Catherine Chauvin, Pascal Chasson
Quelques jours après que les feux de l’actualité nationale se sont portés sur la ville de Lyon et que les images insolites de la place Bellecour sous la fumée des lacrymogènes ont saturé les JT, une analyse plus posée n’est pas inutile. D’abord parce que la circulation des images, et des indignations qu’elles suscitent, n’est jamais neutre, ni sans conséquences ; ensuite parce que, sous le spectacle, on découvre parfois une réalité toute différente.
Retour sur deux semaines électriques
Retour sur deux semaines électriques
De l’entrée des « jeunes » dans les manifs…
C’est une évidence pour de nombreux médias : la mobilisation des « jeunes » (« lycéens », « étudiants ») contre la réforme des retraites est au mieux une incongruité (comment peuvent-ils déjà s’intéresser aux retraites, eux qui ne travaillent pas ? Ne sont-ils pas manipulés ou seulement venus pour faire sauter leurs cours ? [1]) et au pire une menace latente à la procession policée des cortèges.
Dès les premières exactions commises sur du mobilier urbain, sur des bus, des voitures et des commerces de luxe, qui surviennent le jeudi 14 et surtout le vendredi 15 octobre au centre-ville de Lyon et dans certains quartiers, Le Progrès sursaute : « Lyon : les manifestations des jeunes dégénèrent » ("une" du 16 octobre) [2].
En fin d’après-midi, comme elle le fera désormais chaque soir, la préfecture du Rhône fait le bilan de la journée à destination des journalistes. Aux données factuelles (28 interpellations, dégradations de mobiliers urbains, de vitrines de magasins, de voitures en stationnement, feux de poubelles), elle ajoute ses analyses, plus alarmistes que ce que l’on peut encore lire dans les titres lyonnais [3], et qui donne le ton de la vision d’État : les « jeunes » en question ne sont pas des manifestants mais des « casseurs venus en découdre avec les forces de l’ordre ». La majorité des interpellés du jour est « défavorablement connue des services de police », « pour avoir commis des actes de délinquance caractérisés suivis de procédures judiciaires » [4]. Le recteur d’académie emboîte le pas et s’empresse de confirmer : « les débordements et les dégradations » sont « le fait d’éléments extérieurs aux établissements scolaires ». Le maire de la ville, Gérard Collomb, alors en déplacement en Asie, se fend d’un communiqué : « Il est intolérable que ces rassemblements soient prétextes à de tels débordements. Nous ne pouvons admettre que des groupes organisés profitent de ces manifestations pour porter atteinte aux biens et aux personnes ». L’inflation verbale à laquelle les autorités administratives et politiques se livrent - « casseurs », « éléments extérieurs aux lycées », « délinquants », « groupes organisés » - n’en est qu’à ses débuts. Mais elle atteste largement, pour qui en douterait, que la capitale des Gaules est en proie à l’acharnement délinquant et à une sorte de sauvagerie débridée. La presse locale emboîte le pas...
Au retour du week-end, le lundi 18 octobre, les rédactions de la presse locale, saisies par la peur de rater l’immanquable, se mobilisent.
Le magazine Lyon Capitale, l’un des premiers, qui a inauguré dès le vendredi [5] le suivi détaillé, heure par heure, de la « marge » des manifestations et du chassé-croisé entre groupes de jeunes et forces de l’ordre. Les journalistes qu’il délègue sur le terrain, malgré la tonalité parfois critique qu’ils empruntent, valident la version officielle : « Ce sont plus des casseurs que des manifestants : ils marchent vite, sans banderole ni slogan [et] s’attaquent au mobilier urbain et aux poubelles ».
Le Progrès, que sa position de vieille lanterne de la PQR interpelle au premier chef, se veut complet sur le sujet et offre à ses lecteurs un fauteuil de choix pour ne rien manquer de la « breaking news ». Ce n’est pas moins de 53 articles en quatre jours [6] qui sont consacrés aux « marges » des manifestations, et les cortèges, il est vrai bien plus ternes et routiniers à leurs yeux, font office d’arrière-fond.
Quelques manifestants que Lyon Capitale interrogera à cet égard, et qui sont désormais sommés de se positionner face aux « casseurs » [7], auront beau se plaindre - « C’est de la provoc’ mais je suis également contre tous les débordements commis par les jeunes. C’est un truc que je ne revendique pas. Cela va profiter plus au gouvernement, aux médias, plutôt qu’à tous les gens qui perdent leurs heures de travail » [8] -, ils n’ont guère de chances d’être entendu.
Lyon Mag et Mag2 Lyon, que leur lutte fratricide sépare peu sur le plan éditorial, assurent de un à trois articles par jour pour entonner en chœur le refrain : « Manifestations : violences entre Gambetta et le pont de la Guillotière » (Lyon Mag, 20 oct.) et « Lyon : la manif dégénère en émeute » (Mag2 Lyon, 18 oct.) [9].
Libé Lyon suit le mouvement, à raison de dix articles (dont sept sur la « violence ») entre le 19 et le 22 octobre, en adoptant un style factuel et distancié [10] qui ne dédaigne pas, à l’occasion, d’emprunter à la froide sténographie d’un Paris Match qui décrirait Beyrouth : « Il est 11 heures du matin. La rue de la République, artère principale du centre ville, semble avoir été ravagé par le passage de Godzilla. Les voitures sont retournées comme si elles étaient tombées du ciel. Les poubelles brûlent. Les abribus et les vitrines ont été éclatés par des jets de pierre. Un camion est couché sur son flan. Plus loin, des boutiques sont pillées. En fait de Godzilla, un millier de lycéens et de collégiens ont envahi le centre ville en fin de matinée » [11].
Et, comme le chien se mord la queue, la mobilisation médiatique locale a d’autant plus d’évidence que les journaux télévisés nationaux et régionaux, et jusqu’à la presse internationale [12], vont faire de Lyon le théâtre de l’indignation à bon marché en diffusant, et sous tous les angles, les images des événements [13]. Qui des jeunes, foulards sur le visage, lançant rageusement des pavés, qui des scènes de groupes en fuite dans les rues ou sur la place Bellecour, qui des devantures de magasins saccagés puis pillés…
Mais, c’est la loi implacable du pluralisme, chacun reprendra l’information selon son style particulier.
