 25 % et de 165 % sur la même période (6). Ainsi les bénéfices d’une campagne publique de sensibilisation à la sobriété énergétique sont-ils annihilés.
Certaines politiques sont directement mises en cause dans l’apparition d’un effet rebond. C’est le cas des normes de performance énergétique, qui favorisent l’émergence d’innovations technologiques (7). En effet, on mesure des températures tendanciellement plus élevées dans les habitations les plus récentes que dans le bâti ancien. Grâce aux techniques améliorant l’isolation et la ventilation, maintenir la température des pièces d’un logement à un niveau élevé ne pose plus de problème. Ainsi, une politique visant à réduire la consommation d’énergie a provoqué l’effet inverse.
Plusieurs moyens ont été utilisés pour mesurer l’effet rebond. L’élasticité-prix, par exemple : si la consommation en kilowattheures augmente de 2 % à la suite d’une baisse des tarifs de l’énergie de 10 %, l’effet rebond est de 20 % (8). Dans le secteur du transport, on mesure l’accroissement de la consommation de carburant provoqué par une meilleure efficacité des véhicules. Dans ce cas, l’innovation technologique réduit le coût de transport au kilomètre, ce qui tend à allonger les distances parcourues, et à augmenter la consommation globale de carburant (de 20 % à 30 % pour les Etats-Unis, selon une estimation).
Au Royaume-Uni, une étude a évalué à près de 30 % l’effet rebond consécutif aux politiques d’économie d’énergie menées entre 2000 et 2010 (9). Dès lors, les gains d’efficacité énergétique produits par ces politiques ne peuvent être considérés comme rentables que s’ils parviennent à dépasser ce taux de 30 %.
Le deuxième type d’effet rebond est indirect. Contrairement au cas précédent, le consommateur estime avoir atteint un niveau satisfaisant de consommation du service dont le prix a baissé. Mais il va dépenser autrement l’argent économisé, ce qui conduit à augmenter les flux de matières dans la société. Par exemple, un ménage investirait les gains réalisés en isolant les fenêtres dans l’achat d’une console de jeu ou d’un nouveau téléviseur. Faut-il y voir un effet de l’injonction paradoxale à adopter un comportement « écologiquement responsable » et, simultanément, à se doter du dernier gadget en vogue ? Le même courrier qui enjoint le client, par souci d’écologie, d’adopter la facturation par Internet lui rappelle le nombre de points dont il dispose pour changer « gratuitement » de téléphone mobile !
Gaspiller moins
pour s’équiper plus
Le confort passe désormais par un suréquipement en appareils électriques énergivores et polluants. Les appareils électriques hors chauffage représentent 20 % de la consommation d’énergie. Par le jeu d’un effet rebond indirect, les économies réalisées sur le chauffage peuvent se reporter sur la consommation des produits bruns (équipement hi-fi, télévision…), qui a bondi de 18 kWh par logement en 1973 à 321 kWh vingt-cinq ans plus tard (10).La diffusion des équipements électroniques ouvre sur un troisième type d’effet rebond, qui est cette fois susceptible de modifier la structure même des sociétés humaines. Quand l’efficacité avec laquelle on exploite une ressource augmente, le coût de celle-ci diminue, favorisant les activités socio-économiques qui en font un usage intensif. Ces dernières attirent alors des capitaux financiers et des collaborateurs performants, renforçant leur position jusqu’à dominer la concurrence. En conséquence, l’économie entière se tourne vers cette ressource devenue bon marché.
Le pétrole constitue une parfaite illustration de cet enchaînement, si l’on considère l’impact de son exploitation et de sa production sur les sociétés mécanisées, industrialisées, urbaines et motorisées. De même, notre capacité exponentielle à transporter et à stocker un octet d’information est en passe de transformer profondément la société. Comme dans le cas de l’automobile (lire « Voitures propres ? »), il peut devenir difficile pour les individus de se déprendre de la « civilisation des hydrocarbures » dans laquelle nous sommes, au sens propre, englués (lire « Comment BP se joue de la loi »).
S’ils ne datent pas d’aujourd’hui, ces phénomènes restent difficiles à appréhender, car ils obligent à concevoir, pour chaque technique employée, l’ensemble des conséquences structurelles que son emploi massif peut engendrer.
En 1865, dans un ouvrage intitulé Sur la question du charbon, l’économiste anglais William Stanley Jevons faisait part de ses craintes quant à l’épuisement, vers la fin du XXe siècle, de cette source d’énergie vitale pour la puissance de son pays. Certes, le charbon disparaîtra moins vite qu’il ne l’a pronostiqué — mais l’argument théorique du « paradoxe de Jevons » reste solide : plus on se sert du charbon de manière efficace, plus on en consomme.
