Les Britanniques n’avaient pas vu une telle mobilisation étudiante depuis bien longtemps. Depuis deux semaines, la contestation dans les universités prend de l’ampleur outre-Manche. Motif de la colère : la possibilité d’un doublement, voire d’un triplement des frais de scolarité dans les universités publiques. Une mesure-choc, qui va de pair avec les coupes drastiques du budget des université annoncées dans le cadre du vaste plan d’austérité de 81 milliards de livres (95 milliars d’euros) d’ici à 2015 rendu public en octobre par la coalition libérale-conservatrice au pouvoir depuis six mois, et dont l’objectif est de juguler l’immense déficit public – 10%, le plus élevé en Europe, après l’Irlande (même si le Royaume-Uni n’est pas dans l’euro).
Face à ces mesures radicales (aides au logement et aux familles entaillées, report de suppression de 500.000 postes dans la fonction publique, ministères forcés de rogner 19% de leurs dépenses...), les grands syndicats de salariés commencent tout juste à réagir. Les étudiants, eux, ont pris le devant. Et inquiètent l’establishment depuis que, le 9 novembre, une manifestation contre la hausse des frais de scolarité (« tuition fees ») a dégénéré, plusieurs manifestants envahissant la tour Millbank, siège londonien du parti conservateur du premier ministre David Cameron.
Mercredi 24 novembre, pour la deuxième journée d’action, plusieurs « dizaines de milliers » de jeunes selon le quotidien de centre-gauche The Guardian ont manifesté un peu partout dans le pays, à Manchester, Liverpool, Sheffield, Cambridge, Leeds, Brighton, etc. D’autres ont organisé des sit-in, occupé des amphithéâtres ou des bâtiments universitaires. Sur son site web, le Daily Telegraph dresse la liste (non exhaustive) des actions dans les plus grandes villes... « Le mouvement a été si disparate qu’il est difficile de mesurer le nombre exact de participants », explique The Guardian.
Mercredi soir, la télévision a diffusé en boucle les images d’un camion de police pris à partie en pleine manifestation londonienne, et 41 étudiants ont été arrêtés. Ces scènes effraient les tabloïds et la presse conservatrice, prompte à assimiler les étudiants à des « émeutiers », dénonçant la « violence » du mouvement, qui reste pourtant marginale.
La police mise en cause
Le mouvement semble parti pour durer. Vendredi, les occupations se poursuivaient dans au moins neuf universités, chroniquées en temps réel sur le site internet du Guardian (et sur des sites militants comme Anticuts). Les blogs fleurissent, appelant à l’action dans telle ou telle université (l’University College de Londres, les étudiants de Cambridge...). Vendredi, la permanence londonienne d’un député libéral qui s’était dit, lors de la campagne électorale (comme son parti d’ailleurs), opposé à toute hausse des frais de scolarité avant les élections de juin, a été occupée. A Oxford, les étudiants ont prévu une nouvelle « grosse manifestation » samedi. Une nouvelle journée, la troisième en trois semaines, est prévue mardi 30 novembre dans tout le pays, à l’appel d’organisations comme le NCAFC (National Campaign Against Fees and Cuts), qui entend peser à la fois contre la hausse des frais de scolarité et les mesures d’austérité. Sur la page Facebook de l’événement, 19.000 participants sont déjà annoncés. « Il faut craindre mardi des affrontements violents dans les villes de notre pays », s’inquiète The Independent. Une autre journée pourrait être programmée en décembre, quand la loi sur les frais de scolarité sera examinée au Parlement.
La police elle-même se prépare à un affrontement de longue haleine. Sous pression pour sa gestion calamiteuse de l’occupation du QG des Tories le 9 novembre, le chef de la police londonienne, Sir Paul Stephenson a admis avoir sous-estimé l’ampleur de la manifestation ce jour-là : seuls 250 policiers, vite dépassés par environ 50.000 manifestants (source : National Union of Students), avaient été mobilisés. Dramatisant son propos, le policier le plus puissant du pays explique désormais que « les temps ont changé (...) Pendant la période qui s’achève nous n’avions pas vu de débordements violents, mais désormais la probabilité est que nous allons faire face à des troubles plus importants dans nos rues ».