À Lyon Mag (et aussi au Progrès), on opte pour l’enquête téléphonique auprès des politiques du cru (dont Bruno Gollnisch, tout étonné sans doute de l’occasion et l’UNI, organisation syndicale étudiante très (peu…) représentative) [14]. À son corps défendant il est vrai, la petite famille de la droite lyonnaise se pousse du coude pour saisir la balle au bond et demander des comptes à la municipalité socialiste. Et l’information, ça n’attend pas.
Au Progrès, auquel les résultats tragi-comiques du début de saison de l’Olympique Lyonnais laisse un espace inattendu, on entonne le lamento sur les dégâts « en centre-ville » et les témoignages des commerçants, ou encore la rengaine jamais usée sur les usagers ou les quidams « pris en otage » par les blocages et qui endurent l’égoïsme social de certains [15].
À Lyon Capitale, on offre un « scoop » : la trépidante aventure de son directeur de la rédaction, Didier Maisto, auquel les événements ont redonné une fougue de jeune reporter. L’altérité étant au coin de la rue, il décide d’enquêter dans un lycée bloqué, celui de sa fille, car pour aider son lecteur à y voir clair, rien ne vaut le courage et l’humilité du retour au terrain : « J’ai parlé aux lycéens en lutte » (19 octobre), sommet de cynisme et de morgue réactionnaire qui donne une patine d’ancien temps au jeune magazine ambitieux.
À la Tribune de Lyon [16], titre discret visiblement en quête d’un angle original, on se saisit de l’occasion pour défendre la parité. On apprend ainsi dans son article « Manifestation Lyon : les filles n’ont plus peur » (22 oct.) qu’à l’égal des garçons, les filles savent aussi lancer des cailloux, indice d’une inquiétante évolution. Le témoignage de « Christiane » l’atteste : « J’ai été impressionnée par la violence des filles et ce n’est pas une question d’origine ou de milieu social. Elles n’ont plus peur de rien, même ça c’est un jeu pour elles. Les gens de mon âge trouve ça inquiétant, bien sûr, parce que ces casseuses, ces provocatrices, seront un jour mères de famille ».
La diversité éditoriale de la presse à Lyon rassure sur notre démocratie.
… aux « casseurs »…
Mais qu’en est-il justement des « violences » et qui sont ces « jeunes », « lycéens », « étudiants », « fauteurs de troubles », « émeutiers », on ne sait plus…, dont on nous parle tant ? La réponse est dans le journal.
La matière étant ici abondante et quelque peu dispersée. On se concentrera sur deux articles qui s’essayent au portrait de groupe et, en contrepoint, sur les informations que livrent les comptes-rendus des comparutions immédiates, tout particulièrement nombreuses, que les mêmes journaux ont suivis avec attention. Mais précisons d’abord, pour éviter quelques malentendus, que la « casse » a bien eu lieu à Lyon, qu’il y a bien eu des vitrines de magasins brisées et leur contenu volé ou « pillé » (comme on voudra), des abribus démolis, des voitures renversées. Qui pourrait le nier ? Et aussi, nécessairement, des gens pour commettre ces exactions. Qu’il y a bien eu aussi des jets de pierre contre les forces de l’ordre. La question en l’occurrence n’est pas de nier ou de minimiser les actes mais peut-on vraiment, quand on prétend accomplir un travail de journaliste, s’arrêter là, c’est-à-dire à la simple « factualité des faits » comme aurait dit Desproges… ? Voire à reproduire et à reprendre l’explication officielle ? Celle du préfet et du maire de la ville par exemple, pour qui il s’agit au mieux d’une violence gratuite, au pire d’une violence intentionnelle et délibérée ? Ou encore celle du Procureur de la République dont la variante subtile balaye tous les scrupules : « ils commettent des délits par jeu » [17].
Mais c’est aussi sur le sens des actes que la presse locale entend informer ses lecteurs. Là encore, à chacun sa méthode.
Le Progrès, tout à son franc-parler, évite, dès le 21 octobre, les détours inutiles [18] : « Dans la majorité des cas jusqu’à hier soir (…), il s’agissait de jeunes issus de l’immigration maghrébine âgés entre 14 et 18 ans », « certains sont connus des services de Police, d’autres pas du tout ». Mais encore : « Ce qui les caractérise, ils sont le plus souvent – mais pas exclusivement – scolarisés dans les lycées professionnels de l’agglomération : Oullins, Vaulx en Velin, Vénissieux, Bron, Lyon 4ème, Lyon 8ème, Rillieux, Saint-Priest, Villeurbanne, Décines ou Dardilly ». Leurs motivations ? « Elles sont éparses. Si la plupart aiment jouer à se faire peur et sont là pour en découdre avec la police, d’autres (comme rue Victor Hugo) avaient l’intention de se remplir les poches en dévalisant les magasins. La réforme des retraites est évoquée – mais n’est-ce pas un discours ? ».
Le lendemain, la même question est posée : « Qui sont les casseurs ? ». Mais la réponse est plus trouble. Le Progrès s’avance hardiment : « Les images des violences, à Nanterre ou à Lyon, avec des fauteurs de troubles encagoulés, véhéments, voulant en découdre avec les forces de l’ordre, ont inévitablement renvoyé aux émeutes de 2005 ». Avant de se raviser : « sauf qu’alors les affrontements se passaient la nuit au cœur des cités ». Et de laisser la parole aux autorités. Le ministre de l’intérieur veille alors à éviter les amalgames politiquement gênants : « ce qui se passe là "à ce stade" n’a rien à voir avec 2005 ». Il revient alors au Procureur de la République de trancher : « On a affaire à des jeunes de plus en plus jeunes, pas nécessairement connus de la police ou de la justice, sans conviction politique particulière et sans rapport avec le conflit sur les retraites ». Ces experts en « jeunes » s’accordent au moins tous, pour les lecteurs égarés du Progrès, sur un profil social, plutôt situé dans les catégories populaires si on a bien compris, et sur le refus – un peu finalement comme ce que martèle le ministre, on le verra – de toutes raisons sociales ou politiques qui pourraient expliquer leurs gestes. « Il suffit parfois qu’un jeune soit pris dans le feu de l’action pour passer à l’acte », conclut le représentant d’un syndicat de police au terme d’une « enquête » à base de déclarations officielles.