En effet, s’il faut moins de charbon pour produire une tonne de fonte brute, les profits de l’industrie sidérurgique augmentent. Ce qui incite les industriels à investir pour augmenter leurs volumes de production et diminuer leurs coûts de revient, entraînant par là un accroissement de la consommation de charbon et des profits obtenus. En découle une hausse des dividendes et — en théorie — des salaires, ainsi que de la consommation nette des travailleurs et des actionnaires. Toute baisse du coût de l’énergie remplit ainsi le « réservoir des demandes non satisfaites » ; et un temps de travail supplémentaire pris sur les loisirs assure l’augmentation du budget nécessaire pour satisfaire ces demandes (11). La consommation de la ressource plus efficacement utilisée diminue… mais pour mieux rebondir.
Comme les combustibles énergétiques, les technologies de l’information sont de nos jours indispensables dans tous les secteurs économiques. Comme la voiture, elles transforment les sociétés, favorisent des innovations plus rapides, accroissent les économies d’échelle (12). Grâce à elles, un plus grand nombre de producteurs se trouvent en mesure d’innover et… l’obsolescence des biens et services s’accélère. Loin d’allonger la durée d’existence des appareils et la capacité à les réparer, le cycle de vie de ces produits raccourcit, entraînant une hausse des besoins en matières premières pour les fabriquer.
Il existe d’autres causes d’effet rebond : on consomme un bien ou un service parce qu’il procure un plus haut niveau de confort ou de performance, mais aussi parce qu’il fait gagner du temps (13) ; et il peut avoir d’importantes répercussions en se diffusant massivement dans la société. Les moyens de transport rapides seront par exemple privilégiés, de même que les déplacements individuels primeront sur les collectifs — et les files d’attente dans les aéroports ou les embouteillages sur les routes prendront de l’ampleur…
Les utilisateurs d’Internet sont eux aussi victimes d’un tel phénomène. L’accès très rapide à des documents qu’il aurait fallu autrefois commander par courrier ou aller consulter dans une bibliothèque engendre une profusion d’informations, aboutit à ce que, pour finir, on consacre davantage d’heures que prévu à lire cette documentation à l’écran. Comme le suggère Hartmut Rosa (14), tout se passe comme si l’accélération exigeait… plus de temps.
(1) A propos d’une expérience européenne, cf. Mari Martiskainen et Josie Ellis, « The role of smart meters in encouraging behavioural change — Prospects for the UK », Sussex Energy Group, 2009.
(2) « Croissance verte » (Patricia Crifo, rapport au Conseil économique pour le développement durable, Paris, 2009) ; « capitalisme immatériel » (Maurice Lévy et Jean-Pierre Jouyet, L’Economie de l’immatériel. La croissance de demain, La Documentation française, Paris, 2006) ; « découplage absolu » (Tim Jackson, Prospérité sans croissance. La transition vers une économie durable, De Boeck, Bruxelles, 2010).
(3) Sur les applications des technologies de communication au développement durable, cf. Gilles Berhault, Développement durable 2.0, Editions de l’Aube, La Tour-d’Aigues, 2010.
(4) Pour contourner les restrictions légales sur le transport international de déchets dangereux (convention de Bâle), les rebuts électroniques sont parfois exportés en tant que matériel d’occasion. Cf. « De l’exportation des maux écologiques à l’ère du numérique », Mouvements, n° 60, Paris, octobre-décembre 2009.
(5) Steve Sorrell, « Jevons’ Paradox revisited », Energy Policy, vol. 37, n° 4, avril 2009.
(6) US Energy information Administration (EIA), « Annual energy outlook, 2010 » ; US EIA, « Carbon dioxide (CO2) emissions », www.eia.doe.gov
(7) Credoc, Consommation et modes de vie, n° 227, mars 2010.
(8) Cf. Fabrice Flipo et Cédric Gossart, « Infrastructure numérique et environnement. L’impossible domestication de l’effet rebond », Terminal, n° 103-104, Paris, 2009.
(9) Terry Barker, Paul Ekins et Tim Foxon, « The macro-economic rebound effect and the UK economy », Energy Policy, vol. 35, n° 10, octobre 2007.
(10) Livre blanc sur les énergies, 7 novembre 2003. Cf. aussi Insee Première, n° 1121, Paris, janvier 2007.
(11) Blake Alcott, « Jevons’ paradox », Ecological Economics, vol. 54, n° 1, juillet 2005.
(12) Michel Gensollen, « A quoi ressemblera le monde numérique en 2030 ? », Annales des Mines - Réalités industrielles, Paris, mai 2009.
(13) Horace Herring et Robin Roy, « Technological innovation, energy efficient design and the rebound effect », Technovation, vol. 27, n° 4, avril 2007.
(14) Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, La Découverte, Paris, 2010.
http://www.monde-diplomatique.fr/2010/07/GOSSART/19374
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