Un discours martial, destiné à légitimer le recours à des moyens plus violents d’endiguement de la contestation. Vendredi, une vidéo capturée mercredi lors de la manifestation circulant sur YouTube a fait la « une » des sites d’information : on y voit la police montée charger des manifestants à Whitehall, le quartier des ministères. La Metropolitan Police de Londres est contestée pour avoir encerclé pendant six heures plusieurs milliers de manifestants, dont des enfants de 12 ans, dans le froid glacial : une technique, surnommée le « kettling » (littéralement « la stratégie de la bouilloire »), qui consiste à décourager les manifestants en les empêchant de manger, d’aller aux toilettes, etc. Cette stratégie a fait florès en France lors des mouvements lycéens anti-réforme des retraites, notamment place Bellecour, à Lyon, le 21 octobre. Encerclée dans la manifestation londonienne, l’éditorialiste du New Statesman Laurie Penny dénonce sur son blog la « violence de la police contre des enfants ». « Malgré ce que disent la plupart des médias, cette foule, ce n’était pas une populace menée par un gang de fauteurs de troubles déterminés à tout péter. » (...) Enfants de la « pire récession que nous ayons jamais vue de mémoire humaine », ils sont « en rage » : « Ils ne croient plus aux promesses d’emplois, d’éducation, de vie remplies et de tranquillité. Ils comprennent que maintenant, ces choses-là sont réservées aux plus riches. »
Risque de décourager les étudiants pauvres
Il faut dire qu’au prétexte de la « justice » (« fairness »), leitmotiv de la coalition au pouvoir, les mesures radicales qui vont toucher l’université risquent d’accroître le fossé entre les universités les mieux dotées et les autres, mais aussi entre les étudiants selon leur origine sociale. Se fondant en partie sur un rapport de l’ancien patron de la firme pétrolière BP, Lord Browne, le gouvernement entend tripler le plafond des frais universitaires en Angleterre, au pays de Galles et en Irlande du Nord : fixé à 3290 livres (3800 euros), il pourrait passer à 9.000 livres (10.600 euros, dans des cas « exceptionnels »), ce qui ferait des facultés britanniques « les plus chères du monde », explique The Guardian. Il souhaite également supprimer l’EMA (Education Maintenance Allowance), une prime hebdomadaire de 35 euros versée aux 16-18 ans des familles les moins aisées pour payer leurs trajets et leurs livres scolaires.
Avec ces projets, l’essentiel du financement des universités reposerait désormais sur les étudiants. Car le plan d’austérité prévoit un siphonnage quasi complet des financements publics : – 80% et la réduction d’un quart des crédits de recherche selon Universities UK, l’instance qui regroupe les universités britanniques. Un vrai changement d’ère, qui fait craindre une privatisation des universités, en proie à des réductions budgétaires depuis plusieurs années et à une fuite des cerveaux inquiétante. Le New York Times raconte ainsi comment Adrien Owen, célèbre neurologue de la prestigieuse université de Cambridge, a annoncé le déménagement de son équipe de recherche au Canada ; comment le King’s College de Londres va désormais financer son département de paléographie, le seul de tout le Royaume-Uni, exclusivement sur fonds privés...
Face à l’ampleur dramatique des coupes budgétaires, plusieurs pontes de l’université en viennent à défendre la hausse des frais d’inscription, alors même que la mesure risque d’accroître les inégalités entre étudiants. Selon une enquête de l’institut Ipsos Mori auprès de 2700 étudiants, la hausse des frais d’entrée pourrait décourager près de la moitié des jeunes des milieux les plus pauvres. D’autant que les étudiants tirent déjà la langue pour payer leurs études : 78% ont un travail l’année de leur examen final, selon le Higher Education Careers Services Unit (Hecsu).
Face à la contestation qui monte, la gauche syndicale et politique marque un soutien distant. Vendredi, le nouveau leader du parti travailliste, Ed Miliband, surnommé Ed le Rouge, a dit avoir été « tenté » mercredi de rejoindre les cortèges, mais qu’il avait « quelque chose d’autre » de prévu, laissant le doute planer sur une éventuelle participation à de futurs mouvements. Il faut dire que le Labour n’est pas très à l’aise avec le sujet : dans un pays où l’université était gratuite, c’est le gouvernement de Tony Blair qui a introduit les frais d’inscription modulés en fonction des revenus en 1997, puis augmenté leur plafond en 2006. Les leaders du parti se déchirent quant à la solution à opposer à la hausse des frais d’entrée à l’université. Quant aux syndicats, ils tonnent volontiers dans la presse, mais regardent encore le mouvement de loin. Dans un pays peu prompt à descendre dans la rue depuis l’ère Thatcher, ils n’ont prévu pour l’heure qu’une grande manifestation contre l’austérité : le 26 mars 2011.
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