Lyon Capitale de son côté a décidé de « donner la parole aux acteurs ». Dans son article du 20 octobre - « Casseurs ? Guérilla urbaine ? Des paroles pour comprendre… » - , le magazine prête l’oreille à « ceux qui assument "être casseurs" » même s’ils n’auront que quelques lignes pour s’exprimer. D’abord, Ilyes : « On a jeté quelques trucs mais on a surtout suivi la foule. On ne nous écoute pas quand on agit normalement, il faut passer au niveau au-dessus. On a que ça pour se faire entendre. Apparemment, avec toutes les manifestations qui ont été faites, ça n’a rien donné et sa réforme, il ne l’a pas enlevée. On est là pour protester contre la réforme des retraites et plus généralement contre le pouvoir représenté par Sarkozy ». Puis Souleymane : « On a la haine de la police. A Rillieux, ils nous provoquent sans cesse et nous collent en garde à vue. Bien sûr, on est contre la réforme des retraites mais on en profite aussi. Pour sécher les cours mais pas seulement. Il faut qu’ils comprennent que les jeunes ont leur mot à dire. Et manifester ne sert à rien. Il faut passer à autre chose. Si on continue à casser, ils en auront marre et nous écouterons ». Mais on ne saura rien d’autre… La description semble se suffire à elle-même, comme pour donner un air de réel ou un « son », comme on dit en radio. Des relations avec la police, ou avec « Sarkozy », il n’y a rien à dire, de la forme exacerbée du ressentiment social au rejet de l’école, rien à dire non plus… Les mots, quand ils ne sont pas l’objet d’une suspicion de principe, peuvent facilement se noyer, ils n’ont ni le poids des certitudes autorisées, ni celui des images et des indignations à flux tendu.
Dans les comptes-rendus des comparutions immédiates, les noms défilent et les clichés s’accentuent de nuances [19]. Petits condensés de vies exposées dans le prétoire d’où émergent parfois les propos maladroits, les explications alambiquées ou un peu ridicules : « je ne sais pas ce qui m’a pris, ça m’a amusé », « j’ai fait comme les autres », « je n’ai jeté qu’un petit caillou ». Il est vrai que le climat est pesant puisque le Parquet fait appel des sursis pour les convertir en peines de prison ferme [20].
De fait, les catégories de lycéens (établissements de banlieues, filières « pro » ou reléguées), mais aussi de petits salariés, précaires le plus souvent, ou de chômeurs déqualifiés, qui se retrouvent là devant le juge – en compagnie de quelques étudiants militants (à propos desquels Libé Lyon s’étonnera significativement qu’ils n’aient pas eux « le profil de casseurs ») sont visiblement des cumulards en matière d’inégalités et de discriminations. Les « cibles » visées dans le centre-ville (mobilier urbain, abribus, voitures), les vols à l’arraché des vitrines de magasins, comme les confrontations avec la police, pourraient aisément le suggérer… N’est-ce pas le rôle des journalistes de le vérifier et donc d’enquêter ? Or manifestement la mission d’information que s’assigne la presse lyonnaise est ailleurs. Elle n’est pas en tous cas de prendre le risque de contrevenir sérieusement à la version officielle. Dans sa version papier, le magazine Mag2 Lyon, tout au recul que sa périodicité mensuelle autorise, lance ainsi en "une" le débat qui s’impose à ses yeux : « Jeunes, violents, en colère : vont-ils revenir ? » [21].
… à la diversion sécuritaire
Le succès des manifestations en France, et notamment celle du mardi 19 octobre (3,5 millions de personnes selon les organisations syndicales, 1,1 million selon la police), est à l’évidence un nouveau revers pour le gouvernement. Après avoir perdu la bataille des chiffres et celle de la prévision d’un « essoufflement » du mouvement, il a visiblement aussi perdu sur le terrain des idées. Le discours de fermeté, et de refus de toute négociation sur les points centraux de la réforme rappelé par le Président de la République au conseil des ministres du mercredi 20, ne passe pas, jusque dans « l’opinion » sondagière [22].
Les événements survenus à Lyon tombent à point nommé pour une inflexion de la communication gouvernementale sur le thème de la « casse », de la « guérilla urbaine » et sur le phantasme du chaos social qui lui est lié. L’efficacité politique de l’argument, idéal pour opposer les égoïstes (fonctionnaires ou « bloqueurs ») et les destructeurs (voyous, casseurs) à ceux qui ne comptent que sur eux-mêmes et savent rester à leur place, n’est plus à prouver [23].
Du coup, le ministre de l’Intérieur est dépêché à Lyon en début d’après-midi de ce mercredi 20 octobre pour orchestrer la réponse de l’État aux dérives lyonnaises et mobiliser la presse à cette fin. Celle-ci ne manquera de donner toute l’importance qu’elle revêt à cette prévenante visite. Au programme de sa visite éclair : un point presse (bien sûr…) pour une déclaration solennelle à l’hôtel de police devant les caméras de télévision (évidemment…), une réunion de travail avec les forces de l’ordre et une visite de dix minutes dans une rue du centre-ville (celle-là même filmée la veille par TF1) où des vitrines de magasins ont été détruites et leur contenu vidé… entourée de caméras et de journalistes qui transmettront scrupuleusement le message qui leur est destiné : « Je suis venu à Lyon pour rassurer les lyonnais, soutenir les forces de sécurité et confirmer aux casseurs que leurs actes ne resteront pas impunis. La police et la justice sont pleinement mobilisées. Nous ne laisserons jamais des voyous transformer des parcelles de notre territoire, où que ce soit, en champ de bataille. »
Et de fait, l’agglomération lyonnaise va faire dès lors l’objet d’un traitement répressif à la fois inédit et exemplaire [24].
Outre les moyens policiers exceptionnels qui sont déployés au centre-ville sous le contrôle du Préfet (800 policiers et gendarmes, un hélicoptère, deux camions anti-émeutes surmontés de canons à eau, le renfort du GIPN [25], c’est aussi le mode opératoire utilisé par les forces de l’ordre qui est nouveau. Le centre de la ville est entièrement bouclé quelques heures après le départ du ministre, les transports en commun (bus, trams, métros) sont paralysés [26] et la place Bellecour, comme la veille le pont de la Guillotière, est le théâtre d’une opération de « fixation » à grande échelle [27].
Si cette opération, dont le préfet Jacques Gérault reconnaîtra le soir même dans une conférence de presse qu’elle est « un peu inédite » [28], est rapidement couverte par les journalistes présents sur les lieux, et répercutée sur les sites internet des journaux locaux, son mode de traitement est loin d’atteindre l’intensité de la mobilisation des rédactions sur le thème de la « casse » et des atteintes à la sécurité publique de ces derniers jours.
Les témoignages des manifestants et leurs réactions, de stupéfaction ou de colère le plus souvent, face à ce qu’ils décrivent comme une dérive répressive contre le mouvement de contestation, pèsent de fait bien peu et donnent lieu à des interprétations équivoques.
Ainsi Le Progrès, qui fait sa « une » du mercredi 20 sur la violence des « casseurs » (« Lyon : 1300 Casseurs sèment la violence dans la Presqu’île ») se garde bien de mettre en question, malgré la tonalité critique de son article du jour, l’impressionnant dispositif policier et le bouclage « préventif » qu’il met en œuvre pour isoler les manifestants des « agitateurs » avant de donner la parole au Préfet [29]. De fait, les chiffres, très « médiatiques » donnés tous les soirs lors des points presse de la préfecture, sur le nombre des interpellations et des comparutions immédiates, n’attestent-ils pas des dangers réels plus que de l’intense productivité des forces de l’ordre ?
De même, si Libé Lyon donne la parole à quelques jeunes manifestants enfermés place Bellecour [30] et décrit le déroulement de quatre heures de « retenues » [31], c’est sans mettre en question l’argument officiel selon lequel l’opération a permis d’éviter les « violences » de la veille.
Lyon Capitale, plus que les jours précédents, adopte une posture engagée car, miracle, sa journaliste sur place voit la même chose que les forces de l’ordre : « 500 à 600 CRS réunis place Bellecour filtrent les entrées et sorties des jeunes lycéens sur la place. "Les casseurs ne peuvent plus en sortir", témoigne notre journaliste présent sur place ». Dans son article de synthèse de la fin de journée, le magazine cite le préfet pour qui l’opération policière visait : « ...un groupe de personnes ayant montré une certaine dangerosité » avant de détailler, pour ses lecteurs, les moyens mis en œuvre qui avaient échappés au commun des lyonnais : prélèvements d’ADN effectués par une équipe de la police technique et scientifique pour les confronter avec les prélèvements réalisés à proximité des magasins dégradés, analyse des images de vidéo-surveillance et recherches sur le portail Facebook des éventuelles « confessions » de casseurs à leurs amis.
Enfin, la Tribune de Lyon donne la parole le lendemain aux manifestants (« Manifestation Lyon : "on s’est fait voler notre mouvement" », 22 octobre) et la mise en accusation porte exclusivement sur les « émeutiers » : « Il aura fallu plus de deux heures aux manifestants pour – finalement – pouvoir se regrouper et prendre la direction de la place Guichard. Et enfin manifester "loin des casseurs" assument certains salariés syndiqués ». Cette « compassion médiatique » pour les manifestants s’exonère étonnamment de tout questionnement sur les effets d’un déploiement de force qui instrumentalise l’action des dits « casseurs » pour tenter de discréditer le mouvement social.
Une opération politique du gouvernement ? La presse locale s’est-elle seulement posée la question ? Encore quelques soubresauts de cette fâcheuse actualité qui s’entête à occuper la scène, comme la mise en cause de policiers déguisés en cégétistes dans les manifestations qui interviendra quelques jours plus tard, et on aura bien vite oublié…
Pascal Chasson et Catherine Chauvin
C’est une évidence pour de nombreux médias : la mobilisation des « jeunes » (« lycéens », « étudiants ») contre la réforme des retraites est au mieux une incongruité (comment peuvent-ils déjà s’intéresser aux retraites, eux qui ne travaillent pas ? Ne sont-ils pas manipulés ou seulement venus pour faire sauter leurs cours ? [1]) et au pire une menace latente à la procession policée des cortèges.
Dès les premières exactions commises sur du mobilier urbain, sur des bus, des voitures et des commerces de luxe, qui surviennent le jeudi 14 et surtout le vendredi 15 octobre au centre-ville de Lyon et dans certains quartiers, Le Progrès sursaute : « Lyon : les manifestations des jeunes dégénèrent » ("une" du 16 octobre) [2].
En fin d’après-midi, comme elle le fera désormais chaque soir, la préfecture du Rhône fait le bilan de la journée à destination des journalistes. Aux données factuelles (28 interpellations, dégradations de mobiliers urbains, de vitrines de magasins, de voitures en stationnement, feux de poubelles), elle ajoute ses analyses, plus alarmistes que ce que l’on peut encore lire dans les titres lyonnais [3], et qui donne le ton de la vision d’État : les « jeunes » en question ne sont pas des manifestants mais des « casseurs venus en découdre avec les forces de l’ordre ». La majorité des interpellés du jour est « défavorablement connue des services de police », « pour avoir commis des actes de délinquance caractérisés suivis de procédures judiciaires » [4]. Le recteur d’académie emboîte le pas et s’empresse de confirmer : « les débordements et les dégradations » sont « le fait d’éléments extérieurs aux établissements scolaires ». Le maire de la ville, Gérard Collomb, alors en déplacement en Asie, se fend d’un communiqué : « Il est intolérable que ces rassemblements soient prétextes à de tels débordements. Nous ne pouvons admettre que des groupes organisés profitent de ces manifestations pour porter atteinte aux biens et aux personnes ». L’inflation verbale à laquelle les autorités administratives et politiques se livrent - « casseurs », « éléments extérieurs aux lycées », « délinquants », « groupes organisés » - n’en est qu’à ses débuts. Mais elle atteste largement, pour qui en douterait, que la capitale des Gaules est en proie à l’acharnement délinquant et à une sorte de sauvagerie débridée. La presse locale emboîte le pas...
Au retour du week-end, le lundi 18 octobre, les rédactions de la presse locale, saisies par la peur de rater l’immanquable, se mobilisent.
Le magazine Lyon Capitale, l’un des premiers, qui a inauguré dès le vendredi [5] le suivi détaillé, heure par heure, de la « marge » des manifestations et du chassé-croisé entre groupes de jeunes et forces de l’ordre. Les journalistes qu’il délègue sur le terrain, malgré la tonalité parfois critique qu’ils empruntent, valident la version officielle : « Ce sont plus des casseurs que des manifestants : ils marchent vite, sans banderole ni slogan [et] s’attaquent au mobilier urbain et aux poubelles ».
Le Progrès, que sa position de vieille lanterne de la PQR interpelle au premier chef, se veut complet sur le sujet et offre à ses lecteurs un fauteuil de choix pour ne rien manquer de la « breaking news ». Ce n’est pas moins de 53 articles en quatre jours [6] qui sont consacrés aux « marges » des manifestations, et les cortèges, il est vrai bien plus ternes et routiniers à leurs yeux, font office d’arrière-fond.
Quelques manifestants que Lyon Capitale interrogera à cet égard, et qui sont désormais sommés de se positionner face aux « casseurs » [7], auront beau se plaindre - « C’est de la provoc’ mais je suis également contre tous les débordements commis par les jeunes. C’est un truc que je ne revendique pas. Cela va profiter plus au gouvernement, aux médias, plutôt qu’à tous les gens qui perdent leurs heures de travail » [8] -, ils n’ont guère de chances d’être entendu.
Lyon Mag et Mag2 Lyon, que leur lutte fratricide sépare peu sur le plan éditorial, assurent de un à trois articles par jour pour entonner en chœur le refrain : « Manifestations : violences entre Gambetta et le pont de la Guillotière » (Lyon Mag, 20 oct.) et « Lyon : la manif dégénère en émeute » (Mag2 Lyon, 18 oct.) [9].
Libé Lyon suit le mouvement, à raison de dix articles (dont sept sur la « violence ») entre le 19 et le 22 octobre, en adoptant un style factuel et distancié [10] qui ne dédaigne pas, à l’occasion, d’emprunter à la froide sténographie d’un Paris Match qui décrirait Beyrouth : « Il est 11 heures du matin. La rue de la République, artère principale du centre ville, semble avoir été ravagé par le passage de Godzilla. Les voitures sont retournées comme si elles étaient tombées du ciel. Les poubelles brûlent. Les abribus et les vitrines ont été éclatés par des jets de pierre. Un camion est couché sur son flan. Plus loin, des boutiques sont pillées. En fait de Godzilla, un millier de lycéens et de collégiens ont envahi le centre ville en fin de matinée » [11].
Et, comme le chien se mord la queue, la mobilisation médiatique locale a d’autant plus d’évidence que les journaux télévisés nationaux et régionaux, et jusqu’à la presse internationale [12], vont faire de Lyon le théâtre de l’indignation à bon marché en diffusant, et sous tous les angles, les images des événements [13]. Qui des jeunes, foulards sur le visage, lançant rageusement des pavés, qui des scènes de groupes en fuite dans les rues ou sur la place Bellecour, qui des devantures de magasins saccagés puis pillés…
Mais, c’est la loi implacable du pluralisme, chacun reprendra l’information selon son style particulier.
À Lyon Mag (et aussi au Progrès), on opte pour l’enquête téléphonique auprès des politiques du cru (dont Bruno Gollnisch, tout étonné sans doute de l’occasion et l’UNI, organisation syndicale étudiante très (peu…) représentative) [14]. À son corps défendant il est vrai, la petite famille de la droite lyonnaise se pousse du coude pour saisir la balle au bond et demander des comptes à la municipalité socialiste. Et l’information, ça n’attend pas.
Au Progrès, auquel les résultats tragi-comiques du début de saison de l’Olympique Lyonnais laisse un espace inattendu, on entonne le lamento sur les dégâts « en centre-ville » et les témoignages des commerçants, ou encore la rengaine jamais usée sur les usagers ou les quidams « pris en otage » par les blocages et qui endurent l’égoïsme social de certains [15].
À Lyon Capitale, on offre un « scoop » : la trépidante aventure de son directeur de la rédaction, Didier Maisto, auquel les événements ont redonné une fougue de jeune reporter. L’altérité étant au coin de la rue, il décide d’enquêter dans un lycée bloqué, celui de sa fille, car pour aider son lecteur à y voir clair, rien ne vaut le courage et l’humilité du retour au terrain : « J’ai parlé aux lycéens en lutte » (19 octobre), sommet de cynisme et de morgue réactionnaire qui donne une patine d’ancien temps au jeune magazine ambitieux.
À la Tribune de Lyon [16], titre discret visiblement en quête d’un angle original, on se saisit de l’occasion pour défendre la parité. On apprend ainsi dans son article « Manifestation Lyon : les filles n’ont plus peur » (22 oct.) qu’à l’égal des garçons, les filles savent aussi lancer des cailloux, indice d’une inquiétante évolution. Le témoignage de « Christiane » l’atteste : « J’ai été impressionnée par la violence des filles et ce n’est pas une question d’origine ou de milieu social. Elles n’ont plus peur de rien, même ça c’est un jeu pour elles. Les gens de mon âge trouve ça inquiétant, bien sûr, parce que ces casseuses, ces provocatrices, seront un jour mères de famille ».
La diversité éditoriale de la presse à Lyon rassure sur notre démocratie.
… aux « casseurs »…
Mais qu’en est-il justement des « violences » et qui sont ces « jeunes », « lycéens », « étudiants », « fauteurs de troubles », « émeutiers », on ne sait plus…, dont on nous parle tant ? La réponse est dans le journal.
La matière étant ici abondante et quelque peu dispersée. On se concentrera sur deux articles qui s’essayent au portrait de groupe et, en contrepoint, sur les informations que livrent les comptes-rendus des comparutions immédiates, tout particulièrement nombreuses, que les mêmes journaux ont suivis avec attention. Mais précisons d’abord, pour éviter quelques malentendus, que la « casse » a bien eu lieu à Lyon, qu’il y a bien eu des vitrines de magasins brisées et leur contenu volé ou « pillé » (comme on voudra), des abribus démolis, des voitures renversées. Qui pourrait le nier ? Et aussi, nécessairement, des gens pour commettre ces exactions. Qu’il y a bien eu aussi des jets de pierre contre les forces de l’ordre. La question en l’occurrence n’est pas de nier ou de minimiser les actes mais peut-on vraiment, quand on prétend accomplir un travail de journaliste, s’arrêter là, c’est-à-dire à la simple « factualité des faits » comme aurait dit Desproges… ? Voire à reproduire et à reprendre l’explication officielle ? Celle du préfet et du maire de la ville par exemple, pour qui il s’agit au mieux d’une violence gratuite, au pire d’une violence intentionnelle et délibérée ? Ou encore celle du Procureur de la République dont la variante subtile balaye tous les scrupules : « ils commettent des délits par jeu » [17].
Mais c’est aussi sur le sens des actes que la presse locale entend informer ses lecteurs. Là encore, à chacun sa méthode.
Le Progrès, tout à son franc-parler, évite, dès le 21 octobre, les détours inutiles [18] : « Dans la majorité des cas jusqu’à hier soir (…), il s’agissait de jeunes issus de l’immigration maghrébine âgés entre 14 et 18 ans », « certains sont connus des services de Police, d’autres pas du tout ». Mais encore : « Ce qui les caractérise, ils sont le plus souvent – mais pas exclusivement – scolarisés dans les lycées professionnels de l’agglomération : Oullins, Vaulx en Velin, Vénissieux, Bron, Lyon 4ème, Lyon 8ème, Rillieux, Saint-Priest, Villeurbanne, Décines ou Dardilly ». Leurs motivations ? « Elles sont éparses. Si la plupart aiment jouer à se faire peur et sont là pour en découdre avec la police, d’autres (comme rue Victor Hugo) avaient l’intention de se remplir les poches en dévalisant les magasins. La réforme des retraites est évoquée – mais n’est-ce pas un discours ? ».
Le lendemain, la même question est posée : « Qui sont les casseurs ? ». Mais la réponse est plus trouble. Le Progrès s’avance hardiment : « Les images des violences, à Nanterre ou à Lyon, avec des fauteurs de troubles encagoulés, véhéments, voulant en découdre avec les forces de l’ordre, ont inévitablement renvoyé aux émeutes de 2005 ». Avant de se raviser : « sauf qu’alors les affrontements se passaient la nuit au cœur des cités ». Et de laisser la parole aux autorités. Le ministre de l’intérieur veille alors à éviter les amalgames politiquement gênants : « ce qui se passe là "à ce stade" n’a rien à voir avec 2005 ». Il revient alors au Procureur de la République de trancher : « On a affaire à des jeunes de plus en plus jeunes, pas nécessairement connus de la police ou de la justice, sans conviction politique particulière et sans rapport avec le conflit sur les retraites ». Ces experts en « jeunes » s’accordent au moins tous, pour les lecteurs égarés du Progrès, sur un profil social, plutôt situé dans les catégories populaires si on a bien compris, et sur le refus – un peu finalement comme ce que martèle le ministre, on le verra – de toutes raisons sociales ou politiques qui pourraient expliquer leurs gestes. « Il suffit parfois qu’un jeune soit pris dans le feu de l’action pour passer à l’acte », conclut le représentant d’un syndicat de police au terme d’une « enquête » à base de déclarations officielles.
Lyon Capitale de son côté a décidé de « donner la parole aux acteurs ». Dans son article du 20 octobre - « Casseurs ? Guérilla urbaine ? Des paroles pour comprendre… » - , le magazine prête l’oreille à « ceux qui assument "être casseurs" » même s’ils n’auront que quelques lignes pour s’exprimer. D’abord, Ilyes : « On a jeté quelques trucs mais on a surtout suivi la foule. On ne nous écoute pas quand on agit normalement, il faut passer au niveau au-dessus. On a que ça pour se faire entendre. Apparemment, avec toutes les manifestations qui ont été faites, ça n’a rien donné et sa réforme, il ne l’a pas enlevée. On est là pour protester contre la réforme des retraites et plus généralement contre le pouvoir représenté par Sarkozy ». Puis Souleymane : « On a la haine de la police. A Rillieux, ils nous provoquent sans cesse et nous collent en garde à vue. Bien sûr, on est contre la réforme des retraites mais on en profite aussi. Pour sécher les cours mais pas seulement. Il faut qu’ils comprennent que les jeunes ont leur mot à dire. Et manifester ne sert à rien. Il faut passer à autre chose. Si on continue à casser, ils en auront marre et nous écouterons ». Mais on ne saura rien d’autre… La description semble se suffire à elle-même, comme pour donner un air de réel ou un « son », comme on dit en radio. Des relations avec la police, ou avec « Sarkozy », il n’y a rien à dire, de la forme exacerbée du ressentiment social au rejet de l’école, rien à dire non plus… Les mots, quand ils ne sont pas l’objet d’une suspicion de principe, peuvent facilement se noyer, ils n’ont ni le poids des certitudes autorisées, ni celui des images et des indignations à flux tendu.
Dans les comptes-rendus des comparutions immédiates, les noms défilent et les clichés s’accentuent de nuances [19]. Petits condensés de vies exposées dans le prétoire d’où émergent parfois les propos maladroits, les explications alambiquées ou un peu ridicules : « je ne sais pas ce qui m’a pris, ça m’a amusé », « j’ai fait comme les autres », « je n’ai jeté qu’un petit caillou ». Il est vrai que le climat est pesant puisque le Parquet fait appel des sursis pour les convertir en peines de prison ferme [20].
De fait, les catégories de lycéens (établissements de banlieues, filières « pro » ou reléguées), mais aussi de petits salariés, précaires le plus souvent, ou de chômeurs déqualifiés, qui se retrouvent là devant le juge – en compagnie de quelques étudiants militants (à propos desquels Libé Lyon s’étonnera significativement qu’ils n’aient pas eux « le profil de casseurs ») sont visiblement des cumulards en matière d’inégalités et de discriminations. Les « cibles » visées dans le centre-ville (mobilier urbain, abribus, voitures), les vols à l’arraché des vitrines de magasins, comme les confrontations avec la police, pourraient aisément le suggérer… N’est-ce pas le rôle des journalistes de le vérifier et donc d’enquêter ? Or manifestement la mission d’information que s’assigne la presse lyonnaise est ailleurs. Elle n’est pas en tous cas de prendre le risque de contrevenir sérieusement à la version officielle. Dans sa version papier, le magazine Mag2 Lyon, tout au recul que sa périodicité mensuelle autorise, lance ainsi en "une" le débat qui s’impose à ses yeux : « Jeunes, violents, en colère : vont-ils revenir ? » [21].
… à la diversion sécuritaire
Le succès des manifestations en France, et notamment celle du mardi 19 octobre (3,5 millions de personnes selon les organisations syndicales, 1,1 million selon la police), est à l’évidence un nouveau revers pour le gouvernement. Après avoir perdu la bataille des chiffres et celle de la prévision d’un « essoufflement » du mouvement, il a visiblement aussi perdu sur le terrain des idées. Le discours de fermeté, et de refus de toute négociation sur les points centraux de la réforme rappelé par le Président de la République au conseil des ministres du mercredi 20, ne passe pas, jusque dans « l’opinion » sondagière [22].
Les événements survenus à Lyon tombent à point nommé pour une inflexion de la communication gouvernementale sur le thème de la « casse », de la « guérilla urbaine » et sur le phantasme du chaos social qui lui est lié. L’efficacité politique de l’argument, idéal pour opposer les égoïstes (fonctionnaires ou « bloqueurs ») et les destructeurs (voyous, casseurs) à ceux qui ne comptent que sur eux-mêmes et savent rester à leur place, n’est plus à prouver [23].
Du coup, le ministre de l’Intérieur est dépêché à Lyon en début d’après-midi de ce mercredi 20 octobre pour orchestrer la réponse de l’État aux dérives lyonnaises et mobiliser la presse à cette fin. Celle-ci ne manquera de donner toute l’importance qu’elle revêt à cette prévenante visite. Au programme de sa visite éclair : un point presse (bien sûr…) pour une déclaration solennelle à l’hôtel de police devant les caméras de télévision (évidemment…), une réunion de travail avec les forces de l’ordre et une visite de dix minutes dans une rue du centre-ville (celle-là même filmée la veille par TF1) où des vitrines de magasins ont été détruites et leur contenu vidé… entourée de caméras et de journalistes qui transmettront scrupuleusement le message qui leur est destiné : « Je suis venu à Lyon pour rassurer les lyonnais, soutenir les forces de sécurité et confirmer aux casseurs que leurs actes ne resteront pas impunis. La police et la justice sont pleinement mobilisées. Nous ne laisserons jamais des voyous transformer des parcelles de notre territoire, où que ce soit, en champ de bataille. »
Et de fait, l’agglomération lyonnaise va faire dès lors l’objet d’un traitement répressif à la fois inédit et exemplaire [24].
Outre les moyens policiers exceptionnels qui sont déployés au centre-ville sous le contrôle du Préfet (800 policiers et gendarmes, un hélicoptère, deux camions anti-émeutes surmontés de canons à eau, le renfort du GIPN [25], c’est aussi le mode opératoire utilisé par les forces de l’ordre qui est nouveau. Le centre de la ville est entièrement bouclé quelques heures après le départ du ministre, les transports en commun (bus, trams, métros) sont paralysés [26] et la place Bellecour, comme la veille le pont de la Guillotière, est le théâtre d’une opération de « fixation » à grande échelle [27].
Si cette opération, dont le préfet Jacques Gérault reconnaîtra le soir même dans une conférence de presse qu’elle est « un peu inédite » [28], est rapidement couverte par les journalistes présents sur les lieux, et répercutée sur les sites internet des journaux locaux, son mode de traitement est loin d’atteindre l’intensité de la mobilisation des rédactions sur le thème de la « casse » et des atteintes à la sécurité publique de ces derniers jours.
Les témoignages des manifestants et leurs réactions, de stupéfaction ou de colère le plus souvent, face à ce qu’ils décrivent comme une dérive répressive contre le mouvement de contestation, pèsent de fait bien peu et donnent lieu à des interprétations équivoques.
Ainsi Le Progrès, qui fait sa « une » du mercredi 20 sur la violence des « casseurs » (« Lyon : 1300 Casseurs sèment la violence dans la Presqu’île ») se garde bien de mettre en question, malgré la tonalité critique de son article du jour, l’impressionnant dispositif policier et le bouclage « préventif » qu’il met en œuvre pour isoler les manifestants des « agitateurs » avant de donner la parole au Préfet [29]. De fait, les chiffres, très « médiatiques » donnés tous les soirs lors des points presse de la préfecture, sur le nombre des interpellations et des comparutions immédiates, n’attestent-ils pas des dangers réels plus que de l’intense productivité des forces de l’ordre ?
De même, si Libé Lyon donne la parole à quelques jeunes manifestants enfermés place Bellecour [30] et décrit le déroulement de quatre heures de « retenues » [31], c’est sans mettre en question l’argument officiel selon lequel l’opération a permis d’éviter les « violences » de la veille.
Lyon Capitale, plus que les jours précédents, adopte une posture engagée car, miracle, sa journaliste sur place voit la même chose que les forces de l’ordre : « 500 à 600 CRS réunis place Bellecour filtrent les entrées et sorties des jeunes lycéens sur la place. "Les casseurs ne peuvent plus en sortir", témoigne notre journaliste présent sur place ». Dans son article de synthèse de la fin de journée, le magazine cite le préfet pour qui l’opération policière visait : « ...un groupe de personnes ayant montré une certaine dangerosité » avant de détailler, pour ses lecteurs, les moyens mis en œuvre qui avaient échappés au commun des lyonnais : prélèvements d’ADN effectués par une équipe de la police technique et scientifique pour les confronter avec les prélèvements réalisés à proximité des magasins dégradés, analyse des images de vidéo-surveillance et recherches sur le portail Facebook des éventuelles « confessions » de casseurs à leurs amis.
Enfin, la Tribune de Lyon donne la parole le lendemain aux manifestants (« Manifestation Lyon : "on s’est fait voler notre mouvement" », 22 octobre) et la mise en accusation porte exclusivement sur les « émeutiers » : « Il aura fallu plus de deux heures aux manifestants pour – finalement – pouvoir se regrouper et prendre la direction de la place Guichard. Et enfin manifester "loin des casseurs" assument certains salariés syndiqués ». Cette « compassion médiatique » pour les manifestants s’exonère étonnamment de tout questionnement sur les effets d’un déploiement de force qui instrumentalise l’action des dits « casseurs » pour tenter de discréditer le mouvement social.
Une opération politique du gouvernement ? La presse locale s’est-elle seulement posée la question ? Encore quelques soubresauts de cette fâcheuse actualité qui s’entête à occuper la scène, comme la mise en cause de policiers déguisés en cégétistes dans les manifestations qui interviendra quelques jours plus tard, et on aura bien vite oublié…
Pascal Chasson et Catherine Chauvin
Notes
[1] Parmi d’autres, l’« analyse » d’un journaliste agacé qui exhorte sa corporation à résister au prêt à penser : « Enfin sérieusement, ils se mobilisent pas pour les retraites. Ils en ont rien à foutre des retraites. Dieu merci, tu as raison de le dire, si à 20 ans tu t’intéresses à ce que tu vas faire à 55 ou à 60 ans, tu te tires une balle dans la tête. La deuxième chose, ils sèchent les cours. Enfin quand même. Tu sèches les cours, c’est quand même ça le premier plaisir. T’as pas envie d’aller en classe. Tant qu’il fait beau, tu ne vas pas en classe. C’est une crise d’adolescence, on l’a tous passé, c’est un rite d’adolescence. Il faut aller manifester parce que tu deviens adulte. Tu sautes une fille et tu manifestes. Tu fais les deux. Ils en sont là » (Robert Ménard dans « On refait le monde », RTL, 14 oct. 2010).[2] Le Progrès, quotidien le plus ancien et le plus vendu de la région, appartient au groupe L’Est Républicain, rebaptisé EBRA (Est Bourgogne Rhône-Alpes) depuis son rachat en février 2006 à Serge Dassault. Il édite également le quotidien gratuit Lyon Plus.
[3] Où le terme de « casseurs » est encore rare.
[4] Cité par LibéLyon, édition lyonnaise de Libération sur le net, le 16 octobre.
[5] Le jour même où son directeur affiche son soutien à la réforme : « Retraites : sortir (vraiment) de la démagogie », 15 octobre. Ce magazine lyonnais mensuel créé en 1994 est la propriété de Christian Latouche, PDG du groupe Fiducial. Les articles mentionnés proviennent de son site internet.
[6] Du 19 au 22 octobre. Un article étant ici un texte, court ou long, autonome et avec un titre spécifique.
[7] À titre d’illustration, la vidéo diffusée sur Rebellyon (site alternatif devenu incontournable pour le suivi des mouvements de contestation).
[8] « Nicolas, un salarié en grève de Renault Trucks », cité par Lyon Capitale dans l’article « Casseurs ? Guérilla urbaine ? Des paroles pour comprendre », 20 octobre.
[9] Les deux titres sont issus du magazine Lyon Mag, aujourd’hui disparu, qui poursuit son activité sur le net. Mag2 Lyon a été créé au départ d’une partie de la rédaction à la suite de la reprise de Lyon Mag par l’industriel Christian Latouche. Sur ce point, lire ici même l’article d’Amir Si Larbi « Concentration dans la presse lyonnaise ».
[10] « Les lycéens "collés" pendant quatre heures place Bellecour », 22 octobre.
[11] « La manif qui danse, et celle qui casse… », 19 oct.
[12] Le New York Times notamment en fait sa "une" le 20 octobre, des articles avec photos le plus souvent apparaissent dans USA Today, CBS news, Le soir, El Watan, The Economist…
[13] Les sites des journaux lyonnais ne sont pas en reste qui mettent en ligne nombre de vidéos et des synthèses « tout image » à chaque fin de journée.
[14] « Violences urbaines à Lyon : les élus et syndicats réagissent », 21 oct.
[15] Voir l’édition du 19 octobre.
[16] Hebdomadaire créé en septembre 2005 par l’homme d’affaires Fernand Galula et repris en octobre 2006 par ses journalistes, une société de lecteurs et quelques chefs d’entreprise lyonnais.
[17] Cité par Sandrine Boucher sur Slate.fr.
[18] Sous le titre : « Le profil mouvant des fauteurs de troubles ».
[19] Voir par exemple les comptes-rendus dans Libé Lyon des 19 et 24 octobre.
[20] Libé Lyon relaye les réactions du Syndicat de la magistrature : « On est dans une forme de justice d’exception », 27 oct.
[21] N° 18, novembre 2010.
[22] La plupart des journaux parisiens publient alors les résultats d’un sondage du CSA où « 71% des Français soutiennent ou ont sympathie pour le mouvement de grève et de manifestation qui aura lieu le 19 octobre ». Eu égard à la nécessaire critique de la technique des sondages, auquel on renvoie le lecteur, il n’est guère contestable qu’ils sont l’objet dans ce moment d’une attention scrupuleuse de la part des journalistes et de la classe politique.
[23] Le Progrès propose sur son site un sondage quotidien et la question qu’il soumet à ses lecteurs le 20 octobre a le mérite de la clarté : « Les casseurs nuisent-ils au mouvement social ? ». Le nombre des réponses (8307) est de loin plus important du mois et 87 % des sondés répondent par l’affirmative (réponse de principe ou liée aux circonstances, on ne sait pas ?). Ce plébiscite n’empêche que trois jours plus tard à la question « Soutenez-vous toujours les actions du mouvement social ? », c’est encore 53 % des lecteurs qui répondent positivement (malgré le « toujours »).
[24] L’opinion lyonnaise y étant déjà en partie préparée.
[25] Le Groupe d’Intervention de la Police Nationale est spécialisé dans la gestion des situations extrêmes, prises d’otages, actions terroristes, guérilla.
[26] Depuis plusieurs jours, un arrêté préfectoral les empêchent de circuler dans le centre, ce qui incommode et surtout effraye une partie des habitants qui peuvent y voir la conséquence d’une situation exceptionnelle d’insécurité.
[27] Le jeudi 21 octobre, plusieurs centaines de personnes sont « emprisonnées » sur la place Bellecour par les forces de l’ordre pendant six heures. La veille, les CRS bloquent des deux côtés un groupe de personnes, dont certaines étaient soupçonnées d’exactions, qui venait de s’engager sur le pont de la Guillotière. Dans les deux cas, la sortie s’effectuera au compte-goutte et après fouille, contrôle d’identité, photographie et prélèvement des empreintes ADN.
[28] Cité dans « 621 personnes contrôlées jeudi », Lyon Capitale, 22 oct.
[29] « "Peut-être que des manifestants ont été bloqués, mais il ne fallait pas que des agitateurs se mêlent au cortège", déclare le préfet ».
[30] « C’est une nouvelle forme de garde à vue et en plein air », lycéen cité par Libé Lyon dans « Les lycéens "collés" quatre heures place Bellecour par les CRS », 22 oct.
[31] Au sens propre et au sens figuré, si l’on en croit le titre de l’article déjà cité du 22 octobre : « Les lycéens "collés" quatre heures sur la place Bellecour par les CRS ».
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